HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

ANNEXES

N° 1. — Refus de serment.

REFUS DE SERMENT DU COLONEL CHARRAS

 

AU PRÉFET DU DEPARTEMENT DU PUY-DE-DOME.

 

(Cette lettre a été adressée au ministre de l’intérieur, M. Fialin dit de Persigny, pour être transmise au préfet du Puy-de-Dôme.)

 

Le proscrit auquel la République a rendu une patrie et qui a détruit la République ;

Le président qui a juré fidélité à la Constitution issue du suffrage libre et universel de la France, et qui a menti à son serment ;

Le conspirateur qui a usurpé le pouvoir absolu par la fraude, la corruption et la violence ;

Le despote qui a ruiné, banni, emprisonné, déporté, massacré des milliers de citoyens français, a fait une constitution et l’a imposée à la France.

Où prétend-il en avoir puisé le droit ? — Dans le scrutin du 20 décembre, comme il prétend y avoir trouvé l’absolution de son parjure et de ses crimes.

Ce vote n’a pu tromper personne : émis en l’absence de toute liberté, sous l’emprise de la terreur, contrôlé uniquement par des complices, il est frappé de nullité par la conscience publique. L’histoire lui réserve la première place parmi les plus audacieuses fourberies que jamais gouvernement ait osées, en aucun temps, en aucun pays.

Membre du conseil général du département du Puy-de-Dôme, on me demande aujourd’hui de prêter serment de fidélité à Louis Bonaparte et à sa constitution.

L’homme du 2 décembre, celui qui a donné l’exemple le plus cynique de la violation de la foi jurée, exiger des serments ! En vérité, un trait pareil manquait aux annales de ce temps.

Je n’ai pas à rappeler ici les violences commises contre le représentant du peuple, la spoliation exercée contre l’officier de l’armée ; qu’est-ce que cela en face des malheurs de la patrie, de ses douleurs, des ruines accumulées par la terreur bonapartiste ? L’amour du pays et de la liberté, le sentiment de l’honneur national parlent seuls à mon coeur et dictent ma réponse. A un gouvernement sans nom, sans foi, sans honneur, sans probité, les hommes de coeur ne doivent que du mépris et de la haine.

Je refuse le serment.

Pour les Républicains, il n’est qu’un engagement à prendre, et celui-là je l’ai déjà pris, c’est de hâter de tous leurs efforts le moment où la France brisera le joug qui lui a été imposé, en un jour de surprise et de défaillance, par une poignée de bandits qui pillent le trésor publie et déshonorent jusqu’au drapeau, jusqu’au nom de la patrie.

 

Lieutenant-colonel CHARRAS,

Représentant du peuple.

Bruxelles, le 28 mai 1852.

 

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REFUS DE SERMENT DU GÉNERAL CHANGARNIER.

 

Malines, le 10 mai 1852, 10 h du matin,

 

Monsieur le ministre,

Pendant trente-six ans, j’ai servi la France avec un dévouement qu’on peut égaler, mais qu’on ne surpassera pas.

Sous la restauration, j’ai eu dans l’armée un grade proportionné à l’obscurité de mes services d’alors ; sous le gouvernement de Juillet, les chances de la guerre m’élevèrent rapidement au grade de lieutenant-général ; douze jours après la proclamation de la République, lorsque Mgr. le duc d’Aumale, que je venais de reconduire à bord du Solon en le faisant saluer par l’artillerie de la place et de la marine, comme si le roi Louis-Philippe eût encore habité les Tuileries, m’eut laissé le gouvernement par intérim de l’Algérie, j’écrivis au ministre de la guerre que je n’avais pas souhaité l’avènement de la République, mais qu’il ne me semblait pas changer mes devoirs envers mon pays ; le gouvernement provisoire ne brisa pas mon épée, et le 16 avril il ne regretta pas d’en pouvoir disposer ; peu de temps après cette journée, je fus nommé gouverneur général de l’Algérie.

J’ai quitté bientôt cette haute position où tout m’était facile, pour répondre à la confiance des électeurs de Paris, qui m’avaient appelé à l’Assemblée constituante.

Le général Cavaignac, chargé du pouvoir exécutif, à la suite des journées de Juin 1848 auxquelles je n’ai pas assisté, me nomma, le 30 juin, commandant des gardes nationales de la Seine ; le 14 décembre de la même année, le général Cavaignac m’ayant fait prier de me rendre à l’hôtel qu’il occupait, rue de Varennes, me dit, en présence de tous les ministres, que la police croyait à un mouvement bonapartiste, préparé pour profiter de la cérémonie anniversaire de la translation des cendres de l’empereur aux Invalides, échauffer l’enthousiasme populaire, conduire Louis-Napoléon aux Tuileries et le proclamer empereur.

