HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre XI : CE QUE SONT LES CONSPIRATEURS DU 2 DÉCEMBRE

 

§ 1.

 

Et d’abord M. Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, puisqu’il est le chef apparent de la conjuration.

 

Nous ne voulons pas discuter ici pourquoi le peuple aime Napoléon, qui fut le plus implacable, le plus hypocrite et le plus égoïste des tyrans ; qui tua la première république ; l’empereur Napoléon, dont le règne ne fut qu’une monstrueuse oppression, et dont toutes les victoires, en définitive, se terminèrent par une double invasion de la France ! Le peuple, cette fois, est loin d’être seul coupable de son erreur. Le traître peureux du 18 brumaire avait justement perdu sa popularité lorsqu’il tomba. Ce sont les libéraux, et Béranger, notre admirable poète national en tête, qui l’ont relevé de l’abîme, en faisant de son nom un instrument de combat contre la Restauration. M. Thiers les a continués depuis, en célébrant, dans le Consulat et l’Empire, l’abaissement de l’idée républicaine. A force de prodiguer des éloges menteurs à l’empereur et à l’empire, ils ont tous égaré l’opinion publique, perverti le jugement des masses sur les actes d’un despote méprisable, et n’ont que trop contribué à entourer son souvenir du fatal prestige qu’il exerce malheureusement encore parmi le peuple des villes et surtout des campagnes.

 

Louis-Philippe savait bien ce qu’il faisait en envoyant chercher les cendres du conspirateur du 18 brumaire pour le mettre dans un mausolée aux Invalides. Il flattait une mauvaise passion du peuple, comme on flatte les mauvais penchants d’un maître. En glorifiant le meurtrier des cent cinquante-deux représentants envoyés à Cayenne, l’assassin de la Révolution et de toutes les libertés, Louis-Philippe savait bien qu’il abaissait les masses éprises d’amour pour leur bourreau.

 

Ce déplorable prestige d’un nom a fait toute l’incroyable fortune de M. Bonaparte. Eh bien ! ce nom ne lui appartient réellement pas. M. Louis-Napoléon Bonaparte n’est pas « le neveu de l’empereur », comme l’appelle toujours M. Persigny. Il est bon que les faubourgs et les villages le sachent bien, et il ne faut pas moins que la grave considération politique que nous attachons à les tirer d’erreur pour nous obliger à le dire ; ces choses-là ne sont pas de notre goût. Nous le répétons, M. Louis-Napoléon Bonaparte n’a pas une goutte du sang des Napoléon dans les veines. Il est le fils de l’amiral hollandais Verhuel. Le roi de Hollande Louis Bonaparte le savait, et ne voulait pas reconnaître l’intrus. Il ne recula que devant le scandale d’une déclaration publique. Cette naissance adultère n’était un secret pour personne en Hollande. Elle fut célébrée par les sarcasmes de la poésie populaire. Un vieillard qui se trouve en ce moment à Bruxelles se rappelle une chanson qui courut alors à Amsterdam. Nous en avons retenu le refrain :

Le roi de Hollande

 

Fait la contrebande

 

Et sa femme

 

Fait des faux Louis.[1]

 

 

Quoi qu’il en soit, le surnom qu’il porte a donné à M. Charles Verhuel une étrange maladie cérébrale : il est possédé de ce qu’on pourrait appeler la manie impériale. Il a rêvé d’être empereur des Français, et il poursuit cette idée depuis quinze ans avec l’assistance de M. Persigny, qui, plus intelligent et plus énergique, compte sur le poste de maire du palais. Le premier accès de son mal eut lieu à Strasbourg en 1836. Il se présenta à la caserne de cette ville ridiculement accoutré en petit caporal, et chercha vainement à soulever la garnison avec l’aide de colonel Vaudrey, qu’il avait fait séduire par madame***[2]. Le général d’artillerie Radoult-La Fosse a raconté dix fois à M. Dubruel, dont nous avons déjà parlé, que M. Bonaparte s’était conduit dans cette affaire avec une insigne lâcheté. Le coup manqué, quelques officiers compromis s’étaient rassemblés dans la cour de la caserne dont ils avaient fermé les portes. Ils s’attendaient à être bientôt forcés, et se mirent en défense, décidés à vendre chèrement leur vie. M. Bonaparte, au lieu de se joindre à eux, de se placer au premier rang, alla se cacher au fond de la cour, derrière quelques chevaux qui s’y trouvaient. On sait comme il fut pris avec ses compagnons.

Louis-Philippe, quoique membre des Jacobins dans sa jeunesse, était entiché d’idées princières. Il ne voulut pas mettre un prince en jugement. Il l’envoya en Amérique, sur sa parole d’honneur de ne plus recommencer. Puis, chose qui montre jusqu’à quel point le sens de la justice était oblitéré chez le vieux roi des Français, pendant qu’il amnistiait ainsi le principal coupable, il faisait traduire ses complices devant le jury ! Le jury, indigné, les acquitta tous.

 

Pendant le procès on lut une lettre du « neveu de l’empereur », où il se déclarait vivement touché de la générosité du roi qui avait ordonné, dans sa clémence, de le conduire en Amérique. Il exprimait ensuite l’espoir qu’on épargnerait ses camarades en disant humblement : « Certes, nous sommes tous coupables envers le gouvernement d’avoir pris les armes contre lui, mais le plus coupable, c’est moi, etc. »

 

