LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

1853

 

 

DÉDICACE A LOUIS NAPOLÉON

La République doit être généreuse et avoir foi dans son avenir ; aussi, moi qui ai connu l’exil et la captivité, j’appelle de tous mes voeux le jour où la patrie pourra, sans danger, faire cesser toutes les proscriptions et effacer les dernières traces de nos discordes civiles.

(Louis NAPOLÉON, 10 décembre 1848.)

 

C’est à vous, Monsieur, que je dédie ces quelques pages que la transportation a dictées et que l’exil a recueillies ; elles vous appartiennent de droit ; car ceci est encore un feuillet taché de sang, un livre de douleurs, une légende des cirques et, vous le savez, les dépouilles des martyrs reviennent toujours au bourreau. Vos maîtres du temps romain, les Tibère, les Caligula, les Néron eurent aussi leurs historiens ou rapsodes qui gravaient, à l’écart, sur les tables d’airain, les folies sanglantes de ces empereurs, et qui les embaumaient dans le crime : c’étaient les Suétone, les Perse, les Tacite, les Juvénal, travailleurs au burin puissant et dont les légendes ont bien mieux gardé ces Césars passés Dieux, que leur Olympe.

Comme toutes ces têtes impériales, qui suent le sang et la débauche à travers les siècles, vous aurez, Monsieur, la grande auréole ; vous serez immortel, comme vos ancêtres du crime et de la folie ; seulement votre renommée ne sera point posthume : vous aurez, vous, la justice, vivante, universelle, contemporaine ; vous la sentirez sous votre pourpre, à votre chevet, dans vos fêtes ; au besoin, vous la trouveriez au bout du monde ; car, aujourd’hui, les Barbares eux-mêmes, les Scythes lointains sont dans la confidence comme les bourgeois d’Athènes, et ce n’est pas le ponton, ce n’est pas l’Afrique, ce n’est pas l’exil, c’est la conscience du genre humain qui vous accuse ; impérissable est donc votre gloire, et vous en pourrez jouir : l’espace et le temps savent votre nom !

Vous avez bien fait, Monsieur, tout ce qu’il y avait à tenter pour écarter de votre chemin cette destinée redoutable : l’universel mépris, la malédiction du monde. Vous aviez la modestie du crime et vous avez fermé toutes les portes de votre empire, et vous avez éteint toutes les lumières, renversé toutes les tribunes, scellé toutes les lèvres ; vous aviez peur de l’anathème des agonies et vous avez muré vos victimes dans vos prisons pleines, au fond de vos bagnes flottants, et vous avez étouffé leur dernier cri sous la balle de vos soldats ou sous le baillon de vos juges !

Mais les temps ne sont plus où les empires étaient fermés comme des cirques ; où le rayon d’une civilisation locale ne s’étendait pas au-delà des frontières, s’arrêtait au seuil des forêts profondes et ne se reflétait jamais au-delà des mers : le crime n’a plus ses antres ; le monde est un aujourd’hui : la vérité va partout comme l’éclair, grâce à la science qui lui a donné des ailes ; l’humanité vivante est son tabernacle et l’univers, son temple.

C’est donc en vain que vous avez fait autour de vous la servitude, le silence, et la nuit. Le cachot a des voix comme le désert, des voix qu’on entend par toute la terre : la tombe elle-même est sonore, et toutes les nations savent, déjà, que vous êtes la cruauté de Sylla, l’ambition d’Octave, la fourberie de Tibère.

Vous êtes sacré, César ! oui, sacré par la tache de sang, et vous aurez le grand siége dans la galerie des monstres qui ont déshonoré l’espèce.

Cela, d’ailleurs, vous était bien dû ; car vous avez dépassé tous les belluaires, effacé toutes les tragédies et conquis, en un seul jour, le plus haut échelon des potences de l’histoire.

Qu’était-ce, en effet, que ce Néron, dont la tête roule à travers les âges comme la médaille éternelle du crime ?

Errant, méprisé, deux fois proscrit, et dans sa race et pour lui-même, n’avait-il comme vous retrouvé sa patrie qu’au prix du sang d’un peuple et par la miséricorde d’une révolution ?

Avait-il salué, comme-vous, cette révolution libératrice du monde et de lui-même, par ce cri jeté de l’étranger à la barricade triomphante : « Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du gouvernement provisoire et les assurer de mon dévoûment à la cause qu’ils représentent comme de ma sympathie pour leurs personnes. »

Par cette autre parole qu’ont si cruellement démentie plus tard les plus infâmes trahisons : « En présence de la souveraineté nationale, je ne veux et ne peux que revendiquer mes droits de citoyen français… toute ma vie sera consacrée à l’affermissement de la République. »

