Roquille, Rive-de-Gier et la grève des mineurs, 1840

À propos de deux textes d’intervention sociale en francoprovençal : Roquille, Rive-de-Gier et la grève des mineurs, 1840

 

 par René Merle

 

L’évocation dans le récent Gentil n’a qu’un œil du personnage de Roquille a amené un certain nombre de lecteurs à m’interroger. Je propose donc la lecture d’une étude déjà ancienne mais initiatrice* sur Roquille et ce premier conflit social.

 

La longueur des textes de Roquille proposés dans l’édition critique ne permet pas une reproduction dans le cadre de ce site. Je renvoie donc à leur édition :

 

– René Merle, Luttes ouvrières et dialecte. Guillaume Roquille, Rive-de-Gier, 1840, S.E.H.T.D, 1989, 58 p.

 

Édition critique de deux poèmes de G.Roquille : Situation de vet Var-de-Gi, Lo Pereyoux.

 

(quelques exemplaires disponibles : contacts : renat2@wanadoo.fr)

 

 *cf. http://nontra.lingua.free.fr/Bulletins/bulletin_3.htm

 

Lo Creuseu, 3, 2003. “Le mercredi 26 novembre, à l’invitation de l’Association lyonnaise L’Improbable, Claude Longre a tenu une conférence sur la littérature francoprovençale en collaboration avec René Merle, chercheur spécialisé en histoire du mouvement ouvrier au XIXe siècle en langue occitane et francoprovençale – c’est René Merle qui a sorti de l’oubli un des plus grands écrivains régionaux patoisants du XIXe siècle : Guillaume Roquille de Rive-de-Gier. À cette conférence tenue à la Librairie A plus d’un titre à Lyon assistaient une trentaine de personnes qui ont pu ainsi découvrir l’existence d’une littérature régionale particulière dont ils ignoraient peut-être tout”.

 

 

4ème de couverture de Luttes ouvrières et dialecte :

 

Ferblantier à Rive-de-Gier, républicain militant, Guillaume Roquille est un des premiers, sans se départir de sa bonne humeur, à faire de la langue abandonnée au peuple une arme du peuple. Il est ainsi figure singulière parmi les poètes francoprovençaux et de langue d’oc de son temps.

 

René Merle présente ici deux pièces consacrées par Roquille à sa ville natale : la première décrit la misère engendrée par le « progrès » industriel, la seconde soutient la première grève des mineurs de Rive-de-Gier, en 1840. En précisant une biographie jusqu’ici bien mal cernée, son étude met en valeur le rapport dialectique de l’écriture dialectale et de la conscience protestataire sous la Monarchie de juillet.

 

Un témoignage vivant, original et occulté, sur l’écriture de la « langue romane » comme sur les premières luttes ouvrières.

 

René MERLE, professeur agrégé, chercheur en sociolinguistique historique, auteur de nombreuses études sur l’écriture de la langue d’oc et du francoprovençal.

 

 

 

 

Introduction :

 

Du sens d’une démarche.

 

La brochure de Guillaume Roquille, Lo Pereyoux (les Mineurs), interpelle à trois égards. Le poème présente la première grève des mineurs de Rive-de-Gier en 1840, qui, après celles des mineurs du Nord (Anzin, 1833 et 1837), révèle à l’opinion l’autonomie naissante de la classe ouvrière [1] : il est alors exceptionnel en France qu’un poète soutienne le mouvement ouvrier. Le texte est en “patois de Rive-de-Gier” : il est tout aussi exceptionnel alors en Lyonnais et Forez de publier un texte contemporain en dialecte, et plus encore, sans nostalgie passéiste [2], un texte d’intervention. Enfin le poème est écrit par un autodidacte, ouvrier ferblantier.

 

Ce lien entre engagement et dialecte est-il seulement le fait d’un original ? Malgré l’originalité de Roquille, ou à cause d’elle, ce lien semble bien socialement signifiant : même si les mines et le dialecte ont disparu, l’évoquer aujourd’hui n’est pas lettre morte, c’est porter, au-delà du cercle des dialectologues, témoignage vivant sur des mentalités et des luttes desquelles nous demeurons comptables dans nos engagements présents.

 

 

Les débuts de Roquille.

 

Roquille apparaît avec la publication non datée (1834 ou 1835), du Ballon d’essai d’un jeune poète forézien, ou Recueil de quelques pièces de vers en patois du Forez, par Guillaume Roquille de Rive-de-Gier. Il se veut donc, non sans ironie, vrai poète [3] et n’évoque pas sa profession : la mode naît pourtant des “poètes-ouvriers”, mais leur poésie française larmoyante a peu à voir avec celle du jeune ferblantier.

 

Le partage des langues est clair. Au français, les sujets d’ordre général : la prose de la préface et la chanson finale, hommage à Napoléon. Au patois, la connivence locale : sept pièces rimées, descriptions plaisantes, parfois amères, de Rive-de-Gier. Le “poète forézien” est en fait poète de sa ville natale.

 

Écrire dans l’idiome semble aller de soi, sans autre justification que la référence à Chapelon [4]. En fait, l’initiative est nouvelle entre Saint-Étienne et Lyon [5] : à Lyon, où sa tradition d’écriture est modeste, le “patois” apparaît épisodiquement, surtout dans la réédition érudite de chansons du 18e siècle ; à Saint-Étienne par contre, on a édité en 1779 en volume, et réédité en 1820 les œuvres de Chapelon, poète local du 17e siècle, en nostalgie patrimoniale fermée sur la cité. Mais cette lecture, tonique dans son rapport direct à la vie, encourage une écriture patoise des temps nouveaux, à laquelle Roquille donne le coup d’envoi public.

 

Peut-on cerner ses motivations ? Nous savons peu de lui. Le 26 octobre 1804, Paul Roquille, trente-cinq ans, crocheteur (portefaix) sur le port du Canal, à Rive-de-Gier, déclare la naissance de son fils Jean Guillaume. Sa belle signature dénote une certaine instruction [6]. L’enfant grandit dans la Grand Rue [7] : fils unique d’un couple modeste [8], il reçoit l’éducation des enfants du peuple (quand ils ont cette chance) [9], et côtoie de futurs notables sortis du rang.