Malgré cette lettre, malgré sa parole d’honneur qui, assure-t-on, était engagée, M. Louis-Napoléon revint en Europe, et s’établit en Suisse, d’où il recommença ses intrigues. La Suisse, à laquelle il impose aujourd’hui le renvoi de tous les réfugiés français, faillit, pour le défendre, avoir la guerre avec la France, qui demandait son expulsion. On se rappelle que M. Thiers, alors ministre des affaires étrangères, menaçait de soumettre la Suisse « à un blocus hermétique ». Le conspirateur se retira volontairement en Angleterre, cette grande et généreuse terre d’asile de l’Europe. Là il prépara, toujours à prix d’or, une nouvelle équipée impériale, et, le 6 août 1840, il débarqua à Boulogne, avec des cris de : « Vive Napoléon ! vive l’empereur ! » Il apportait, trait de génie ! un aigle d’or au bout d’un bâton et un aigle vivant dans une cage ! plus 500,000 francs à distribuer à qui voudrait répéter son cri de « vive l’empereur ! » L’oncle avait un régiment de la vieille garde en revenant de l’île d’Elbe ; le neveu imaginaire y faisait moins de façons, il revenait de Londres à la tête d’une trentaine de laquais déguisés en militaires et de quelques jeunes fous. Si l’on ne savait la toute-puissance de l’idée fixe sur les monomanes, on jugerait que c’est bien de mépris pour la France que de prétendre s’en emparer avec trente laquais gorgés de vin[3]. Toujours persuadé qu’il n’y avait qu’à se montrer aux soldats sous le nom et le costume de l’empereur, l’homme de Strasbourg, affublé encore du chapeau historique, courut à la caserne pour entraîner la troupe. Un capitaine, M. Col-Puygellier, veut l’arrêter. M. Louis-Napoléon croit que le moment est venu de faire un acte d’éclat ; il s’arme traîtreusement d’un pistolet, et le décharge sur l’officier. Le coup était tiré à bout portant ; mais celui qui venait chercher la couronne de France tremblait ![4] La balle dévia

 

et, au lieu d’atteindre le capitaine, alla malheureusement fracasser la mâchoire d’un grenadier. M. Bonaparte, éperdu, prit la fuite, avec une partie de ses gens, vers le bateau à vapeur qui les avait amenés, et l’empereur futur était à la nage, lorsqu’il fut repêché par les canots de la douane[5].

 

Traduit, celle fois, devant la cour des pairs, ce pitoyable prétendant fut condamné à un emprisonnement perpétuel. Il eut été plus rationnel de le mettre dans une maison d’aliénés comme maniaque dangereux. On l’enferma à Ham, d’où il parvint à s’échapper en 1846. Il retourna de nouveau en Angleterre. En 1847, jouant l’homme d’ordre, il se fit « policeman » (sergent de ville), lorsqu’on appela les conservateurs de bonne volonté contre la grande démonstration des Chartistes.

Si nous avons rappelé ces sottes aventures, c’est pour montrer ce qu’il y a de génie et de courage dans M. Bonaparte, dont quelques flatteurs du succès prétendent aujourd’hui faire un homme très-habile, parce que le coup du 2 décembre a réussi.

 

La révolution de février éclate ; aussitôt M. Bonaparte accourt à Paris, où il écrit en ces termes aux membres du Gouvernement provisoire :

 

« Paris, le 28 février 1848.

 

Messieurs,

 

Le peuple de Paris ayant détruit, par son héroïsme, les derniers vestiges de l’invasion étrangère, j’arrive de l’exil pour me ranger sous le drapeau de la République qu’on vient de proclamer.

 

Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du Gouvernement provisoire, et les assurer de mon de mon dévouement à la cause qu’ils représentent, comme de ma sympathie pour leurs personnes.

 

Recevez, messieurs, l’assurance de ces sentiments.

 

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. »

 

 

Le Gouvernement provisoire, toujours généreux, se contenta d’ordonner à l’homme de Strasbourg et de Boulogne de retourner à Londres jusqu’à ce que l’Assemblée constituante eût décidé du sort des familles proscrites.

 

L’Assemblée constituante, s’étant occupée de cette question dès les premiers jours, reçut de M. Bonaparte la lettre qu’on va lire :

 

« Londres, le 24 mai 1848.

 

A l’Assemblée nationale.

 

Citoyens représentants,

 

J’apprends, par les journaux du 22, qu’on a proposé, dans les bureaux de l’Assemblée, de maintenir contre moi seul la loi d’exil qui frappe ma famille depuis 1816. Je viens demander aux représentants du peuple pourquoi je mériterais une semblable peine. Serait-ce pour avoir toujours publiquement déclaré que, dans mes opinions, la France n’était l’apanage ni d’un homme, ni d’une famille, ni d’un parti ? Serait-ce parce que, désirant faire triompher sans anarchie ni licence le principe de la souveraineté nationale, qui seule pouvait mettre un terme à nos dissensions, j’ai deux fois été victime de mon hostilité contre le gouvernement que vous avez renversé ? (On rit)

 

Serait-ce pour avoir consenti, par déférence pour le Gouvernement provisoire, à retourner à l’étranger après être accouru à Paris au premier bruit de la révolution ? Serait-ce enfin pour avoir refusé, par désintéressement, les candidatures à l’Assemblée qui m’étaient proposées, résolu de ne retourner en France que lorsque la nouvelle Constitution serait établie et la République affermie ?

 

Les mêmes raisons qui m’ont fait prendre les armes contre le gouvernement de Louis-Philippe me porteraient, si on réclamait mes services, à me dévouer à la défense de l’Assemblée, résultat du suffrage universel.

 

En présence d’un roi élu par deux cents députés, je pouvais me rappeler être l’héritier d’un empire fondé sur l’assentiment de quatre millions de Français ; en présence de la souveraineté nationale, JE NE PEUX ET NE VEUX revendiquer que mes droits de citoyen français ; mais ceux-là, je les réclamerai sans cesse avec l’énergie que donne à un cœur honnête le sentiment de n’avoir jamais démérité de la patrie.

 

Recevez, messieurs, l’assurance de ma haute estime.

 

Votre concitoyen,

 

NAPOLEON-LOUIS BONAPARTE. »

 

 

L’Assemblée décida que M. Bonaparte pourrait rentrer en France. Ses assurances positives, formelles, « de se dévouer à l’Assemblée issue du suffrage universel, de n’avoir d’autre ambition que celle de servir son pays », déterminèrent sans doute plusieurs membres à voter la fin de son exil !