Par cet engagement d’honneur, véritable contrat librement signé, déposé dans les mains du peuple, au milieu des brigues acharnées de la présidence : « Il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque entre vous et moi : je ne suis pas un ambitieux ; élevé dans les pays libres et à l’école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m’imposeront vos suffrages et les volontés de l’assemblée. Si j’étais nommé président, je mettrais mon honneur à laisser, au bout de quatre ans, à mon successeur, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli. »

Par cet autre serment enfin, prêté devant le monde entier, du haut de la tribune souveraine et qui vous reste au front comme une tache, sentence éternelle sous votre couronne : « En présence de Dieu et devant le peuple français, représenté par l’Assemblée Nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique une et indivisible et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution. »

Non ! le fils d’Aggripine entrant dans le palais de Claude n’avait point trouvé la République assise et Rome souveraine ; il n’était pas venu, derrière les Gracques, acclamer le peuple au mont sacré, mendier une patrie, revendiquer son titre dans la curie des citoyens, et modeste, prendre sa place au sénat, à côté de Caton ; il n’avait pas prêté vingt serments devant l’image des Dieux, vingt serments violés plus tard avec toutes les hypocrisies de l’ambition et toutes les audaces de la force ; il ne s’était point assis sur le siége du consul en trompant le peuple par des proclamations presqu’agraires ; il n’avait point réveillé les souvenirs amers de la défaite et provoqué les vengeances de la patrie, l’urne du grand César dans les mains ; il n’avait encore été ni cornélien, ni traître, ni parjure ; il n’avait renversé ni les rostres, ni le sénat, ni la souveraineté publique : pour monter au trône, il n’avait tué que Britannicus.

Quand je songe, Monsieur, que votre Britannicus à vous, c’est la Révolution Française, que votre Aggripine assassinée s’appelle la République et, qu’au lieu d’éventrer Poppée la courtisane, vous avez porté la main sur la conscience humaine, je déclare que vous n’avez pas d’ancêtres de votre taille parmi les malfaiteurs du monde, et que Néron, l’éternel type des monstres, à côté de vous est un pygmée !

Triste Narcisse du crime, il se mirait, dit-on, dans l’incendie de cette Rome que vous avez bombardée ; joueur de flûte, il faisait jeter ses rivaux au cirque ; empereur païen, presque parent de Jupiter, il brûlait les Chrétiens dans ses fêtes ; mais il n’avait pour toute conscience, il n’avait eu pour tout enseignement que la morale de Sénèque, la pédagogie de Burrhus et les conseils de sa mère ; il avait trouvé de plus, dans sa coupe d’adolescent, cette terrible ambroisie du pouvoir absolu qui donne les sanglants vertiges !

Vous, élevé dans les pays libres, à l’école du malheur, vous, sectateur et contemporain de deux révolutions, vous, disciple avoué (pendant les mauvais jours) des idées qui chantent dans le coeur du pauvre, vous en qui la raison publique avait pu pénétrer par toutes les fortes disciplines de l’esprit et du coeur, par l’éducation, par le souvenir, par l’exil, vous enfant du dix-neuvième siècle qui aviez vu déjà la civilisation jeter ses ancres, les libertés publiques s’asseoir, et la science, colonne de lumière, monter si haut, vous vous êtes rué, tout à coup, sur ces libertés fécondes que vous avez étranglées, sur ces phares lumineux que vous avez éteints, sur ces idées, divines semences, qui étaient en fleur dans le jardin du peuple, et que vous avez fauchées. Vous avez poignardé le droit, renversé la loi, vous son pontife, son magistrat suprême ; vous avez, enfin, volé la souveraineté du premier peuple du monde, comme on vole un manteau, la nuit dans une auberge, par effraction, par escalade et guet-à-pens !

La souveraineté, le droit, la justice, la loi, la liberté, voilà donc vos morts, à vous ; ils valent bien, n’est-ce pas, les cadavres de Sénèque et de Burrhus ?

Au milieu de ce cataclysme d’une civilisation s’effondrant tout à coup, sous un complot de nuit, comme une tente sous l’orage, l’âme publique fut saisie d’épouvante et chancela. Ce succès de la force, cette conspiration si savante en stratégies d’assassinat, ce mépris sauvage des serments, cette chute si rapide des institutions , des pouvoirs, de tout un monde la veille encore si vivant et si plein, tout cela la troubla profondément, et bien des têtes qui portaient la pensée doutèrent, inclinées sur ces ruines.

Les ténèbres, d’ailleurs, que vous aviez faites et que sillonnaient seulement les lanternes sourdes le vos polices, ces ténèbres épaisses cachaient le naufrage, masquaient les tombes, les tueries, les vols : on trouvait à peine quelques pistes de sang à travers les dithyrambes de vos journaux et, la nuit étant partout comme la peur, cette autre nuit de l’âme, on sentait peser sur soi l’anxiété des cavernes !

Mais je vous l’ai dit, Monsieur, la vérité, de nos jours, ne reste pas voilée longtemps ; muette ici, baillonnée là, captive de la force ou de la ruse, elle passe, comme le rayon, à travers les barreaux, et va remuer, partout, les touches infinies de son grand clavier humain, la presse.