 

Roquille se présente dans une pièce dédiée aux “Gorlanches de l’indrët” comme “ïn garçon qu’a toujours gorlanchi” : c’est-à-dire flâné, travaillé peu et bu beaucoup [11]. Ce bon gros [12], maladroit avec les filles [13], restera célibataire [14]. Mais Roquille n’est pas un déclassé : il est ouvrier ferblantier, à son compte ensuite semble-t-il, lampiste donc et joue sur le mot [15]. Son mode de vie, ses fréquentations, ses prétentions poétiques, attirent la critique des gens comme il faut, qu’il stigmatise dans son Ballon d’essai [16] : il se sait plus moral que le curé hypocrite, plus honnête que les nouveaux riches, les usuriers, les exploiteurs [17]. Et, s’il fréquente les gueux, il prend toutes ses distances, amusées, avec la petite délinquance des maraudeurs. Le Ballon d’essai , pour être fermé sur Rive-de-Gier, n’est donc pas au service d’un facile unanimisme local.

 

Pourquoi Roquille, pour affirmer sa dignité culturelle d’autodidacte, ne recourt-il pas au français ? Pourquoi ce choix initial et durable du dialecte ? Est-ce seulement d’être, à l’évidence, moins à l’aise en français qu’en dialecte [18] ? D’autres facteurs ont pu jouer : prestige de Chapelon, influence de la pré-renaissance méridionale, refus du mépris dans lequel ceux qui s’élèvent dans l’échelle sociale tiennent l’idiome, usuel encore [19]. L’autodidacte s’est donné les moyens d’écrire en français, mais écrire en dialecte le range, de façon provocante, du côté de ceux qui n’ont pu s’éduquer. Sans doute aussi, mesurant l’écart entre expression dialectale familière et expression française “noble”, Roquille y situe-t-il une délectation esthétique.

 

Qui le lira ? Les travailleurs qu’il fréquente, les mineurs en particulier, sont peu instruits, souvent illettrés. S’ils ne liront pas plus facilement une pièce dans leur langue ordinaire qu’en français, ils chantent: Roquille les montre au cabaret entonnant Béranger, Désaugier, mais “si du bon français on passe à l’idiome, /Je suis persuadé qu’on chantera Guillaume”. [20]

 

Ceux qui savent lire, et qui donc connaissent bien le français, ouvriers parfois, artisans, petits bourgeois, voire notables [21], ne peuvent considérer l’écriture dialectale que comme un dérivatif, quel que soit son plaisir de connivence. Roquille, auteur patois, est condamné à faire rire [22]. La vente par les libraires [23] et les cafetiers, son statut de fabricant quelque peu colporteur [24], lui permettent une diffusion assez large. C’est devant un vrai public que Roquille utilisera le burlesque en arme, avec la conviction de faire œuvre véritable et porteuse de sens [25], Il dira en “patois” ce qu’il n’aurait guère pu dire ainsi en français. En témoigne la pièce initiale du Ballon d’essai : “Situation de vet Var-de-Gi”. Nous la donnons infra in extenso ; afin de comparer ce premier tableau de Rive-de-Gier avec celui proposé un peu plus tard dans Lo Pereyoux.

 

 

 -Situation de vet Var-de-Gi.

 

La pièce décrit la misère amenée à Rive-de-Gier par la construction de la voie ferrée Saint-Étienne – Givors, en 1826. Rive-de-Gier écoulait jusqu’alors son charbon vers Lyon par le canal qui le reliait à Givors et au Rhône [26]. Le chemin de fer concurrence l’activité du port, et, en permettant au charbon de Saint-Étienne et Firminy de gagner Lyon, il apparaît menacer l’activité minière. Le fils du crocheteur du port est sur les positions des travailleurs dépossédés par la machine : à Givors, les portefaix ont violemment refusé la concurrence de la voie ferrée. L’industrialisation est en fait écartée, malgré le souhait de voir “briller” la ville : les verreries en essor [27] ne sont évoquées que d’un mot, la métallurgie, dont la cité est un des berceaux [28], n’est pas mentionnée, les mines sont présentées comme en crise [29]. La nostalgie de l’ancien mode de production, sans chevaux ni machines, traverse le propos du mineur [30]. L’avenir apparaît bouché. Il faut partir.

 

Cette pièce de révolte range Roquille du côté des gueux, des victimes du progrès, ceux aussi dont l’appétit de vivre est le plus vivace, et passe par les satisfactions matérielles de la nourriture, de la boisson. “Deins queliu Vardegi, quou pays de cocagni, / s’o s’agit de lychi parsonna n’a la cagni” [31]

 

Dans le moule français de l’alexandrin, Roquille utilise une authenticité langagière sans vulgarité, qu’il tire vers la guenille, dans un effet-mode du lumpen-prolétariat antithétique du romantisme larmoyant.

 

 

-L’affirmation d’un poète dialectal engagé, 1836-1838.

 

Roquille annonce son départ à la fin de “Situation”. Est-il allé quelque temps à Lyon ? En tout cas, la répression de l’insurrection ouvrière et républicaine de 1834 lui donne matière en 1836 à une pièce superbe. Breyou et so Disciplo, Poëmo burlesquo in sié chants et in vars patuais, par Gmo Roquilli [32] utilise la dérision du burlesque pour condamner la provocation organisée par le pouvoir et l’atroce répression. La pièce, malgré l’alibi du patois, lui vaut condamnation correctionnelle. L’horizon est ici autre que l’horizon natal : le patois n’est pas localisé, la diffusion est régionale.

 

Silencieux quelque temps après sa condamnation [33], Roquille réapparaît en 1838 avec Lo Deputo manquo  [34], récit hilarant de la campagne électorale d’un notable de l’extérieur, qui chasse sur les brisées du député local. Retour efficace et tonitruant à la muse patoise, dont la verve flatte implicitement l’élu du pays contre l’intrus. Le thème est cette fois sans danger.

 

Roquille écrivain dialectal n’est plus tout à fait un isolé : non seulement la restitution patrimoniale stéphanoise s’affirme fortement en 1835-1838, mais à Saint-Chamond l’ouvrier en soie Savel a pris lui aussi la plume pour dénoncer la misère du temps. En 1839, le patois apparaît, sous l’alibi de la parole du forgeron, dans les querelles municipales de la bourgeoisie stéphanoise.

 

Sans  proclamation renaissantiste comme au sud, ces amateurs affirment concrètement les possibilités du dialecte. Roquille publie alors une fracassante pièce d’actualité sur la grève des mineurs de Rive-de-Gier.

 

 

-1840. la grève.