 

Peu de temps après, le prétendu neveu de l’empereur était nommé représentant du peuple, donnait sa démission afin de prévenir une discussion qui menaçait de devenir fâcheuse pour lui, versait son or dans les funestes journées de juin, était élu de nouveau, et enfin, le 10 décembre 1848, devenait président de la République française.

 

C’était, pour lui, revenir de bien loin. Il intrigua beaucoup afin d’être élu président ; il consacra de grosses sommes d’argent à l’envoi d’agents électoraux dans les départements, et jusque dans les villages les moins importants ; mais tous ces moyens ne nous paraissent pas avoir décidé son élection. Le chef du pouvoir exécutif d’alors ne se remua pas moins et ne réussit pas. C’est au préjugé populaire qui s’attache à son nom, il faut le reconnaître, que M. Louis-Napoléon doit tout les succès de sa candidature. Ce fut le fatal résultat de la croyance où l’on avait entretenu le peuple que le nom de Bonaparte représentait la grandeur de la France et l’esprit de la révolution. C’est ainsi que notre pays est tombé sous le plus humiliant de tous les jougs, le joug du sabre, tenu par une main qui ne porta jamais une épée.

 

Ce n’est donc pas M. Louis-Napoléon personnellement que les masses ont élu président, c’est le neveu de l’empereur. Etranger à la France, élevé loin d’elle, il n’y était connu que par les folies de Strasbourg et de Boulogne ; ses publications radicales, socialistes, personne ne les avait lues, et à l’Assemblée il n’avait brillé que par son mutisme et sa laideur.

 

Le front étroit, le nez dominant dans le visage comme le gros bec d’un cacatoès, l’oeil pâle, la paupière flétrie, le regard incertain, la démarche timide, l’attitude embarrassée, l’air grotesque et taciturne tout à la fois, un cigare à la bouche, tel se présente M. Louis-Napoléon ; il est très-désagréable à voir.

 

Son esprit est comme sa figure, lourd, incolore, presque hébété. A l’entendre comme à le voir, on sent que c’est un homme épuisé par tous les genres de débauches. Il n’y a plus de vivant en lui que la monomanie d’être empereur, et une haine invétérée contre la liberté. Il passe pour très-superstitieux. Il a fait son coup le 2 décembre plutôt que le 1er, le 3, ou tout autre jour, parce que le 2 est l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz[6] ! Ceux qui l’ont approché disent que c’est un homme inepte, et ce que nous avons vu de lui à la Constituante nous donne à croire qu’ils ne se trompent pas. M. Bonaparte fait profession « de détester les beaux esprits » ; il a bien ses raisons pour cela. Il ne peut littéralement dire deux mots de suite. En renversant le tribune, il se vengeait plus encore qu’il ne satisfaisait à son aversion pour toute lumière.

 

Il ne sait pas même lire. Deux ou trois fois, il voulut lire à l’Assemblée cinq ou six lignes (ses discours ne furent jamais plus longs), il les balbutia d’une manière si ridicule qu’il fit pitié à tout le monde. M. Véron, qui, malgré les poignées de mains qu’il échange officiellement avec le président Obus, ne parait pas avoir oublié les deux colériques avertissements envoyés à son journal, disait le 18 septembre, juste au milieu d’éloges hyperboliques pour le futur empereur : « Qu’on lise les oeuvres de Louis-Napoléon : Quoi qu’on en ait pu dire, on ne peut l’accuser de manquer d’idées. » Si vrai qu’il soit, ce quoi qu’on en ait pu dire, est bien dur pour un ami.

 

Une fois président, l’empereur de M. Persigny eut un redoublement de son idée fixe ; aussi, comme il est très-hypocrite, se mit-il à prodiguer les assurances de dévouement à la République. Le 21 septembre 1848, il avait dit à la tribune de l’Assemblée constituante comme représentant du peuple : « Toute ma vie sera consacrée A L’AFFERMISSEMENT DE LA REPUBLIQUE. » Le 29 novembre, dans sa circulaire de candidat à la présidence, il avait ajouté : « Vous m’avez nommé représentant… Plus la mémoire de l’empereur me protège et inspire vos suffrages, plus je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes. Il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque entre vous et moi.

 

Je ne suis pas un ambitieux qui rêve tantôt l’Empire et la guerre, tantôt l’application de théories subversives. Elevé dans des pays libres, à l’école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m’imposeront vos suffrages et LES VOLONTÉS DE L’ASSEMBLEE. »

 

« Si j’étais nommé président… JE METTRAIS MON HONNEUR à laisser, au bout de quatre ans, à mon successeur, LE POUVOIR AFFERMI, LA LIBERTÉ INTACTE, UN PROGRES RÉEL ACCOMPLI. »

 

Le 24 décembre 1848, après avoir prêté le serment sacré voulu par la Constitution, il demanda la parole et lut, avec son embarras ordinaire et son accent étranger, les mots suivants, conservés par le Moniteur : « Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future. Mon devoir est tracé, JE LE REMPLIRAI EN HOMME D’HONNEUR. Je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, PAR DES VOIES ILLÉGALES, CE QUE LA FRANCE ENTIERE A ÉTABLI. » Lorsqu’il prononça ces paroles, la voix du nouveau magistrat était lente et sourde, son visage était morne. Nous nous demandions, en écoutant un langage si net, si clair, si précis, comment il se pouvait faire que l’homme dont il émanait n’eût pas, en parlant, la physionomie plus ouverte, le timbre plus accentué, la contenance plus assurée. Nous le savons maintenant, c’est qu’il mentait.

 

M. Bonaparte avait prêté le serment légal, il n’était tenu à rien de plus ; c’était donc très-volontairement qu’il ajoutait, pour ainsi dire, un serment supplémentaire. Il voulait inspirer confiance ! N’est-ce pas dans le même but que, le 31 décembre 1849, il finissait son premier message par ces mots : « Je veux être digne de la confiance de la nation, EN MAINTENANT LA CONSTITUTION QUE J’AI JURÉE. » ?

