HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre I

II :

Résistance de l’Assemblée

La minorité

Barricade du faubourg Saint-Antoine ; proscription de quatre-vingt-trois représentants du peuple.

§ 5

Aux derniers coups portés par les décembriseurs à l’Assemblée nationale, on peut juger de la crainte que leur inspire encore l’idée républicaine, même au milieu de leurs triomphes. Ils ont poursuivi avec rage tous les représentants de la Montagne, que ceux-ci eussent ou non pris part à la résistance. On fit ces recherches à Paris avec une impudence rare ; on y employa les voitures cellulaires, comme si l’on ne doutait pas que les Montagnards n’eussent respectueusement attendu les janissaires, et que l’on n’en pût prendre une douzaine à la fois. On se présenta ainsi chez notre honorable et courageux collègue M. Aubry (du Nord) qui échappa heureusement comme les autres.

Ce n’est pas là de la force, c’est du cynisme l’histoire de tous les temps ne nous enseigne-t-elle pas que la force peut ce qu’elle veut contre un peuple abattu ? Tous les égards accordés aux vaincus témoignent de la courtoisie du vainqueur. Mais les décembriseurs se sont montrés plus indignes encore de la victoire par la manière dont ils en ont usé, que par la façon dont ils l’ont gagnée. Jamais on ne fut plus cruel ni plus grossier tout à la fois. La cruauté, ils l’ont eue envers le peuple ; la grossièreté envers les représentants. — Notre collègue de la Montagne, le citoyen Viguier, ancien ouvrier armurier, vieux soldat très-fier d’avoir été de la garde impériale et très-dévoué républicain, est âgé de 72 ans. Les conspirateurs n’avaient pas cru devoir le faire arrêter. Mais il y avait au parquet de Bourges un sieur Corbin, procureur général, qui ne lui pardonnait pas d’avoir eu aux élections du Cher 32,000 voix contre lui 500. M. Corbin, en véritable ami de l’ordre, profite du désordre général pour faire appréhender, le 20 décembre, son rival électoral, en vertu d’une commission rogatoire. On voulut d’abord faire faire à ce vieillard la route de Paris à Bourges à pied, de brigade en brigade, et ce ne fut pas sans peine qu’il obtint d’accomplir ce voyage en voiture, à ses frais. Mais, par compensation de la fatigue qu’on daignait lui épargner, on le chargea de payer les places de deux agents de police commis à sa garde. Arrivé à Bourges, ce fut en prison qu’on le logea. Quelle accusation M. Corbin avait-il imaginée ? Elle était banale : société secrète. Avec ce mot, tous les Corbins de province ont fait autant d’arrestations que M. Maupas en faisait à Paris avec son complot contre la sûreté de l’état. M. Viguier n’eut pas de peine à confondre son dénonciateur, misérable ivrogne que le parquet de Bourges poussait par la peur à révéler ce qui n’existait pas. Le Montagnard fut néanmoins retenu captif. Un jour, comme il avait quelque affaire domestique à régler, on lui donne une heure et deux gendarmes pour aller chez lui. Les hommes que nous verrons, en poursuivant cette histoire, déporter des enfants et fusiller des femmes, ne devaient pas avoir plus d’égards pour un représentant du peuple âgé de 72 ans ; les gendarmes de M. Corbin mirent aux poignets de son ancien concurrent une énorme chaîne, qu’ils serrèrent d’importance. « Vous pouvez, lui dirent-ils, cacher vos mains sous votre paletot — Cette chaîne ne déshonore que toi et tes maîtres, répondit le vieux et ferme républicain, je ne la cacherai pas. » Ils sortirent. Partout, sur son passage, M. Viguier rencontra d’expressives sympathies. Tous les yeux s’arrêtaient sur cette chaîne dont on chargeait un vieillard qui s’en allait la tête haute. Personne n’ignorait que son crime était dans la haine du procureur général des parjures. L’émotion devint telle en peu d’instants, que les gendarmes prirent peur. Quand ils durent ramener leur prisonnier, ils supplièrent la famille de l’accompagner, et cette fois ce fut par des rues détournées, sans chaîne, entouré des siens, au milieu desquels les gendarmes paraissaient se cacher, que M. Viguier fut réintégré à la geôle. Quelques jours après, on l’envoyait en exil. Les rancunes de M. Corbin étaient satisfaites. Cet honnête magistrat remplit ses réquisitoires d’injures triviales contre les socialistes, les brigands, les anarchistes. Ceux-ci s’honorent de la haine d’un homme qui ne respecte pas plus la vieillesse que la vérité et la justice, dont il est l’indigne organe.