 

Il est nécessaire de présenter rapidement les faits, afin de préciser la démarche de Roquille. Dans la France d’alors, où les compagnies minières sont les premières à employer en permanence des centaines d’ouvriers [35], le bassin forézien (Firminy, Saint-Etienne, Rive-de-Gier) est le plus important. A Rive-de-Gier, une partie de la population vit de la mine depuis déjà cinquante ans. 2.400 mineurs travaillent dans 86 puits, appartenant à 17 compagnies. Le travail est dur, dangereux, mais relativement bien payé. La production a été multipliée par 4 depuis la fin de l’Empire, les concessions se sont multipliées. La hausse du prix du charbon en 1831-1836 entraîne une forte demande sur les concessions. Au grand dam des notables locaux, “le bassin de Saint-Étienne est sorti presque tout entier des mains des habitants du pays ; il a appartenu, en réalité, à des Parisiens, à des Lyonnais, etc” [36]. Puis la baisse du prix amène en 1840 la formation de la Compagnie de l’Union, association pour la vente, et de la Compagnie Générale (groupant 4 compagnies) “afin de diminuer leurs frais d’administration et pour éviter les inconvénients d’une trop grande concurrence” [37]. Elle réduit aussitôt les salaires. La grève est riposte, semble-t-il spontanée, à la diminution des salaires appliquée par les deux compagnies et à la “coalition” patronale.

 

Lancée le 17 février 1840 par les mineurs de la Compagnie Générale, la “coalition” [38] gagne les autres compagnies pendant la semaine. Les ouvriers tiendront bon, sans se départir de leur calme, malgré les mesures exceptionnelles d’intimidation prises par les autorités, impuissantes à désigner des “meneurs” : le seul indice d’une organisation est la diffusion d’un tract (Cf. infra).

 

Afin d’éclairer le récit de Roquille, nous donnons les principaux extraits de la correspondance adressée au gouvernement par le Procureur général de Lyon [39].

 

 

-23 février 1840 : “Je viens d’être informé que les ouvriers employés à l’exploitation des mines de Rive-de-Gier (Loire) ont formé une coalition, par suite de laquelle, il y a de leur part cessation de tout travail. /…/ La Compagnie Générale des mines à Rive-de-Gier a cru devoir diminuer le prix du salaire de nombreux ouvriers qu’elle emploie. Ceux de ces ouvriers qui recevaient 3 f.90 c par jour ont été réduits à 3 f.65 ; ceux de 3 f. à 2 f.90 et ceux de 2.75 à 2 f.70 [40]. Les ouvriers n’ont point voulu accepter cette réduction et se sont abstenus de se rendre à leur travail ordinaire ; environ cent cinquante d’entre eux se sont présentés chez le Maire pour réclamer son intervention auprès de la Compagnie et ce fonctionnaire n’a pas cru pouvoir la leur accorder.

 

Le Sous-Préfet, le Procureur du Roi et le lieutenant de Gendarmerie, instruits de ces circonstances, se sont rendus à Rive-de-Gier, dans l’objet de se fixer par eux-mêmes, sur la véritable situation des choses et de prendre les mesures que l’intérêt public pourrait exiger. Dès l’arrivée de ces fonctionnaires, plusieurs des ouvriers se sont présentés à eux pour leur exposer les motifs de leurs plaintes contre les compagnies ; car la compagnie de l’Union a, elle aussi, diminué les prix. Des exhortations leur ont été adressées ; on a cherché à leur faire comprendre la position fâcheuse dans laquelle ils se plaçaient et on les a avertis des poursuites rigoureuses auxquelles ils s’exposaient en persévérant dans une telle conduite.

 

Au départ des fonctionnaires les ouvriers paraissaient disposés à reprendre leurs travaux et on avait lieu d’espérer que la crise touchait à sa fin ; mais il n’en a point été ainsi et la cessation de travail continue. Du reste, Monsieur le Ministre, il résulte du rapport de mon substitut que la tranquillité publique n’a point été troublée ; que le plus grand calme continue toujours à régner à Rive-de-Gier ; seulement les ouvriers restent chez eux et il y a une complète stagnation de travail; ils n’ont fait, jusqu’ici, aucune manifestation hostile et protestent même contre l’intention de tout désordre.

 

Toutes les mesures ont été prises, la plus rigoureuse surveillance est exercée et il n’est pas douteux que si des troubles avaient lieu, ils seraient promptement réprimés. Ni l’autorité locale, ni les directeurs des mines, n’ont pu jusqu’à ce moment, indiquer aucun des chefs de la coalition. Mon substitut leur a recommandé de ne rien négliger pour parvenir à cette découverte ; afin que l’autorité judiciaire puisse avec succès diriger des poursuites lorsque le moment en sera venu. On espère que si la journée d’aujourd’hui (dimanche) se passe, sans troubles, celle de demain (lundi) sera le terme de la crise. J’ai recommandé à mon substitut d’exercer la plus grande surveillance, de se concerter pour les mesures à prendre avec l’autorité administrative et de m’informer à l’instant même des événements nouveaux qui pourraient survenir. J’aurai, moi-même, le soin de vous en rendre compte sans délai”.

 

25 février : “La journée de Dimanche s’est passée à Rive-de-Gier sans désordre; mais les espérances que l’on avait conçues de voir le lendemain les ouvriers mineurs reprendre leurs travaux ne se sont pas réalisées. Le nombre, au contraire, de ceux qui refusent de travailler s’est accru et de nouveaux puits houillers ont été abandonnés. L’avis suivant a été répandu parmi les ouvriers :

 

            “Ouvriers des Mines :

 

Depuis la cessation des travaux dans une partie des exploitations de Rive-de-Gier pour le motif de la diminution de votre salaire, votre conduite est digne d’éloges ; je vous engage à continuer et à respecter toutes les personnes; espérons que bientôt M.M. les actionnaires des mines reconnaîtront l’erreur où les ont glissé des méchants, qui ne cherchent qu’à être nuisibles à leur intérêt et à la prospérité du pays.

 

Ceux de vous qui pourront soulager leurs camarades, qui sont dans le besoin sont priés de le faire.

 

            Un de vos camarades”.

 

L’autorité s’occupe toujours de rechercher quels sont les chefs et les directeurs de la coalition; mais jusqu’ici on n’a pu parvenir à aucun résultat, faute de concours de la part des surveillants des mines, qui sont retenus par la crainte.

 

Monsieur le Préfet de la Loire vient d’adresser aux ouvriers une proclamation” (le préfet, tout en reconnaissant “le calme et le respect pour l’ordre” des mineurs, leur déclare : “Votre inaction prend le caractère d’une coalition”).

 

“Les diverses autorités continuent toujours à exercer une active surveillance et toutes les mesures sont prises, pour qu’au premier signal de trouble, les moyens de répression ne se fassent pas attendre”.