Le message du 12 novembre 1850 exprimait encore les mêmes sentiments :

 

« … J’ai souvent déclaré, lorsque l’occasion s’est offerte d’exprimer librement ma pensée, que je considèrerais COMME DE GRANDS COUPABLES ceux qui, par ambition personnelle, COMPROMETTRAIENT LE PEU DE STABILITÉ QUE NOUS- GARANTIT LA CONSTlTUTION. »

 

« … La règle invariable de ma vie politique sera, dans toutes les circonstances, DE FAIRE MON DEVOIR, rien que mon devoir. »

 

« Il est aujourd’hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de notre loi fondamentale. Si la Constitution renferme des vices et des dangers, vous êtes tous libres de les faire ressortir au nom du pays.

 

Moi seul, LIÉ PAR MON SERMENT, je me renferme dans les strictes limites qu’elle a tracées.

 

Quelles que puissent être les solutions de l’avenir, entendons-nous, afin que ce ne soient jamais la passion, la surprise et la violence qui décident du sort d’une grand nation ; inspirons au peuple l’amour du repos, en mettant le calme dans nos délibérations ; inspirons-lui la religion du droit, en ne nous en écartant jamais nous-mêmes.

 

Ce qui me préoccupe surtout, soyez-en persuadés, ce n’est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852, c’est d’employer le temps dont je dispose de manière à ce que la transition, quelle qu’elle soit, se fasse sans agitation s et sans trouble.

 

Le but le plus noble et le plus digne d’une âme élevée n’est point de rechercher, quand on est au pouvoir, par quels expédients on s’y perpétuera, mais de veiller sans cesse aux moyens de consolider, à l’avantage de tous, les principes d’autorité et de morale, qui défient les passions des hommes et l’instabilité des lois.

 

Je vous ai loyalement ouvert mon cœur ; vous répondrez à ma franchise par votre confiance, à mes bonnes intentions par votre concours, et Dieu fera le reste.

 

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Elysée national, le 12 novembre 1850. »

 

 

Quelques mois auparavant, à Tours, 30 juillet 1849, dans un de ces discourt dont ses amis faisaient des événements, l’ex-président disait encore :

 

« Je ne suis pas venu au milieu de vous avec une arrière-pensée, mais pour me montrer tel que je suis et non tel que la calomnie veut me faire.

 

On a prétendu, on prétend encore aujourd’hui que le gouvernement médite quelque entreprise semblable au 18 brumaire. Mais sommes-nous donc dans les mêmes circonstances ?…

 

Confiez-vous donc à l’avenir, sans songer aux coups d’état ni aux insurrections. Les coups d’état n’ont aucun prétexte.

 

Ayez confiance dans l’Assemblée nationale et dans vos premiers magistrats qui sont les élus de la nation. »

 

Ainsi, à mesure que l’opinion publique s’inquiétait de plus en plus des projets anarchiques que décelaient ses actes, l’élu du peuple s’attachait à la rassurer par des protestations mensongères. Un coup d’état, il prononçait même le mot, c’était le calomnier que de lui en prêter l’idée ! C’est encore pour tranquilliser les esprits inquiets de ses desseins soupçonnés, qu’il s’écriait à Caen, le 4 septembre 1850, alors qu’il était en pleine conspiration : « Quand partout la prospérité semble renaître, il serait bien coupable celui qui tenterait d’en arrêter l’essor par le changement de ce qui existe aujourd’hui. »

 

Il avait déjà exprimé la même pensée, le 22 juillet 1849, en jouant une comédie d’ami de l’ordre, lors de sa visite à Ham : « Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l’audace d’avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d’un changement. Je ne me plains donc pas d’avoir expié par un emprisonnement de six années, ma témérité contre les lois de ma patrie, et c’est avec bonheur que dans ces lieux mêmes où j’ai souffert, je vous propose un toast en l’honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays, etc., etc. » Et celui qui parlait ainsi faisait, un an après, « la plus injuste des révolutions ! » Par pure ambition, « il assumait sur lui la responsabilité d’un changement », et il versait, pour le consommer, des torrents de sang !! Enfin, le 9 novembre 1851, la veille du crime, il disait encore aux officiers de l’armée de Paris : « Je ne vous demanderai rien qui ne soit d’accord avec mon droit reconnu par la Constitution.[7] »

En vérité, cet homme est la trahison ambulante, le mensonge incarné, un phénomène de duplicité. Qui jamais se livra à de plus ignobles tricheries ? Qui fut jamais plus explicite sur ses devoirs au moment même où il s’apprêtait à les mettre sous ses pieds ? Qui jamais eut mieux la conscience du mal qu’il faisait ?

Il faut dire que ses amis l’ont merveilleusement secondé dans son oeuvre de trahison. Soit à la tribune, soit en particulier, c’était à qui d’entre eux protesterait le plus énergiquement contre toute allusion à l’existence d’un complot bonapartiste ; quand on manifestait le moindre soupçon sur les desseins de l’ex-président, tous se récriaient, tous affirmaient qu’on le calomniait. Le Moniteur est là pour attester que ce mot est sorti mille fois de leurs bouches ; ne firent-ils pas rappeler à l’ordre le colonel Charras qui avait taxé d’hypocrisie le message du 12 novembre ?