A quels excès ne se sont pas portés les sauveurs de la société, afin de s’emparer des membres de la Montagne ! Croirait-on que, pour s’emparer de M. Carnot, ils ont poussé l’oubli de tout respect d’eux-mêmes et du pouvoir jusqu’à s’introduire chez lui à l’aide de fausses clefs ? M. Carnot ne dormait plus chez lui depuis le 2 décembre. Dans la nuit du 5 au 6, vers deux heures, son beau-frère, qu’il avait prié de venir protéger sa femme et ses enfants, fut stupéfait de voir tout à coup plusieurs hommes auprès de son lit. Il n’avait entendu ni une sonnette, ni le moindre bruit. Les suppôts de l’Elysée étaient entrés comme les voleurs, avec des rossignols. Ils pénétrèrent effrontément dans la chambre de madame Carnot, qui était au lit ; ils fouillèrent son cabinet de toilette, et jusqu’à la chambre des enfants. — MM. Kestner et Chauffour, pris à leurs domiciles le 7 décembre, quand on croyait tout fini, sont menés à la Conciergerie, au milieu de la razzia générale du jour. On voulut bien cependant admettre une distinction pour les deux représentants du peuple, et leur donner de quoi se coucher. Que fit-on ? On les plaça dans une chambre à quatre lits, où ils se trouvèrent em compagnie d’un misérable condamné pour viol, et d’un faussaire gardé là depuis quinze ans, parce qu’il remplit l’office de mouchard des prisonniers !

Par compensation, les loyaux conjurés n’ont pas touché à un seul légitimiste, et quand vinrent les proscriptions, ils n’ont banni, avec les généraux Bedeau, Lamoricière, Leflô et Changarnier, particulièrement redoutables aux traîtres, que sept des principaux orléanistes : MM. Duvergier-Hauranne, Creton, Baze, Thiers, Chambolle, Rémusat et Jules Lasteyrie.

L’acte de bannissement de ces messieurs, signé Bonaparte et Morny, porte : « Sont momentanément éloignés du territoire français et de celui de l’Algérie, pour cause de sûreté générale, etc, etc… Ils ne pourront rentrer en France qu’en vertu d’une autorisation spéciale du président de la république. »

Tous ces amis de l’ordre chassés de leur pays pour cause de sûreté publique! Le mot est curieux à noter. Les voilà traités comme ils nous traitaient ! Mais ceux-là que les deux bons frères Flahaut et Verhuel honorent de leur peur ne sont qu’éloignés. Pour les Montagnards, au contraire, eux que l’on flattait en livrant la bataille, soixante-six obtiennent l’honneur, après la victoire, d’être expulsés en ces termes :

 

« Art. 1er. Sont expulsés du territoire français, de celui de l’Algérie et de celui des colonies, pour cause de sûreté générale, les anciens représentants à l’Assemblée dont les noms suivent :

Edmond Valentin, Paul Racouchot, Agricol Perdiguier, Eugène Cholat, Louis Latrade, Michel Renaud, Joseph Benoît (du Rhône), Joseph Burgard, Jean Colfavru, Joseph Faure (du Rhône), Pierre-Charles Gambon, Charles Lagrange, Martin Nadaud, Barthélémy Terrier, Victor Hugo, Cassal, Signard, Viguier, Charrassin, Bandsept, Savoye, Joly, Combier, Boysset, Duché, Ennery Guilgot, Hochstuhl, Michot, Boutet, Baune, Bertholon, Schoelcher, de Flotte, Joigneaux, Laboulaye, Bruys, Esquiros, Madier-Montjau, Noël Parfait, Emile Péan, Pelletier, Raspail, Théodore Bac, Bancel, Belin (Drôme), Besse, Bourzat, Brives, Chavoix, Dulac, Dupont (de Bussac), Gaston Dussoubs, Guiter, Lafon, Lamarque, Pierre Lefranc, Jules Leroux, Francisque Maigne, Malardier, Mathieu (de la Drôme), Millotte, Roselli-Mollet, Charras, Saint-Ferréol, Sommier, Testelin (Nord).