 

26 février 1840 : “La coalition des mineurs de Rive-de-Gier, a pris beaucoup d’extension & présente des caractères inquiétants pour la tranquillité publique. Le nombre des coalisés s’est beaucoup accru & on assure que des vociférations et des menaces de mort contre les Directeurs des compagnies se sont fait entendre. Le Préfet de la Loire, le Procureur du Roi, & le Sous Préfet de Saint-Étienne vont se rendre à Rive-de-Gier. L’autorité militaire fait diriger sur Rive-de-Gier un escadron de cavalerie & un bataillon. Les autorités civiles & judiciaires agiront avec fermeté et prudence”.

 

28 février 1840. “Depuis l’arrivée des autorités et de la force publique, aucun désordre & aucune manifestation hostile n’ont eu lieu. La ville jouit du plus grand calme & on n’a plus d’inquiétude pour le maintien de la tranquillité publique, toutefois, les ouvriers persistent toujours dans leur refus de travail. Le Procureur du Roi et le Juge d’Instruction président, sur les lieux, à une information ; un nommé Mauchan, l’un des principaux instigateurs de cette coalition est arrêté & plusieurs mandats d’amener ont dû être exécutés ce matin. L’on espère que ces mesures produiront un effet salutaire. Du reste, Monsieur le Ministre, il parait que toutes les sympathies de la population, sont pour les ouvriers & qu’il y a, à peu près unanimité, dans la localité, pour blâmer la réduction de salaire faite par les compagnies”.

 

1er Mars 1840 : “Le calme le plus parfait règne à Rive-de-Gier; cependant les ouvriers n’ont pas encor repris leurs travaux. L’on pense qu’au premier jour toutes les exploitations houillères autres que celles de l’Union & de la Compagnie Générale, seront en pleine activité. Les ouvriers de ces dernières compagnies ont une grande répugnance à rentrer dans leurs anciens ateliers & l’on présume qu’ils préfèrent demander de l’ouvrage aux autres Sociétés houillères.

 

La Compagnie de l’Union et la Compagnie Générale éprouvent, par suite de la coalition, un préjudice immense, beaucoup plus considérable que les avantages, qui auraient pu résulter pour elle de la réduction des salaires. On leur reproche généralement d’avoir par leur imprudence compromis leurs intérêts, leur avenir et, en même temps,” la tranquillité publique.

 

“L’Instruction se poursuit sans obstacles; les faits généraux sont clairement établis; mais la crainte de s’exposer à des actes de vengeance, empêche les témoins de s’expliquer, en toute liberté, sur les individus. Quinze mandats d’amener ont été exécutés, sans aucune manifestation de résistance. Les prévenus ont été transférés hier dans la maison d’arrêt de St.Etienne”.

 

18 mars 1840 : “Depuis le dernier rapport que j’ai eu l’honneur de vous adresser, le plus grand calme a continué à régner à Rive-de-Gier.

 

Il résute des renseignements qui me parviennent que les ouvriers ont enfin repris leurs travaux, sans qu’aucune concession formelle leur ait été faite par les Compagnies, & que les diverses exploitations houillères sont maintenant en activité. Cette crise fâcheuse, qui pouvait avoir de funestes conséquences pour la tranquillité publique, se trouve donc terminée.

 

Vingt deux ouvriers prévenus du délit de coalition ont comparu, avant hier, en état d’arrestation devant le Tribunal de Police Correctionelle de Saint-Etienne. Il a été difficile au Ministère Public de faire parfaitement constater la culpabilité de tous ces prévenus, par suite du système de circonspection et de réticence dans lequel, soit par crainte, soit par sympathie, se sont renfermés la plupart des témoins. Toutefois, l’un des prévenus a été condamné à quinze jours d’emprisonnement et huit autres à dix jours de la même peine. Cette indulgente application de la loi a été déterminée par l’attitude modérée & dépourvue de toute manifestation d’hostilité, que les prévenus ont constamment eue, pendant la durée des débats. Le Tribunal paraît aussi avoir pris en considération les circonstances particulières de cette affaire, dans lequelles quelques unes des Compagnies Industrielles, lui ont paru n’être point exemptes de quelques reproches d’imprudence”.

 

 

La grève ne fut cependant pas une défaite pour les travailleurs  : “jusqu’ici les coalitions d’ouvriers, après avoir duré trois semaines, finissaient toujours par faire la loi aux exploitants. C’est ainsi que les choses s’étaient passées en 1840. /…/ La Cie de l’Union réduisit les salaires; elle s’empressa bientôt de les relever, en présence d’une coalition des ouvriers-mineurs  ”[41].

 

 

-Lo Pereyoux.

 

“Poème burlesque” dit le titre, mais les allègres vers de dix pieds (rompant avec l’alexandrin), relatent, à chaud, ces événements graves. Ses trois chants vont du déclenchement de la grève au transfert des prisonniers à Saint-Étienne (le procès n’est pas évoqué) et ne s’écartent de la version officielle que sur un point, majeur : la provocation, à laquelle les ouvriers ont su ne pas céder. On reconnaît le thème de Breyou .

 

Le récit oppose aux mineurs paisibles et résolus les responsables de l’autorité sociale et politique, que Roquille manifestement veut démystifier. Comme dans l’avis distribué aux mineurs, la responsabilité du conflit est attribuée aux cadres locaux de la mine, désireux d’humilier l’ouvrier : les mécanismes de l’exploitation échappent à Roquille comme sans doute à nombre de ses concitoyens. Mais le Je  ambigu qui conte (v.1) donne ici un constat fondamental : l’état est au service de “la classe des gros” (v.98).

 

Seul l’alibi du patois autorise une telle dérision carnavalesque, dans la représentation physique et morale des chefs et des autorités départementales. En contraste le Maire est sympathiquement emblématique du soutien de la population aux mineurs.

 

Depuis le Ballon d’essai , la guenille a changé de camp, elle est morale ici (les cadres évoqués au début en savetier et chiffonnier), ou réelle, celle  des mouchards. Les mineurs sont représentés sans misérabilisme : de fait, les témoignages du temps l’attestent, ces hommes solides ne portent pas les stigmates ordinaires de la condition ouvrière. Le travail est une nécessité qui assure la satisfaction des besoins fondamentaux (l’importance de la nourriture, de la boisson, de la coquetterie d’après le travail, de la commensalité des hommes est fortement soulignée) et une valeur attestant de la force et du courage de l’ouvrier.