Ainsi, vous n’aviez point relevé vos cadavres jetés pêle-mêle au fond de vos cimetières éventrés ; vous n’aviez point lavé le sang de vos assassinats, le long des murs, dans les cours, dans le préau de vos prisons, à la Préfecture, au Luxembourg, au Champ-de-Mars, vos trois grands abattoirs nocturnes, que la vérité, rapide comme l’hirondelle, nous arrivait à Londres, qu’on parlait de vos boucheries, en Suisse, en Allemagne, en Piémont, et qu’en Belgique on avait déjà le compte de vos meurtres.

On y faisait aussi le bilan de vos dilapidations à la Banque, à la Bourse, aux paquebots, aux lingots d’or ; on disait les nécessités de vos complices acculés soit à Clichy, soit à Clairvaux, et le coup d’Etat était expliqué dans ses raisons antérieures de vol, de faillites, d’ambitions besogneuses ou princières, comme dans ses résultats hideux : Trois mille cadavres dans Paris, les prisons pleines, les départements dévastés et la civilisation au pillage !

Ces premières clartés, d’ailleurs, étaient à peine répandues que la lumière se faisait éclatante, universelle : les généraux par vous surpris dans la nuit de la trahison et livrés à vos malfaiteurs, parlaient ; le ponton racontait ses souffrances et vos infamies ; l’exil faisait entendre ses témoins sévères, et, Victor Hugo, votre Juvénal, votre Châteaubriand à vous, éclairait si bien votre âme et vos fossés de Vincennes, que le monde entier voyait clair dans ces tragédies !

Il savait, il sait maintenant que vous aviez fait du gouvernement, à vous livré par la confiance du peuple, une longue conspiration de trois années contre ce peuple lui-même, et que, par un double jeu d’esprit italien, vous aviez calomnié la France républicaine, pour rallier contre elle les intérêts effarés, tandis que vous compromettiez, que vous déshonoriez la triste assemblée législative, pour la ruiner à son tour dans l’esprit de la France républicaine.

Il savait, il sait au fond toutes vos intrigues de la veille, pour acheter les consciences militaires, administratives, policières, si toutefois on peut appeler de ce nom sacré consciences ce ramas d’instincts cupides, de bilans véreux, de servilités corses, de vices bigames, de juifs, d’écumeurs et d’aventuriers qui forme aujourd’hui votre monde officiel, vos maréchaux, vos chambellans, vos sénateurs, ô Charlemagne des flibustiers !

Il connaît aussi votre razzia du Deux-Décembre : avec toutes ses manoeuvres de nuit que n’eût pas imaginées Cartouche, un grand homme pourtant, et de votre famille ; il sait que le 4, à deux heures de relevée, comme disent les notaires, ces témoins de la mort, vous avez fait assassiner, par votre armée gorgée d’or et de vin, sans sommation ni provocation, deux mille citoyens désarmés, femmes, enfants, vieillards. Une riche hécatombe, vraiment, et comme en a vu bien peu la Rome des cirques !

Il sait, enfin, qu’au milieu de votre victoire, en dehors des luttes, vous avez fait égorger froidement un millier d’hommes, soit à domicile, soit dans vos prisons ; que vous avez relevé l’échafaud politique pour aspirer à votre aise la forte odeur du sang républicain, ce parfum des rois ; que vos prétoriens-kabyles ont organisé dans le Midi la chasse à l’homme, comme au Petit-Atlas, et que de tous les points de la France désolée, dévastée, sont partis, caravanes de deuil, pour les pontons, l’exil, l’Afrique ou Cayenne, trente ou quarante mille martyrs, coupables d’avoir défendu la loi contre vos assassins !

Mais ce qu’il ne sait pas, c’est le système de vos haines contre ces condamnés sans juges de la transportation ; ce sont les servitudes qui les accablent, les avanies qu’ils ont à subir c’est la pratique de vos vengeances contre cette légion sacrée où se trouvent pêle-mêle accouplés, ensevelis dans la misère et le désespoir, l’artiste, l’ouvrier, le laboureur, le médecin, le juge, toutes les fonctions, tous les états, tous les services, et plus de cent mères de famille que vous avez arrachées à leurs petits enfants, pour les jeter sur les chemins de l’exil ou dans vos bagnes de l’étranger.

Voilà ce qu’il ne sait pas et voilà la dernière page de vos triomphes que je viens livrer à ses méditations, en vous la dédiant.

Elle est bien incomplète et bien pâle, cette légende de vos martyrs ; car la transportation est sans parole et vos cirques sont fermés comme les cercles du Dante ; mais ne craignez rien : pas une larme, pas une tache de sang ne se perdra, tout sera recueilli : le soupir, le sanglot, l’agonie, le désespoir, la faim, et vous aurez votre colonne trajane, ô César de l’assassinat !