Le général Cavaignac termina en me demandant mon avis sur les mesures à prendre : je le lui donnai, et je finis en disant : « Mon cher général, j’ai donné ma main à Louis-Napoléon pour en faire un président, non un empereur ; dans peu de jours, il sera président de la République, mais vous pouvez compter qu’il n’entrera pas demain aux Tuileries, où vous avez établi mon quartier général.

Ces paroles exprimaient brièvement mais exactement mon inébranlable résolution de rester ce que j’ai été toute ma vie, l’homme de l’ordre et de la loi.

Louis-Napoléon Bonaparte a tenté bien des fois de me faire dévier de la ligne droite que je m’étais tracée, pour me déterminer à servir son ambition ; il m’a bien souvent offert et fait offrir non-seulement la dignité de maréchal que la France m’aurait vu porter sans la croire déchue, mais une autre dignité militaire, qui depuis la chute de l’Empire a cessé de dominer notre hiérarchie.

Il voulait y attacher des avantages pécuniaires énormes, que grâce à la simplicité de mes habitudes, je n’ai eu aucun mérite à dédaigner.

S’apercevant bien tard que l’intérêt personnel n’avait aucune influence sur ma conduite, il a essayé d’agir sur moi en se disant résolu à préparer le triomphe de la cause monarchique à laquelle il supposait mes prédilections acquises. Tous les genres de séduction ont été impuissants ! Je n’ai pas cessé d’être, dans le commandement de l’armée de Paris et dans l’Assemblée, prêt, ainsi que je l’ai dit dans une séance de la commission de permanence, à la suite des revues de Satory à défendre énergiquement le pouvoir légal de Louis-Napoléon Bonaparte et à m’opposer à la prolongation illégale de ce pouvoir. Ce n’est pas à vous qu’il est besoin d’apprendre comment le pouvoir nouveau s’est établi sous la nouvelle forme, et quels actes iniques, violents ont accompagné son installation. La persécution n’a pas refroidi mon patriotisme ; l’exil que je subis dans la retraite et dans un silence qu’aujourd’hui vous me contraignez à rompre, n’a pas changé à mes yeux mes devoirs envers la France ; si elle était attaquée, je solliciterais avec ardeur l’honneur de combattre pour la défendre.

Le seul journal français qui passe ici sous mes yeux m’a fait connaître tout à l’heure l’arrêté qui règle le mode de prestation de serment exigé de tous les militaires ; un paragraphe évidemment rédigé pour être appliqué aux généraux proscrits leur donne un délai de quatre mois ; je n’ai pas besoin de délibérer si longtemps sur une question de devoir et d’honneur : ce serment exigé par le parjure qui n’a pu me corrompre, moi, je le refuse !

(Signé) : CHANGARNIER.

 

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REFUS DE SERMENT DU GENERAL DE LAMORICIERE.

Bruxelles, 14 mai 1852.

 

« Au ministre de la guerre.

 

Général,

 

Arraché à mon domicile-, jeté en prison, proscrit au mépris des lois, j’avais cru que vous n’en seriez pas venu jusqu’à me demander un serment de fidélité à l’homme dont le pouvoir, usurpé par la violence, ne se maintient que par la force. Mais un acte émané de votre ministère contient un paragraphe qui s’applique évidemment aux généraux bannis et leur impose l’obligation du serment. Deux mois sont accordés à ceux qui résident en Belgique pour répondre à cette sommation.

J’entends dire de tous côtés que le serment n’engage pas envers celui qui n’a pas tenu le sien. Si largement qu’on en use aujourd’hui, cette doctrine, je la repousse. Le délai, je n’en ai pas besoin ; le serment, je le refuse.

Je sais la conséquence de ma résolution. Vingt-neuf ans et demi passés sous les drapeaux, 35 campagnes résultant de 18 années de guerre en Algérie (de mai 1830 à janvier 1848), quelques services rendus à la France sur la terre étrangère et dans les fatales journées de juin 1848, services qui peut-être ne sont pas oubliés, tout cela sera mis au néant : je serai rayé des contrôles de l’armée. Une fois de plus, il sera constant que le grade est à la merci de l’arbitraire. La loi du 19 mai 1834 en avait fait le patrimoine de l’officier ; il ne pouvait le perdre que par un jugement des conseils de guerre. Cette loi est foulée aux pieds, comme tant d’autre, par un gouvernement qui ne respecte ni les personnes ni la propriété.