 

Roquille ne partage pas les langues : tout est dit en dialecte, sauf le discours français du préfet. Refus du français ? En aucune façon : cette même année 1840, Roquille publie un poème en français qui salue les 32 victimes d’un coup de grisou. Le français convient par définition à ce genre noble. Est-ce à dire que la grève n’est pas noble ? Le problème est ailleurs : l’emphase du français convient mal à cette réalité à la fois terre à terre et dramatique [42]. La grève, révélatrice du conflit de classe, est aussi prise de parole. Or les mineurs sont dialectophones, leur français incertain pointe dans les placards de 1844 (cf. infra), ou leur pétition lors du conflit de 1852 [43]. Il fallait une plume amie pour rédiger le tract de 1840. Était-ce celle de Roquille ? Breyou  frappait déjà par la distorsion entre la théorisation de la lutte et la réalité prosaïque. Ici, tout en désignant sociologiquement le mineur, vie quotidienne, et dialecte l’intègrent aussi dans la cité. La grève, par définition éphémère, est cependant porteuse d’une conscience de classe dépassant l’horizon étroit du groupe : cette conscience s’accompagne nécessairement de francisation qui, d’une autre façon, donne place au mineur dans la société et l’en dissocie. Or Roquille n’évoque ce premier conflit social que dans les mots de chaque jour, sans emphase romantique ni discours politique. L’ambiguïté et le charme de l’œuvre en procèdent. C’est dire que la connivence locale, et dialectale, peut malgré tout prendre en compte la pièce. C’est dire aussi que le “patois” ne peut être plus qu’arme d’embuscade démystificatrice : s’en tenir à lui serait s’en tenir à la conscience de classe élémentaire des mineurs [44]. Nous aborderons dans une étude ultérieure l’attitude des milieux  républicains et démocrates socialistes devant cet usage de l’idiome natal.

 

En 1844, une autre grève marque une étape majeure dans la conscientisation des mineurs : “Les ouvriers ont agi avec un ensemble qui a étonné tout le monde /…/ cette coalition, à la différence des précédentes, a pris sur le champ le caractère d’une révolte fortement organisée” [45]. Riposte déterminée et organisée à une nouvelle coalition patronale, elle utilise la violence contre la violence d’état, les grévistes tendent une embuscade sanglante aux troupes qui emmenaient vers Saint-Étienne des mineurs prisonniers. Les sociétés secrètes lyonnaises soutiennent le mouvement [46]. L’ironie de l’histoire veut que deux protagonistes du mouvement dialectal, Roquille et Onofrio, soient présents. Mais Onofrio est Substitut du procureur et Roquille n’écrit pas : une intervention serait-elle trop dangereuse ? Les seules traces d’interventions par le texte (hormis celles de la presse, assez favorable aux mineurs), sont en français. Du côté de la spontanéité ouvrière, deux placards de menace à l’orthographe incertaine [47] :

 

 

            “Messieurs les ouvriers des Carières, vous voilà réduits tous à crever de faim, à rapport à cet Imbert le cochon, soutenons nous tous, la révolte commencera lundi prochain et ceux qui iront travailler les cailloux ne m’anqueront pas signé Imbert le membre des salops”[48] .

 

            “Mes très chers consitoien nous vous prions dassister au gugement des coups de savates rendus contre des premier révolté qui ont été travaillés sans leurs confrères et que nous avons été aubligez de les allez cherchés de dans. nous vous prions dapliqué le maximome de la peine”.

 

 

De leur côté les sociétés secrètes diffusent des ouvrages de Leroux et Cabet :

 

 

“on distribuait aux ouvriers un imprimé ayant pour titre : le bourgeois et le prolétaire /…/ elle contient de détestables conseils dont les ouvriers ont trop bien profité, en s’associant et en se coalisant. Les Communistes de Lyon sentent qu’ils n’ont aucune chance de tenir l’autorité en échec, dans cette ville : ils tâchent de nous susciter des troubles sur d’autres points” . [49]

 

 

 

La muse burlesque de Roquille, d’une réalité vécue au ras du sol, s’efface devant l’utilisation par les ouvriers de la langue des puissants : invective des placards et conscientisation de la brochure. Mais Roquille agit :

 

 

 

“Les sociétés secrètes de Lyon viennent d’envoyer aux ouvriers de Rive-de-Gier le montant d’une seconde quête qui a été faite en leur faveur. Une somme de 98 f. 10 c. a été portée à Rive-de-Gier par deux membres de ces sociétés.

 

Le n(omm)é Roquille, républicain, poëte patois, demeurant à Rive-de-Gier, fait encore beaucoup de démarches dans l’intérêt des ouvriers. Il s’est rendu à Grenoble et probablement à Valence, la semaine dernière, pour y recevoir le montant des quêtes qui ont été faites dans ces villes. Hier, en passant à Lyon, il s’est exprimé en ces termes : “Tous les ouvriers ont repris leurs travaux mais tout n’est pas fini; si on ne les augmente pas, lorsqu’on les paiera à l’expiration de la quinzaine, ils abandonneront encore les mines, et, cette fois, la coalition sera de longue durée”. On ne peut donc plus contester l’action des Communistes sur les ouvriers -mineurs”.[50]

 

 

Nous ne savons pas où en était la conscientisation de Roquille, lié aux “Communistes” de Lyon : sans doute était-elle plus avancée que celle des mineurs, dont la combativité ne se prolonge pas spontanément en conscience politique : à la fin de 1844, ils ne signent pas (à la différence des verriers) la pétition du Censeur “pour l’organisation du travail”.

 

Lo Pereyoux  sera réédité sous le Second Empire. L’œuvre est-elle déjà folklorisée dans l’unanimisme local ? Roquille ne s’en explique pas : les conditions politiques sont vraiment peu favorables, celles de la lutte ouvrière ont changé. Mais l’œuvre continue à faire sens, y compris dans les dernières années de la vie d’un Roquille handicapé, indigent, recueilli comme concierge d’usine : “Enfin, je suis admis au banquet d’Apollon; / L’abeille dans sa ruche a reçu le frelon” [51]. Il dépend pour survivre de ceux qu’il dénonçait. “Aucun ne se plaindra de mes mauvais propos, / Je suis l’ami de l’ordre et l’ami du repos”. Palinodie ? ou encore, dans sa poésie d’amour pour sa ville natale, (“Oh ! combien je suis fier du sol où je naquis!” [52]), contradiction dialectique entre le sentiment de classe et la reconnaissance à l’égard d’un patronat qui développe Rive-de-Gier ? “Ce sol n’est pas jonché de comtes, de marquis ; / Mais de célébrités, enfants de l’industrie, / Dont les travaux géants grandissent la patrie !”. Il encense ces “hommes d’élite” dont “l’infatigable Imbert, ce directeur-Hercule”. Nous sommes loin du Tristepatte de Lo Pereyoux.

 

Mais Lo Pereyoux  appartient déjà à la mémoire collective, en témoignage vivant de cette préhistoire du mouvement ouvrier, et à ce titre il nous touche encore.