 

Au nombre des amis de l’Elysée, un surtout s’est indignement joué de nous, c’est M. Vieillard, l’ancien précepteur du prince : « Quoi ! vous aussi », disait aux plus modérés cet homme à cheveux blancs, « vous aussi vous croyez le président capable de faire un coup d’état ! » Et il y avait dans ce reproche un air de candeur et de tristesse à convaincre les plus incrédules. De deux choses l’une : ou M. Vieillard et les autres nous trompaient volontairement, ou M. Bonaparte les trompait eux-mêmes avec tout le monde. Mais, dans ce dernier cas, comment se fait-il que, le lendemain du crime, tous soient allés saluer le criminel ? Comment se fait-il qu’ils aient d’abord paru dans la fameuse commission consultative, puis accepté un emploi dans les semblants de conseil d’état et de sénat ? Comment se fait-il que M. Vieillard n’ait pas dit au traître : « Vous m’avez déshonoré, car partout je me suis porté garant de votre sincérité. Rester auprès de vous, ce serait avoir été votre complice ou le devenir ; je m’éloigne en vous maudissant. » Voilà le langage et la conduite d’un honnête homme. Ce ne furent ni le langage ni la conduite de M. Vieillard à côté duquel on a quelquefois prononcé le nom de Burrhus. Burrhus est devenu un des sénateurs cotés à vingt mille francs. Si l’histoire, condamnée à enregistrer le lugubre épisode de Décembre, descend jusqu’aux détails, elle dira que M. Vieillard, en accomplissant cette grande tache de l’éducation d’un homme, éleva son disciple pour la félonie, et elle ne tirera son nom de l’obscurité que pour le flétrir.

 

Quel élève il a fait ! M. Bonaparte n’a véritablement aucune espèce de sens moral ; chez lui la loyauté de l’homme public fait aussi complètement défaut que la probité de l’homme privé. C’est un malhonnête homme.

 

Le cynisme du mensonge est le principal trait de son caractère. Il joue toujours double, presqu’à ciel ouvert, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. — Cette expédition de Rome dont la France ne demandera jamais assez pardon à l’Italie, il l’a fait avec la majorité et il en blâme l’esprit dans une lettre officielle à M. Edgar Ney. — Il provoque la loi du 31 mai ; pour la faire, il s’associe aux légitimistes et aux orléanistes, qu’il déteste au fond, autant qu’il en est méprisé lui-même ; il la promulgue ; il l’approuve ; il laisse pendant deux ans ses divers ministères affirmer qu’elle est leur drapeau et le sien ; puis, quand il le croit utile à ses fins, il vient déclarer imperturbablement que « cette loi n’a été toujours qu’un instrument de guerre civile », et il en propose l’abrogation ! — « Il faut, dit-il (profession de foi comme candidat présidentiel du 27 octobre 1848), il faut restreindre dans de justes limites le nombre des emplois qui dépendent du pouvoir et font souvent d’un peuple libre un peuple de solliciteurs. » A peine investi de la dictature par les prétoriens, il décide que le chef de l’état élira le président et les vice-présidents du corps législatif, les maires qu’il peut prendre en dehors des conseils municipaux, les officiers de la garde nationale, etc. ; il place dans sa dépendance absolue mille emplois qui n’y étaient pas ; au lieu de délivrer les imprimeurs et les libraires de la servitude du brevet, il y soumet les lithographes et les imprimeurs en taille-douce ; enfin il décrète que les cantonniers eux-mêmes, jusqu’à présent choisis par les ingénieurs, seront désormais nommés par le préfet !

 

Ce hideux vice du mensonge est l’élément naturel de M. Bonaparte ; il y nage, il y vit, il s’y complait. Il ment partout, il ment sur tout, il ment par goût, il ment toujours. Il ment même sans que le mensonge lui soit utile, pour le plaisir de mentir. Pourquoi, par exemple, lorsque son ami Véron annonce la conversion des rentes, fait-il dire, lui, par un communiqué officiel, qu’il n’y a jamais songé, tandis que quinze jours après il lance la mesure ? Pourquoi ? Jouissance de mentir ! pas autre chose ! Il y a quelques jours, il mentait encore à propos des articles Granier-Cassagnac sur la Belgique, articles qu’il désavouait après les avoir commandés. Ce fut, pendant une semaine, quelque chose d’assez mélancolique pour les grands politiques du 2 décembre que de voir les trois amis Granier-Cassagnac, Bonaparte et Véron, masque abattu par la vanité, s’envoyer réciproquement, du Constitutionnel au Moniteur, des démentis fort rudes et fort offensants. M. Véron était très-irrité et son héros ne put le faire taire qu’en lui envoyant deux avertissements qui auraient amené la mort du journal en cas de troisième récidive. On sait que la loi sur la presse est une vraie bonapartisade. L’opinion publique reconnaissait cependant que cette fois, par hasard, la vérité était du côté du docteur. Tu l’as voulu, Georges Dandin ! — Du reste, ils se sont depuis donné publiquement des poignées de main ! Ces gens-là appartiennent à une espèce particulière ; ils ne ressemblent pas au commun des hommes. Ils n’ont pas plus de rancune que de reconnaissance ; ils ne sont pas plus amis qu’ennemis : il ne sentent pas plus les injures que les bienfaits. Complices, ils restent, chacun à son propre compte, sur la scène qu’ils exploitent. Tant pis pour le battu s’ils se prennent de querelle. N’ayant d’autre mobile dans la vie que l’intérêt égoïste, ils se remettent ensemble le lendemain, sans plus penser aux coups de la veille, pour reprendre la piperie interrompue.

 

C’est ainsi que les communiqués du Moniteur n’inspirent pas plus de confiance maintenant que les dénégations d’un accusé de police correctionnelle pris en flagrant délit.

 

Ces révoltantes habitudes ont déjà fait à l’empereur Verhuel une réputation en Europe. Il suffit qu’il affirme une chose pour qu’on croie précisément le contraire. Lisez cet extrait de la Nation (Bruxelles, 20 février), vous y verrez ce que les étrangers pensent de lui.

« Le gouvernement élyséen proteste, dans le Moniteur français, contre tout projet d’invasion : raison de plus pour nous de veiller sur nos frontières.

 

Souvenons-nous des protestations du même gouvernement contre les projets de coup d’état.

 

Souvenons-nous des journalistes poursuivis pour avoir fait allusion aux intentions de M. Bonaparte.