Ainsi, l’épée que j’avais vouée au service de la France va m’être arrachée des mains ! Qu’en ferais-je sous un pareil gouvernement ? Mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, nos frontières étaient envahies, je me hâterais de la reprendre et de combattre pour l’indépendance nationale, car l’histoire me dit assez qu’en présence des périls suprêmes accumulés par son ambition, le despotisme n’exige pas le serment des hommes de coeur qui marchent à la défense de la patrie !

 

(Signé) : Général DE LAMORICIERE.

 

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REFUS DE SERMENT DU GÉNÉRAL BEDEAU.

 

Mons, 15 mai 1852.

 

Monsieur le ministre,

 

Un arrêté fixe le délai dans lequel doit être prêté le serment imposé aux militaires.

Mis hors la loi depuis le 2 décembre, je pourrais m’abstenir de répondre à cette prescription. Je ne veux pas que mon silence soit faussement interprété.

Mes actes ont toujours eu pour principe et pour but le respect et la défense des lois. J’ai été, par cette seule cause, arrêté, détenu et proscrit violemment.

L’injustice et la persécution ne changent pas les convictions honnêtes.

Je refuse le serment.

 

Le général BEDEAU.

 

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A côté des lettres des généraux, nous placerons celles des citoyens J. Favre et Sain qui, nommés conseillers généraux par les arrondissements de Lyon et de St.-Etienne, n’ont pas voulu prêter serment au président des traîtres. Ainsi, de tous côtés, sous toutes les formes, la flétrissure arrive pour le crime du 2 décembre et pour le gouvernement qui en est issu.

 

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LETTRE DU CITOYEN JULES FAVRE.

 

Paris, 21 août 1852.

 

« Monsieur le préfet,

 

Nommé membre du conseil général, j’obéis à un devoir de conscience en refusant de prêter serment. Non pas qu’à mes yeux le mandataire du peuple puisse, par une formule quelconque, aliéner son indépendance vis-à-vis du pouvoir qu’il a mission de surveiller et de contenir, mais parce que, dans les circonstances actuelles, la soumission à cette formule est considérée comme un acte de concours.

Membre de l’Assemblée qui a voté la Constitution de 1848 et reçu le serment solennel du 10 décembre, je ne puis donner ce concours, alors surtout que les lois protectrices de la fortune, de la vie, de l’honneur même de mes concitoyens, demeurent violées par une persécution contre laquelle tout homme de coeur doit protester. (Signé) : JULES FAVRE

 

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LETTRE DU CITOYEN SAIN.

 

Paris, 21 août 1852

 

« Monsieur le préfet,

 

Il m’est impossible, je le sais, de remplir le mandat que les électeurs de St.-Etienne ont bien voulu me confier, sans jurer fidélité à la Constitution de 1852 et au président actuel.

Je sais aussi que personne aujourd’hui ne se fait illusion sur la valeur du serment politique. Néanmoins, je ne veux pas me soumettre à cette formalité.

Quand la liberté n’existe plus, quand la force défend aux lois de protéger la fortune et la vie des citoyens ; quand la persécution désole tant de familles, c’est un devoir, pour tous les hommes indépendants, de protester contre la violence et l’arbitraire.

En conséquence, M. le préfet, j’ai l’honneur de vous déclarer que je refuse de prêter serment.

(Signé) : SAIN.

 

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Nos deux collègues ne se sont pas bornés à donner leur démission. Ils la motivent, comme on voit, avec autant de dignité que d’énergie. Par le temps qui court, les deux lettres des citoyens J. Favre et Sain sont des actes de courage qu’il faut honorer.

Le citoyen Renaud, récemment élu au conseil municipal de Saint-Jean-Pied-de-Port (Basses-Pyrénées) adresse au maire de la commune sa démission dans les lignes suivantes :

 

« Monsieur le Maire,

 

A ceux de mes concitoyens qui, le 29 du mois dernier, m’ont honoré d’un nouveau témoignage d’estime, de confiance et de sympathie ; aux habitants de ma bien-aimée ville natale qui, en arborant mon nom, en me plaçant en tête des élus au conseil municipal, ont bien voulu m’envoyer sur la terre étrangère un souvenir, une consolation, je dois et j’envoie à mon tour l’expression de toute ma gratitude.

Mon coeur leur adresse de loin les plus chaleureux remercîments, et, comme à tous les Basques qui n’ont pas déserté la grande cause de la liberté, les salutations les plus fraternelles.