 

Il faut cependant souligner que, bien que figurant dans les bibliographies des érudits du 19e sièce, Onofrio, Puitspelu, Roquille  n’a jamais fait jusqu’à présent l’objet d’une étude véritable, tant sur le plan bibliographique qu’historique ou dialectal. Sans doute, plus que d’autres, a-t-il souffert du double handicap de l’écriture patoise et de l’écriture engagée.

 

 

La langue de Roquille.

 

Le “patois de Rive-de-Gier” utilisé par Roquille appartient au domaine des parlers dits francoprovençaux. A l’époque où Roquille écrit, le francoprovençal est encore la langue usuelle de la population rurale, et souvent urbaine, dans une vaste zone à cheval sur trois états : France (Isère, Loire, l’extrème sud de ces deux départements appartenant au domaine d’oc, Rhône, Ain, moitié sud du Doubs et du Jura) Royaume de Piémont ( Val d’Aoste, vallées piémontaises au nord de Suse, départements français actuels de Hte Savoie et Savoie), Suisse (cantons de Genève, Neuchâtel, Vaud, parties romandes des cantons de Fribourg et du Valais, une partie du Jura).

 

Le dialecte est encore vivant dans le couloir industriel Saint-Etienne – Givors, où vit Roquille : “Sant-Thiève, Revardegi, Sant-Chaumont et Gibors parlent un langage sonore et criard, un vrai patois de forum, de marché public. A St.Étienne, une des principales villes de France, le patois est encore profondément enraciné; ouvriers et patrons lui conservent une égale affection” [53]. Aussi les textes de Roquille sont-ils publiés sans traduction ni notes, à l’intention d’un public dialectophone.

 

Roquille, comme tout dialectophone, a conscience de la spécificité de son dialecte par rapport aux autres parlers du Forez et du Lyonnais, il a conscience également de la parenté de ces parlers. Rive-de-Gier est dans la Loire, et Roquille se veut “poète forézien”. Cependant son dialecte s’apparente à ceux du Lyonnais dont la ville était paroisse avant 1789 [54]. Il présente également, comme les autres parlers francoprovençaux très méridionaux, des traits marqués par la proximité de l’occitan : ainsi les démonstratifs en qu  (que Roquille écrit souvent c :  : cou ), ou l’existence d’un i   nasal, noté ïn. D’ailleurs,  Mistral, suivant en cela L.P.Gras [55], considère le parler forézien comme rameau de la langue d’oc et présente  d’un mot Roquille en “troubaire”.

 

Quand son oeuvre a une visée locale, comme Lo Pereyoux , Roquille précise donc “patois de Rive-de-Gier”. Si le texte a une destination plus large, comme Breyou , Roquille mentionne simplement “patois”.

 

Notre propos n’est pas ici, on le comprendra, d’entreprendre une description linguistique approfondie de ce parler. Nous renvoyons à la récente présentation par J.B.Martin [56] d’un parler contemporain proche.

 

Roquille, dialectophone naturel [57], présente sans prétentions puristes un état de la langue parlée en son temps : les francismes sont nombreux, et le moule de l’écriture est celui de la poésie française, ce qui étouffe souvent la spontanéité de l’expression dialectale. Mais sa langue est sûre : on notera par exemple la vitalité de temps qui ont alors presque disparu du français parlé, comme le passé simple.

 

Le lecteur familier d’un autre parler francoprovençal et le lecteur occitanophone retrouveront sans problèmes la prononciation et le rythme des vers de Roquille. Tout au plus leur faudra-t-il faire l’effort de rétablir des mots familiers autrement prononcés :

 

palatalisation de cl  et gl   :  clo > clio, reclamo > recliamo, reglano > regliano .

 

palatalisation de l   devant u  : tralure > traliure , falu > faliu.

 

palatalisation de consonnes, comme t et d, devant certaines voyelles : demando > demandzo, dire > dzire, revondu> revondzu, etiquo > etsiquo, lutïn > liutsïn.

 

Roquille prend en compte la tendance déjà ancienne, mais jusqu’alors rarement notée dans l’écriture, à prononcer en o  fermé le a  latin en position tonique et prétonique. En position atone, a  demeure. Roquille marque l’accent tonique par l’accent grave sur le ò .

 

meynat > menò   (accentuation sur le o )  : “enfants, gaillards”.

 

mèna :  (accentuation sur le ) “sorte, façon” .

 

 

Nous avons donné le texte original de 1840. Les seules corrections portent sur des fautes d’impression manifestes: ainsi dans Lo Pereyoux, u  mis pour n  , cro mis  pour cor ,“car” v.114, gue  mis pour que, v.292 [58]. Nous avons également rétabli des majuscules absentes devant des noms propres ou noms de lieux, rétabli ou modifié quelques signes de ponctuation mal placés, et régularisé deux noms propres : Ladoucetta v.235 >Ladouceta, Graponon  v.318. >Craponon.

 

Pour le reste, nous donnons les textes tel que Roquille et l’imprimeur les ont voulus. Ils sont, y compris dans leurs incompréhensions évidentes de la structure des mots, coupés mal à propos parfois, des documents sur la conscience graphique de dialectophones confrontés au problème d’écrire une langue qui, par définition, ne s’écrit pas.  Ainsi les consonnes de liaison sont souvent écrites au commencement du mot auquel elles se lient phonétiquement.  Le lecteur contemporain, non dialectophone, ne doit pas hâtivement en conclure à une naïveté linguistique : il s’agit bel et bien d’une langue, parfaitement et régulièrement  traitée en langue.

 

La solution de Roquille, tout à fait conforme aux traditions régionales, et en particulier à la graphie de Chapelon dont il se réclame, est une notation phonétique. Simplement peut -on noter, du Ballon d’essai  à Lo Pereyoux  une certaine conscientisation en dignité graphique, qui se marque par l’apparition de marques grammaticales comme le s du pluriel, voire de lettres étymologiques, non prononcées. : Les mots sont mieux repérés et délimités.

 

Roquille utilise la graphie ïn  pour noter le i  nasalisé, à l’occitane. Il différencie également ein de in.  L’articulation et la non diphtongaison de certains sons est marquée par l’usage d’un trait d’union, que nous avons également respecté.

 

 

Les deux textes que nous proposons ont donc été donnés par Roquille sans traduction : il est évident que, par définition, l’auteur souhaitait que les textes ne soient que dialectaux.  La traduction dont nous les accompagnons est donc très volontairement fidèle au texte original, elle ne recherche aucun effet, littéraire ou pittoresque, et se veut au service du texte. Nous renvoyons aux notes historiques et linguistiques  pour éclairer deux textes dont certains points demeurent encore obscurs.