 

Souvenons-nous du Charivari. Le Charivari ! — poursuivi et condamné pour une caricature représentant M. Bonaparte faisant tirer ses ministres sur la Constitution… Nous le répétons : plus l’Élysée nous crie d’être tranquilles, plus il nous faut prendre garde à nous. Il le faut d’autant plus que le gouvernement décembriste nous assure davantage de sa bonne foi, nous atteste plus solennellement son honneur et sa conscience. »

 

A vrai dire, le coup d’état aussi n’a été fait qu’à force de mensonges. M. Bonaparte s’écrie dans son adresse à la nation : « Le patriotisme de trois cents de ses membres n’a pu arrêter les fatales tendances de l’Assemblée… Aujourd’hui les hommes qui ont déjà perdu deux monarchies veulent me lier les mains AFIN DE RENVERSER LA REPUBLIQUE. Mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de MAINTENIR LA REPUBLIQUE, et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je reconnaisse en France, LE PEUPLE ! » Jamais langage ne fut plus faux ; mais il n’y en eut jamais qui prêtât moins à l’équivoque. Les trois cents membres de l’Assemblée dont le patriotisme n’a pu arrêter ses fatales tendances ce sont les trois cents voix qui ont voté contre la proposition des questeurs, et dans ces trois cents voix on compte tous les républicains à vingt exceptions près. « Les hommes qui ont déjà perdu deux monarchies », ce sont les légitimistes et les orléanistes. Ceux qui voulaient « lier les mains du président AFIN DE RENVERSER LA RÉPUBLIQUE », ce sont les monarchistes, et c’est pour « MAINTENIR LA REPUBLIQUE contre leurs perfides projets » qu’il a fait le coup d’état ! Il résulte de là, par parenthèses, que le nouvel Octave aura conquis deux gloires qu’au premier aspect, du moins, il est difficile de ne pas trouver un peu contradictoires. D’un côté, il aura sauvé la République des perfides projets des royalistes, et de l’autre, il aura sauvé la société des sanguinaires projets des républicains ! Il n’y a que les honnêtes gens pour faire de ces bienheureux coups doubles.

 

M. Maupas tenait le même langage que son complice, dans sa proclamation aux habitants de Paris : « C’est au nom du peuple, dans son intérêt, et POUR LE MAINTIEN DE LA RÉPUBLIOUE que l’événement s’est accompli. »

 

M. Morny lui-même, l’ancien philippiste « satisfait », dans la dépêche télégraphique où il annonçait l’attentat aux administrateurs des provinces, avait soin également de dire : « Le Président dissout l’Assemblée, IL MAINTIENT LA RÉPUBLIQUE. »

 

Donc M. Bonaparte, qui savait le profond attachement du peuple pour la République et le suffrage universel, trompe les faubourgs et paralyse leur résistance, en glorifiant « le patriotisme des républicains », puis il les fait arrêter ! Il se plaint de la droite, mais c’est afin de frapper à gauche ; il emprisonne M. Thiers, afin de faire pardonner l’arrestation de M. Nadaud. C’est « pour rétablir le suffrage universel » en dépit de la majorité, qu’il se résigne à déchirer la Constitution. Et à peine a-t-il gagné la dictature par cette promesse, qu’il borne dérisoirement les fonctions du suffrage universel à nommer tous les trois ans un corps législatif muet et sans pouvoir ! C’est, ajoute-t-il, « pour sauver la République » qu’il dissout l’Assemblée nationale ; et, le crime consommé, il détruit tout de la République, sauf le nom ! encore ne le conserve-t-il que provisoirement ! Que penser de la probité d’un homme qui, après d’aussi catégoriques déclarations, abat ce qui restait d’arbres de la liberté ; remplace le coq national par l’aigle impérial ; efface des murailles la devise sainte et sacrée de la démocratie universelle : Liberté, Égalité, Fraternité ; abolit l’anniversaire de la Révolution de Février ; renverse la tribune, étouffe la presse, et verse à pleines mains les rubans rouges, les volailles rôties et les hautes payes, sur l’armée qui crie follement : Vive l’empereur !

Il n’est pas jusqu’à ce chaperon de la commission consultative jamais consultée qui ne soit aussi un misérable mensonge. Il publie le premier jour une longue liste ; tout le monde croit que les personnes inscrites adhèrent au guet-apens. Point ; plus de la moitié protestèrent contre le frauduleux emploi de leurs noms, mais le tour était joué ! — M. Bonaparte a signé des livres socialistes, il se dit, il se proclame socialiste ; le peuple crédule se laisse prendre. Puis, le coup réussi, le président socialiste dissout les associations ouvrières, essence du socialisme ; galvanise la noblesse, la plus grande injure qui ait jamais été faite à l’humanité ; et ravaude la monarchie, le plus grand fléau qui ait jamais dévasté le monde.

 

A tous ses vices, M. Bonaparte joint ainsi une noire ingratitude. C’est aux démocrates qu’il doit d’être rentré en France, et il emprisonne, il proscrit, il déporte tous les démocrates ; c’est au peuple qu’il doit son incroyable fortune, et il ravit au peuple ses biens les plus chers ; c’est à la République qu’il doit une patrie, et il assassine la République !

 

Le pitoyable héros des coquins s’est du reste montré aussi cruel après que pendant l’action. La victoire même ne l’a pas amélioré. Loin de là, elle a révélé dans son caractère un côté encore inconnu : c’est une insatiable haine contre ses ennemis, un besoin de vengeance implacable qui se rappelle les hostilités les plus lointaines ; une férocité que les mœurs du temps peuvent à peine contenir. « Mais la transportation à Cayenne, lui faisait-on remarquer, c’est la mort. » « Je l’entends bien ainsi », répondit-il, toujours avec son sang-froid d’énervé.