Art. 2. Dans le cas où, contrairement au présent décret, l’un des individus désignés en l’art. 1er rentrerait sur les territoires qui lui sont interdits, il pourra être déporté par mesure de sûreté générale.

Fait au palais des Tuileries, le conseil des ministres entendu, le 9 janvier 1852.

 

Signé : LOUIS-NAPOLÉON.

 

Le ministre de l’intérieur,

•                   Signé: De Morny. »

 

L’un des individus ! etc…, quel style ! quelles mœurs ! Ces drôles-là se donnent des plaisirs de roi et ne savent pas même vous exiler poliment. N’avions-nous pas raison de dire que monseigneur le prince Louis-Napoléon Bonaparte et M. le comte de Morny sont des individus de fort mauvaise compagnie ?

Afin de faire ressortir une fois de plus la loyauté de ces deux gentilshommes, qui déclaraient faire leur coup pour MAINTENIR LA REPUBLIQUE (nous ne saurions trop répéter à leur honte que c’est là ce qu’ils ont dit, affirmé, signé), il faut noter que plusieurs des membres inscrits sur cette liste n’ont été frappés d’ostracisme qu’à titre de républicains. Le hasard a voulu qu’ils n’aient pu prendre aucune part directe ni indirecte à la résistance ; on n’a pas même ce prétexte contre eux. Nous citerons particulièrement nos honorables collègues MM. Chavoix et Gaston Dessoubs : le premier, malade à quatre-vingt-dix lieues de Paris ; le second, retenu dans son lit presque sans connaissance !

Six autres républicains, MM. Edgard Quinet, Victor Chauffour, le général Laidet, Pascal Duprat, Versigny et Antony Thouret, les deux premiers appartenant à la Montagne, sont portés sur la liste des éloignés. Ils ne peuvent imaginer eux-mêmes ce qui leur a valu cette exception ; ils sont tout à fait dignes d’être expulsés.

Cinq membres de la Montagne, les citoyens Miot, Mathé, Greppo, Marc-Dufraisse et Richardet, avaient été plus impitoyablement traités encore. Ils étaient destinés à la transportation à Cayenne ; l’un d’eux, le citoyen Miot, a subi cette torture ; il est déjà en Algérie avec des milliers de républicains qu’accompagnent nos plus affectueuses sympathies. Le second, le citoyen Mathé, s’était heureusement soustrait à la vengeance napoléonienne ; mais les trois autres ont été depuis simplement expulsés. On assure que cette grâce, l’expression est au moins bizarre, a été obtenue par une femme célèbre. Nous ne savons. Mais nous affirmons qu’aucune espèce de démarche n’a pu être faite en leur nom, de leur aveu, à leur connaissance, pour obtenir cette modification aux rancunes et aux fureurs de l’ex-président.

En somme, quatre-vingt-huit représentants du peuple ont eu l’honneur d’être expulsés, transportés ou éloignés ; un autre a été tué. Il doit nous être permis de dire que l’Assemblée nationale a bien payé, au dernier jour, sa dette à la Constitution.

Inutile de déclarer qu’aucun des rouges ne reconnaît à M. Bonaparte le droit de les bannir de France. Nous cédons à la force brutale. Nous ne rentrons pas dans notre pays, parce que des sbires nous arrêteraient ; nous nous courbons sous la puissance d’un fait matériel, rien de plus. Noua sommes dans la situation de voyageurs qui, n’étant pas en nombre, renonceraient à traverser une forêt infestée de brigands ; ils ne passent pas, mais ils ne reconnaissent pas pour cela que la forêt appartienne aux brigands.

L’Assemblée nationale française a été dissoute de fait le 2 décembre, comme l’Assemblée constituante l’avait été le 15 mai : elle existe toujours de droit tant que l’usurpation des conjurés de Décembre durera. Il n’est pas donné à la force brutale de détruire le droit. La France est aux mains de factieux ; tout ce qu’ils font et feront est nul de soi, radicalement nul. Les représentants du peuple, dispersés par la violence, ont emporté le droit avec eux. Aujourd’hui en France, c’est un crime qui gouverne, et il n’y a pas de prescription pour de pareils forfaits.