 

 

 Textes :

 

“Situation de Vet Var-de-Gi”, pages 5 à 9, in :

Ballon d’essai d’un Jeune Poète Forézien, ou Recueil de quelques pièces de vers en patois du Forez. Par Gme ROQUILLE de Rive-de-Gier. Prix : 1 Franc. A Rive-de-Gier, chez M.Magissol, Libraire, et chez l’Auteur, Rue de Lyon, Maison Pagis . Saint-Étienne, Imprimerie de R.Pichon. (Sans date). 58 pages.

Lo Pereyoux, Poëme burlesque, en patois de Rive-de-Gier, Par Guillaume Roquille. Se trouve à Rive-de-Gier, chez l’Auteur, Ferblantier, Grande Rue Paluy, 1840. Saint-Etienne, Imprimerie de F.Gonin, Place du Marché. 28 pages.

 

[1] Cf. P.Guillaume. “Grèves et organisations ouvrières chez les Mineurs de la Loire au milieu du XIXe siècle”. Le Mouvement social, avril-juin 1963.

[2] Roquille présentera ainsi ses concitoyens d’avant l’essor des mines : “A table comme au lit nul n’était dépravé, / Chacun savait par cœur son Pater, son Ave. / Le bon maire d’alors ne savait pas écrire, / Mais il avait toujours le petit mot pour rire / … / nos pauvre aïeux / Etaient probes et francs, mais guère ingénieux ; / Ils n’avaient dans l’esprit nul rayon de lumière; / Ils ressemblaient en tout à la race première. / De nous faire à son gré l’éloge des anciens,  / Un vieillard a le droit : chacun est pour les siens. / Mais qu’on ne dise pas que jamais l’ignorance / A une ou l’autre époque ait enrichi la France”. Rive-de-Gier, 1959.

[3] “Mes chers concitoyens, chaque pays a ses grands homme, ses orateurs, ses poètes : Rive-de-Gier ferait-il seul exception à la règle ? Non, je vous le jure : je suis poète aussi; lisez plutôt mon opuscule”. Il se définira plus tard sans illusions comme “un rimeur et non pas un poète”. Rive-de-Gier, 1859.

[4] “Saint-Étienne s’honore d’avoir produit Chapelon ; qu’on ne puisse pas dire que Rive-de-Gier a tué par son indifférence le jeune talent d’un poète à son début”.

[5] Cf. René Merle, “L’écriture dialectale forézienne et lyonnaise de la Révolution à la Monarchie de Juillet” in G. Roquille, Breyou et sa disciplo, S.E.H.T.D. 1989.

[6] Quatre brumaire an treize. Archives municipales, Rive-de-Gier.

[7] “La grand rua de Lyon, qu’is vantont la plus bella, […] mon quartsi de naissanci”, La Goranchia, 1857.

[8] “dués broves gins, quoiqu’i ne seyant pòs revondzus (plongés) dins l’argeint. […] I n’ant yu qu’ïn garçon”. “A Mo zamis de vet Var-de-Gi”, in Ballon d’essai.

[9] “Il eut pour professeur un pauvre ignorantin, /Qui jamais n’enseigna le grec ni le latin / Ni le très bon français, ni la philosophie”. Rive-de-Gier , 1859

[10] Évoquant deux notables de 1859, il écrit d’Imbert, directeur de la Compagnie Générale des Mines : “Avec l’un d’eux, jadis, j’ai passé mm printemps ; / Mais mieux que moi tous deux ont employé le temps”Rive-de-Gier, 1859.

[11] “A Mo zamis de vet Var-de-Gi” in Ballon d’essai.

[12] Ses amis évoquent ce jeune Roquille in La Gorlanchia, 1857.

[13] Cf. Rive-de-Gier, 1859.

[14] “véqua lo vio garçon”, Discours en vers patois… 1858.

[15] “riez, Messieurs, du faiseur de lanternes / Qui vient grossir le rang des rimeurs subalternes ; ce malotru lampiste/ A force de rimer s’est presque fait artiste”. Rive-de-Gier, 1859.

[16] “De noviaux parvegnus, que j’ai vus, dins ïn tsomps, / pouro comma de rats et sins reputation”.

[17] “Traitòs me, se vos plait, de franc original ; / Dzites sins vos génô : le garçon chiz Roquilli / N’est qu’un grand folligat que traîne la guenilli. / J’amo miox rin avei que d’être ïn grand scigneur, / Mais que la brôvetô (l’honnêteté) occupeise sa plòci”. “A Mo zamis de vet Var-de-Gi” in Ballon d’essai.

[18] “Pùsque mo vârs français pont pòs vo zamiorci, / Mon langajo parmé je voué recommeinci ; / Je n’einteindo que dzont : Quela viély grabota, / Est cent vés mio taly par charreyi la hotta / Que par faire de vârs, surtout de vârs français, / Au moins, s’a vout rimò, que rimèse ein patuais / Si lo vârs sont mô fats, lo mots no farrant rire”. La Gorlanchia, 1857.

[19] Il écrit dans “A Mo zami de vet Var-de-Gi” à propos des parvenus : “Mais i sont trop bornò par me dzictò de luêt, / Surtout  quand o s’agit d’écrire le patuêt”. Ballon d’Essai.

[20] Rive-de-Gier, 1859

[21] Ainsi le magistrat J.B.Onofrio, dont l’Essai d’un glossaire des patois de Lyonnais, Forez et Beaujolais, Lyon, 1864, donne la première bibliographie de Roquille

[22] Cf. notes 18 et 24.

[23] L’ouvrage est en vente “A Rive-de-Gier, chez Magissol, libraire, et chez l’auteur, Rue de Lyon, Maison Pagis”.

[24] Dans La Gorlanchia, 1857, un ami lui demande s’il ne fait plus des “rôfoles” (balivernes) patuaises : “J’étsïns deins quou moment surchargi de ganduaises (plaisanteries) / J’allôve su lo coup défaire mon ballot…”. Un autre lui dit : “Portôz-vo so lo  bras de lyvro que fant rire ? ” et l’envoie aux bureaux de l’usine où il en vend 32.

[25] “Et je cro qu’ein patuais li miéno (ses vers) sont passablo”,  La Gorlanchia, 1857.

[26] Cf. C.Chomienne, Histoire de la ville de Rive-de-Gier, Saint-Étienne, 1912. – Robert Lacombe, “Le choc de la Révolution industrielle sur une petite ville du Lyonnais, Rive-deGier”, Ethnographie, 1970. n° 64. pp. 1-25. Robert Lacombe, Recherches historiques sur la ville de Rive-de-Gier, Rive-de-Gier, 1985.

