LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

 

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

 

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

 

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

 

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

 

1853

CHAPITRE IX

LES DERNIERS HORIZONS

 

  

 

LAMBESSA

 

Lambessa !… ce nom, depuis nos dernières guerres civiles; a retenti jusque dans le dernier village de France : il n’est pas un département, un canton, un hameau qui ne l’ait entendu dans les harangues officielles ou qui ne l’ait trouvé dans les lettres de l’exil. Pour l’opinion publique en France, Lambessa, c’est le Sainte-Hélène de la République !

 

Eh bien, Lambessa n’est pas un mythe de la fable, mais il n’a jamais reçu d’autres proscrits que ceux de la grande bataille de Juin.

 

Trois cents hommes à peu près sont là depuis deux ans, condamnés aux rudes travaux des galères pénitentiaires, n’ayant pour témoin que le désert, et pour vengeur que la conscience.

 

Lorsque M. Louis Bonaparte eut besoin de Bab-Azoun, de Douéra, de Bir-Kadem et des vieilles citadelles africaines, pour y jeter ses proscrits, il fit enlever de la Casbah de Bône les trois cents martyrs de la grande tempête sociale qu’avec bien d’autres il avait allumée, et les ruines romaines de Lambessa leur furent assignées comme Bastille, ou pour mieux dire, comme tombeau.

 

Ouvrez les livres, penchez-vous sur les cartes, consultez les voyageurs, vous ne trouverez nulle part une indication sérieuse sur ce point perdu du désert où vivent nos frères.

 

Cela est jeté, nous a-t-on dit, au bord des grandes solitudes qui ne voient que le soleil et le vent ; point de fleurs, point d’arbres sur cette grève lointaine : l’herbe elle-même n’y peut monter : voilà le paysage !

 

Les chaudes haleines du sirocco qui fait orage et la froide humidité des nuits : voilà le climat.

 

Dans le camp, la discipline des bagnes, le boulet pour les mutins ; l’insulte pour tous. Quant aux travaux, c’est la corvée de misère à ce point raffinée qu’on a forcé les martyrs à construire eux-mêmes leurs prisons avec les séculaires débris qui gisaient çà et là, derniers cadavres de Rome !

 

Les trois cents de Lambessa sont les indomptables du combat et de l’idée, natures généreuses, mais qui ne plient pas sous la force. Aussi la réaction de 1848, monstre à plusieurs têtes, n’a-t-elle jamais voulu les amnistier : cela se comprend ; ils n’appartenaient ni à César, ni à Pompée, ni à Lépidus ; ils ne répondaient qu’à la grande consigne de la Révolution française, et toutes les ambitions, toutes les sympathies, toutes les dictatures, les ont laissés dans leur bagne !

 

Entre tous, pourtant, un homme avait promis d’effacer cette honte et de finir ce supplice ; il était candidat alors, et la miséricorde de ses programmes était large, infinie comme ses cupidités ; dans ses circulaires, la transportation était un crime , dans ses discours-embaucheurs, il ne désirait le pouvoir que pour guérir les plaies de la patrie !

 

Certes, pour tous ceux qui savent l’histoire de ce temps, et qui de près ont suivi nos guerres, M. Bonaparte avait là non seulement un devoir civique à remplir, mais une dette à payer. Combien de soldats, qu’avaient entraînés son or et son nom, ne comptait-il pas, en effet, dans ces terribles journées où le désespoir, la misère et le droit trouvèrent tant d’ambitions complices !

 

Qu’on relise le procès de Lahr et de Daix, les premières têtes coupées depuis que le peuple avait jeté le trône et le panier de Samson aux mêmes gémonies.

 

Mais M. Louis Bonaparte était une ambition princière de la grande école. Pour ces dieux-là, les hommes sont des obstacles ou des instruments, des choses : obstacles, on les brise, instruments, on les livre, et quand vient l’heure on monte au Capitole !

 

Donc on n’a point lutté contre les échafauds, l’on n’a point amnistié, l’on n’a point gracié, comme l’annonçaient les programmes ; on s’est fait empereur et l’on garde à Lambessa comme au Mont-Saint-Michel, comme à Belle-Isle toutes ces têtes républicaines qui ne savent pas se courber au gré des fortunes !

 

Le régime intérieur de Lambessa ne nous est point connu dans ses règles essentielles et fondamentales, mais les disciplines de Douéra, de Bône et de Béni-Mansour ne sont que de la faveur et du printemps, à côté de ces codes mystérieux et clos.