Quant au serment exigé, du haut de son parjure, par celui-là même qui a donné l’exemple le plus cynique de la violation de la foi jurée, ma conscience, ma foi républicaine, ce que j’ai été, ce que je suis, tout enfin me défend de le prêter. Je le refuse.

Je serai toujours heureux de pouvoir protester avec la plume, avec la parole ou autrement, contre le plus ignoble despotisme qui ait jamais pesé sur un pays, contre un gouvernement trop fidèle à l’infernale mission d’écrire dans l’histoire de notre patrie la plus triste et la plus honteuse des pages avec des larmes, de la boue et du sang.

J’ai l’honneur d’être avec respect, M. le maire votre très-humble compatriote.

MICHEL RENAUD,

ex-représentant du peuple.

Pampelune (Espagne), 8 septembre 1852 »

 

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Le capitaine de la bande de brigands du 2 décembre a publié, le 7 août, une pièce où il déclare que douze ou quinze représentants du peuple, parmi lesquels cinq ou six membres de la Montagne, peuvent rentrer en France sans courir le risque d’être arrêtés, transportés, bonapartisés. Les coupables appellent ces caprices du nom d’amnistie. Tout cela nous parait fort impertinent. Que le peuple ait laissé les « cinq ou six mille coquins » s’emparer du gouvernement, soit. C’est un fait ; nous sommes bien obligés de le reconnaître. Que les coquins aient profité de l’occasion pour éloigner de France certains hommes qu’ils redoutaient plus que d’autres, soit. C’est encore un fait, mais rien de plus, et les décembriseurs devraient, au moins, ne pas se donner le ridicule de prétendre leur faire grâce. Les décembriseurs n’ont pas plus la faculté d’amnistier qu’ils n’avaient le droit de bannir. Un voleur qui rend ce qu’il a volé n’accorde point de faveur ; il serait, au contraire, bien heureux qu’on lui pardonnât. C’est ce qu’ont très-bien exprimé plusieurs de nos collègues dans des lettres que nous publions avec empressement. Elles montreront qu’elle fière attitude gardent tous les vrais Montagnards. Celle du citoyen Michel Renaud particulièrement est un peu vive, mais on comprendra ce que dut éprouver d’indignation notre jeune et bouillant ami en se voyant l’objet de ce que les gens du 2 décembre appellent une grâce.

 

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LETTRE DU CITOYEN MICHEL RENAUD.

 

A Monsieur Louis-Napoléon Bonaparte.

 

« Je me demande quel est celui de mes amis d’autrefois, devenu lâche, infâme et naturellement tout puissant aujourd’hui, qui n’a pas craint de me recommander à votre bienveillance ou à celle des gens que vous avez l’honneur de présider en conseil des ministres.

Avec un double sentiment de surprise et d’indignation, j’ai vu dans un journal espagnol, à la suite de deux décrets, mon nom sur une liste dite d’amnistie, quand cette liste brille par l’absence des noms d’un trop grand nombre de mes ex-collègues.

Notre cause est la même, nos espérances sont les mêmes. Notre crime, c’est d’être restés fidèles à nos convictions et de n’avoir pas déserté nos devoirs, alors que vous mentiez, vous, à votre serment et devant Dieu et devant les hommes ; notre crime, qui sera l’orgueil de notre vie, est encore le même. Pourquoi donc notre sort serait-il différent ?

En regardant du côté de la patrie esclave et tombée si bas dans l’opinion des peuples, je m’était presque habituée à n’y regretter qu’une seule personne, ma vieille mère, et deux saintes choses, la liberté et l’honneur, qui, grâce à vous, n’ont plus droit de cité en France.

Vous me condamnez aujourd’hui à subir votre générosité de contrebande, quand l’accès de la patrie reste fermé à la plupart de mes amis, de mes anciens collègues ! Ah ! sachez-le bien, loin de vous en savoir gré, je vous maudis.

Cette lettre, qui n’arrivera pas à Paris avant le 19 août, ne saurait nuire à aucune des victimes de  la terreur bonapartiste, ma démarche spontanée, individuelle, ne peut, ne doit compromettre que moi seul.

Avant de profiter de la faculté de rentrer dans mon pays, j’ai besoin d’interroger, de consulter ma conscience et mon patriotisme. Et, dans tous les cas, il reste bien entendu que je ne dois rien à l’homme du 2 décembre, au grand coupable, capable seulement de toutes les fourberies ; rien, excepté tout mon mépris et ma haine implacable qui, je le jure, sera éternelle.

 

MICHEL RENAUD,

 

Ex-représentant du peuple

 

Pampelune (Espagne), le 15 août 1852 »