[27] Le nombre de verriers est passé sous la Restauration de 600 à 1200.

[28] Elle emploie 3 à 400 ouvriers. Dès la fin du 18e siècle, des capitaux lyonnais l’ont implantée ici, sur le charbon.

[29] Il y a 1000 mineurs à Rive-de-Gier vers 1815, 2400 en 1840. Le “boom” minier commence en 1831. Sans doute la pièce date-t-elle d’avant. L’auteur est donc très jeune.

[30] Cette nostalgie persiste encore dans les réponses des mineurs à l’enquête de mai 1848.

[31] La Gorlanchia, 1857.

[32] en vente “Vait Vardegi, chiz Piarre Guilleri, còfetsi, a la Greneta, et chiz l’Auteur, rua de Lyon ; Vait Givors, chiz Duforné, ceti que vind de livro”.

[33] “Musa, véqua douz ans que te fais la cagnòrda, / Et, dépu qu’ïn brutal t’a trétò de bavòrda, / Lo peplo de leindre se figure còsi / Que quou grand délòbrò t’a bouchi lo gosi”.

[34] “poèmo ein patuais de vait Var de-Gi, par Guillaume Roquille. A Rive-de-Gier, chez Point, cafetier, et chez l’auteur”.

[35] Cf.Yves Lequin – Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914). La formation de la classe ouvrière régionale. Presses universitaires Lyon, 1977.

[36] Lettre du procureur après la grève de 1844. A.N. BB 18 1437

[37] Lettre du procureur après la grève de 1844. A.N. BB 18 1437

[38] Le mot “grève” n’est pas encore utilisé.

[39] Dossier grève de 1840 – A.N. BB 18 1376

[40] Les salaires sont les plus élevés des bassins français. Grands remplisseurs, boiseurs au puits, mineurs, sont les mieux payés, suivis par piqueurs, boiseurs, petits remplisseurs. Palefreniers, enchaîneurs, conducteurs de wagons, remplisseurs au chantier, traîneurs et remblayeurs touchent moins. Les manœuvres sont évidemment les plus mal payés.

[41] Lettre du procureur après la grève de 1844. A.N. BR 18 1437

[42] Onofrio écrit de Lo Pereyoux : “Récit fort amusant d’un de ces grèves d’ouvriers mineurs, qui étaient si fréquentes de 1830 à 1848 dans les mines du département de la Loire, qui finissaient quelquefois tragiquement, mais dont les personnages n’avaient certainement rien de tragique ». – Essai d’un glossaire des patois de Lyonnais. Forez et Beaujolais, Lyon, 1864.

[43] “des enfants au dessous de 16 ans, […] occupés à des travaux au dessus de leurs forces que l’imagination se refuse à en croire la réalité”. A.N.BB 18 1506. Le français régional empreint de dialectalisme n’apparaîtra pas avant l’Empire dans les pièces de Roquille.

[44] Cf. l’évocation des mineurs d’antan in Rive-de-Gier, 1859 : “Cependant tout allait d’un assez joyeux train ; / Les bouillants travailleurs avaient des bras d’airain, / Un labeur excessif amenait l’abondance, / On vidait les flacons, et l’on faisait bombance ; / Ces braves à l’envi fort bien s’en acquittaient, / Et, s’ils gagnaient beaucoup, d’autres en profitaient. / Se battre pour payer était leur habitude, / Aucun de ces messieurs ne s’occupait d’étude : / Le plus buveur était le plus intelligent. / On gaspillait la houille, on gaspillait l’argent. / Le très humble mineur souvent creusait sa tombe, /Ou se faisait griller dans une catacombe. / Tous bravaient le danger, et ces hommes de fer / Etaient en ce pays comme on est en enfer”.

[45] A.N. BB 18 1437

[46] Le Procureur écrit le 23 avril 1844 : “Il paraît certain que, dès l’origine de la coalition, des émissaires sont venus à Lyon pour solliciter des secours. Une collecte, dont je connaîtrais bientôt le montant, a dû être faite dans les sociétés secrètes et le produit en a été porté à Rive-de-Gier, dit-on, par le Sr Murat, gérant du Censeur, journal radical qui paraît à Lyon”. Il ajoute le 25 avril : “trois commissaires qui appartiennent à la Société de la Jeune Europe, Murat, (gérant du journal radical le Censeur), Bernard chef d’atelier et Milliet, autre chef d’atelier, ont quêté à domicile. Ils ont recueilli 50 ou 60 francs. C’est Milliet qui a été chargé de porter le produit de cette quête à Rive-de Gier, mais n’étant en rapport avec personne de cette ville, il n’a pu y déposer l’argent. Milliet l’a remis à Givors, au nommé Villard, limonadier affilié aux sociétés républicaines ; il a dû faire parvenir cette somme à sa destination. Kauffman était à Rive de Gier le 22 avril. Il y a fait plusieurs voyages depuis le commencement des troubles”. A.N. BD 18 1437

[47] A.N. BB 18 1437

[48] Imbert est Directeur de la nouvelle Compagnie Générale. Cf. note 10.

[49] Lettre du procureur général de Lyon du 5 avril 44. A.N. BB 18 1437

[50] En effet, le 25 avril s’amorce la reprise du travail, mais aux premiers jours de mai la grève redevient générale, les mineurs obtiennent 25 c le 15 mai. Le procureur général attribue cette relance aux sociétés secrêtes. Sur ces sociétés, Cf. Buffenoir Maximilien, “Le communisme à Lyon de 1834 à 1848”, Revue d’Histoire de Lyon, VIII, 1909. pp. 347-361. “Le fouriérisme à Lyon de 1834 à 1848”, id.XII, 1913, pp. 444-455.

[51] Discours prononcé dam une grande assemblée présidée par M.Petin, Maire de Rive-de-Gier.

[52] Rive-de-Gier, 1857. Les citations suivantes viennent de la même pièce.

[53] L.P-Gras, Dictionnaire du Patois Forézien, Lyon. 1863.

[54] Ainsi N. de Puitspelu englobe le parler de Rive-de-Gier et présente Roquille in Dictionnaire étymologique du Patois Lyonnais, Lyon, 1881-1890.

[55] LP.Gras, Dictionnaire du Patois Forézien, Lyon, 1863.

[56] Florence Charpigny. Anne-Marie Grenouiller, Jean-Baptiste Marin, Marius Champailler, paysan de Pelussin, Edisud, 1986.

[57] “Mon langajo parmé”, La Gorlanchia, 1857.

[58] ainsi v.12, deins v.32, farons v.121, ïn v.165, bonheur v. 427, repous v.465.