 

M. Bonaparte est vraiment une digne tête du 2 décembre. Il n’est pas seulement hypocrite, ingrat et cruel, sans courage. Le maître que s’est donné l’armée française est un lâche ! Pour vrai dire, il n’a d’autre titre à l’estime des soldats que les distributions d’eau-de-vie, les faveurs, les croix, et les petites médailles pensionnées qu’il leur prodigue, à moins cependant que ce ne soit son goût pour le costume militaire. M. Bonaparte, en effet, est toujours déguisé en général ; après l’élection du 10 décembre, ce fut en général de la garde nationale, la bourgeoisie était alors quelque chose ; depuis qu’il est devenu le coryphée d’une conjuration militaire, c’est en général de division. Si nos magistrats remplissaient leurs devoirs, le ministère public le traduirait en police correctionnelle, et les juges le condamneraient comme coupable de porter les insignes d’un grade qui ne lui appartient d’aucune espèce de manière.

 

Mais nos magistrats français sont trop amis de l’ordre pour requérir contre « le chef de l’état » ; cela fournirait aliment aux mauvaises passions des démagogues.

 

On dit que M. Saint-Arnaud, pour continuer la plaisanterie, a fait dresser à son maître, par le ministère de la guerre, des états de services dont voici copie :

 

« Etats de services de M. le général de division C. L. N. Verhuel, dit Bonaparte.

 

A la bataille de Strasbourg, il se cache derrière des chevaux.

 

A la bataille de Boulogne, il distribua lui-même des pièces de cent sous et s’enfuit.

 

A la bataille de Satory, il verse du vin de Champagne.

 

À la bataille de décembre, il apparaît enveloppé d’un nombreux état-major, et méprise trop le péril pour daigner s’en approcher. »

Quel César les prétoriens nous ont donné là !

 

A force d’en porter l’habit, le pauvre diable parait s’être persuadé qu’il est devenu général. Un de ses journaux publiait cette ridicule réclame, quelques jours après la distribution des aigles : « Le banquet offert aux sous-officiers est dû à une heureuse inspiration du prince-président. Mercredi, après le spectacle des Tuileries, le prince, avisant le brave général Magnan, lui dit : « Général, il me vient une idée… Nous autres, grosses épaulettes, nous avons fait aujourd’hui un dîner exquis… Pourquoi les galons ne feraient-ils pas comme les graines d’épinards ?… Pouvez-vous me prêter pour demain votre belle salle de bal de l’École militaire ? — Demain, après-demain, et toujours, monseigneur. — Merci ! je n’en demande pas tant. » Dix minutes après, Chevet recevait la commande d’un dîner de trois mille couverts, et douze heures plus tard, tous les délégués de l’armée buvaient à la santé de leur noble amphitryon. »

 

Voilà les trois mille sous-officiers bien instruits que s’ils ont eu occasion de faire un bon dîner, ils la doivent à une heureuse inspiration du prince-président, tout surpris d’avoir eu « une [idée] » Nous doutons qu’ils soient très-sensibles à ces grossiers moyens de séduction ; mais ils ont dû certainement s’égayer fort d’entendre leur noble amphitryon dire : Nous autres grosses épaulettes ! Où donc M. Chartes Verhuel a-t-il gagné ses grosses épaulettes ? Il ferait, du reste, un triste général ; il a toujours peur, même en commettant ses extravagances. A Strasbourg, il était tremblant ; à Boulogne, il tremblait ; au 2 décembre il a tremblé et n’a point paru où il y avait péril. Le 9 novembre, il disait, d’un air « énergique et fier », selon son camarade Mayer, aux officiers récemment arrivés à Paris : « Si jamais le jour du danger arrivait, je ne ferais pas comme les gouvernements qui m’ont précédé, je ne vous dirais pas : Marchez, je vous suis ; mais je vous dirais : Je marche, suivez-moi ! » Le jour du danger venu, il n’a rien dit… que par placards ! Il n’a pas marché, et si les soldats l’avaient suivi, ce n’est point au combat qu’ils auraient été. Il n’est pas entré lui-même à l’Assemblée, en homme courageux, hardi, comme Cromwell au parlement ; il a payé un soudard pour s’en emparer par trahison. On a vu les représentants du peuple à la défense des barricades constitutionnelles ; on ne l’a vu, lui, nulle part à l’attaque. Quoi ! les prétoriens feraient un empereur de cet homme-là ! Alors, proclamez-le, du moins, avec son vrai nom : Claude II.

 

Maintenant nous devons l’avouer, l’être dont nous venons de parler reste un mystère pour nous, comme toutes les choses monstrueuses. Nous comprenons Nicolas, le tzar sauvage, qui, en brandissant son hideux knout, se croit réellement le saint Michel de l’absolutisme ; nous ne comprenons pas cet homme, jeune encore, qui fait le mal pour le mal, sans passion, d’un air hébété. N’est-ce pas une chose affreusement triste et curieuse que de voir ce prétendu prince, dont la vie a été partagée entre la prison et l’exil, consacrant, sous la direction de M. Persigny, de laborieux efforts à faire rétrograder la France de trois siècles, appliquant son étroite intelligence à fouiller les plus mauvais souvenirs de l’Empire pour reconstituer l’absolutisme le plus absurde ? On s’explique qu’il ne soit pas de son pays ; il y est étranger ; à peine s’il en parle la langue ; mais n’être pas de son siècle lorsqu’on « a été élevé dans des pays libres, à l’école du malheur », comme il dit, c’est ce qu’il est presque impossible de concevoir ! L’auteur des Idées napoléoniennes et de l’Extinction du paupérisme détruisant en 1852 la liberté d’écrire en France, n’est-ce pas tout à la fois le comble de l’apostasie et de l’imbécillité ? Et cet implacable emportement de tyrannie plagiaire, cet abus forcené de la dictature, et tant de perfidie, de bassesse, d’hypocrisie, tant de meurtres et de crimes, pourquoi ? Pour le plaisir de se faire appeler prince, monseigneur, altesse, empereur, au lieu de citoyen ! Quelle noble jouissance ! Ne voilà-t-il pas bien de quoi occuper un esprit du dix-neuvième siècle ? En vérité, quand on regarde les choses de sang-froid, quand on y porte l’analyse, on est pris de pitié autant que de dégoût. Quelle dépravation ne faut-il pas pour se complaire à des monstruosités aussi peu attrayantes ! Et il parle, il ose parler de sa mission ! La mission d’un fou qui s’acharne à faire remonter un fleuve vers sa source, d’un maniaque qui n’a d’autre dieu que lui-même, d’autre culte que celui d’encenser un autel où il a placé sa propre statue en costume impérial. Empourprer son manteau dans le sang français, réaliser la dernière partie de la prédiction du prisonnier maudit de Sainte-Hélène : « La France républicaine ou cosaque », il appelle cela une mission !

 

Les incartades de Strasbourg et de Boulogne ne laissaient entrevoir dans leur auteur qu’un malheureux sans cervelle ; la manière dont le guet-apens du 2 décembre a été accompli prouve que M. Bonaparte a, du moins, la ruse instinctive de la bête fauve poursuivant une proie, ou, pour ne pas insulter toujours les bêtes fauves, la ruse d’un ambitieux monomane.

 

En considérant la façon rampante, barbare, dont le gouvernement de la France vient d’être escroqué, nous ne pouvons éprouver d’autre sentiment que le mépris, et les louanges qu’en font les courtisans de tous les régimes soulèvent en nous la réprobation la plus invincible. M. Bonaparte s’est emparé du pouvoir en joignant la terreur à la fraude. Prétendant ridicule, instrument d’un aigrefin, il a conquis la puissance par des fusillades atroces, et l’ancien policeman de Londres, hissé aux Tuileries, n’échappa au grotesque que par l’horrible. L’histoire, indignée d’avoir à inscrire son nom, placera Napoléon II à côté de Soulouque 1er.

 


[1] Il parait que le roi Louis avait gagné beaucoup d’argent dans des tripotages de douane.

[2] Cette dame fut longtemps l’un des agents les plus actifs de M. Bonaparte. Devenu président de la république, il l’a laissée mourir à l’hôpital il y a deux ans.

[3] Extrait de l’interrogatoire de James Crow, capitaine de l’Edinburgh Castle (Moniteur du dimanche 9 août 1840) :

 

« D. Avez-vous remarqué que ces messieurs aient bu pendant les dernières heures qu’ils sont restés à votre bord ?

 

R. Ils ont bu énormément. Je n’ai jamais vu plus boire qu’ils l’ont fait (c’est un Anglais qui parle !), et de toutes espères de vins.

 

D. Est-il à votre connaissance que les voyageurs qui se trouvaient à bord fussent porteurs de beaucoup d’argent ?

 

R. Il m’a paru qu’ils en avaient beaucoup, et j’ai remarqué, au moment de leur embarquement, qu’ils ont remis 100 francs à chaque soldat. Avant le débarquement ils ont presque tous coupé leurs moustaches… »

 

[4] Voici comment M. Bonaparte a cherché, lors du procès, à se justifier de cet assassinat : On va voir qu’il avoue lui-même le trouble où il était. Devant le juge d’instruction il a dit : « Voyant mon entreprise échouer, je fut pris d’une sorte de désespoir, et, comme je ne cacherai jamais rien, je pris un pistolet, comme dans l’intention de me défaire du capitaine, et avant que je voulusse tirer, le coup partit et atteignit un grenadier, à ce que j’appris plus tard. »

 

A l’audience l’accusé répéta presque la même chose : « J’ai dit précédemment qu’il y a des moments où l’on ne peut se rendre compte de ses intentions. Lorsque j’ai vu le tumulte commencer à la caserne, j’ai pris mon pistolet ; il est parti sans que j’ai voulu le diriger contre qui que ce soit. »

 

Ces misérables explications suffisent pour constater que M. Bonaparte avait tiré sur le capitaine. La déposition du sergent Rinck ne laisse aucun doute sur ce point.

 

Le sergent Rinck : « En ce moment M. Laroche, capitaine de voltigeurs, et M. Ragon, sous-lieutenant des grenadiers au 42e, sont venus à la caserne. Le prince et sa troupe revenant sous la voûte jusqu’à l’entrée de la cour de la caserne, le capitaine, ayant le sabre à la main, me cria : « Grenadiers, à moi ! vive le roi ! » Aussitôt le prince Louis a tiré un coup de pistolet sur le capitaine ; il l’a manqué, et la balle a atteint un grenadier à son rang. Quand le coup a été tiré, j’ai entendu une voix assez forte qui a dit : « Plus de feu ! » Nous les avons repoussés, et nous avons fermé les portes de la caserne. » (Moniteur du 30 septembre.)

[5] Moniteur du 8 août.

[6] Il paraît à ce propos, que la fameuse fête des oiseaux de proie est devenue pour lui la cause d’un grand souci. Le marin qui plaçait l’aigle à la porte de l’Élysée est tombé et s’est malheureusement fracassé l’épaule ; au bal, l’aigle du drapeau principal est venu choir aux pieds de l’homme du destin ; enfin, le soir, celui du feu d’artifice (on en a mis partout) s’est englouti dans les flammes, la tête la première, sept ou huit minutes avant son tour. Joignez à cela la tempête qui vient de balayer la fête du 15 août, et vous conviendrez qu’il y a de quoi tourmenter fort un homme qui croit aux bohémiennes.

[7] M. Mayer, l’écrivain intime de l’Elysée, a écrit : « Le président ne prononça pas ces quatre derniers mots, que le ministère fit ajouter par un scrupule que tout le monde comprit. Il y avait encore une Constitution ! » (Histoire du 2 décembre, page 22.) Quand nous disons que ces gens-là n’ont pas la notion du bien et du mal ! M. Mayer ne s’aperçoit pas qu’il fait une mortelle insulte à son ami en certifiant que celui-ci tenait aux officiers un langage qu’il laissait lâchement démentir devant le public.