 

Il y a de plus la distance et l’isolement, c’est-à-dire, pour les geôliers, cruauté libre et responsabilité nulle : qu’on y songe, en effet : de ces cercles lointains la plainte ne peut sortir et le Gessler est Dieu sur ce domaine ; les âmes et les corps sont sous sa main : il peut insulter à sa guise, supplicier à sa fantaisie, troubler le sommeil fiévreux, aggraver les tâches et torturer à pleine haine !

 

C’est le vautour libre au flanc de Prométhée sur le Caucase désert.

 

Ce que peut inventer la rage humaine en de pareilles conditions, et ce que doit avoir à souffrir, le malheur désarmé, cela se devine ; mais ce n’est point seulement la persécution intérieure, irresponsable, anonyme qui doit entrer en compte ici : ce n’est pas la faim, ce n’est pas le boulet, ce n’est pas le travail incessant, ce n’est pas la solitude où tout est perdu, famille, amis, patrie ; — c’est la guerre des éléments, c’est le climat, c’est la fièvre que tout engendre, c’est la mort qui sort des marais infects et que portent les vents !

 

Ainsi, veut-on savoir ce qu’il y a d’influences terribles en ce pays où M. Bonaparte a relégué ses captifs ? —qu’on lise la lettre suivante :

 

C’était par une belle et chaude journée de septembre, je m’acheminais lentement vers le lieu de ma destination. J’avais reçu l’ordre de me rendre au pont du Chélif pour y remplir les fonctions de médecin de la colonie pénitentiaire, ou encore, des transportés politiques…

 

Je ne pouvais m’empêcher de ressentir des regrets en voyant fuir, derrière moi, cette ville de Mostaganem, que j’habitais depuis six ans. Malgré moi je songeais à ceux que j’avais soignés, aux amis que je quittais ; ma mémoire, trop fidèle compagne, me retraçait les trois épidémies cholériques que j’avais traversées, comme chef de service, et à mon tour je murmurais tout bas : grandeur et servitude militaires !

 

Je ne veux nullement revendiquer pour nous seuls, médecins de l’armée d’Afrique, le privilége exclusif des désillusions, des mécomptes, des peines sans compensation : je commettrais une injustice et j’aurais tort ; mais la vie algérienne, encore incomplètement organisée, recèle des tristesses fatales, inconnues à nos confrères de France.

 

Les milieux où nous vivons surexcitent la somme de courage moral accordée à chacun de nous, usent rapidement les ressorts de l’organisme, impriment à l’intelligence une activité fébrile et capricieuse, exaltent les appétits physiques, et flétrissent avant l’heure les sentiments les plus généreux. On vieillit vite, parce qu’un climat impitoyable vous force à plier sous son joug ; on vieillit vite surtout, parce que le coeur reste inoccupé.

 

Les traditions, la famille, n’existent pas en Afrique; rien ne vous reporte aux souvenirs si doux et si consolants de vos jeunes, de vos fraîches années ; tout, au contraire, irrite votre impatience, froisse la délicatesse de vos susceptibilités, enflamme les exigences de votre chair et blesse votre jugement, en le faussant ; aussi, lorsqu’après un long séjour on s’examine, on s’analyse froidement, se trouve-t-on moins bon.

 

L’homme est actif, il faut à son âme, à son intelligence et à ses sens des satisfactions convenables, modérées, pour que l’harmonie préside à la régularité de son existence, pour qu’il puisse, sans secousse, obéir à ses devoirs et aux rigueurs de sa position, pour qu’enfin des passions exagérées et égoïstes, des désirs blâmables et illégitimes ne viennent troubler ni son repos ni sa raison…

 

… Observons donc, médecin, peut-être serons-nous assez heureux parfois pour guérir ou pour soulager ; philosophe, nous serons plus indulgent, qui sait ? pour les erreurs et les égarements des hommes, en rapportant, avec une juste impartialité, avec un esprit dépouillé de toute prévention hostile, les passions condamnables aux causes le plus souvent fatales qui les ont produites, en les rapprochant des milieux funestes auxquels ils ont emprunté leur germe.

 

… Le village du Pont du Chélif est situé sur un versant de montagne s’étendant obliquement du nord-ouest à l’est, et présentant un plan légèrement incliné qui se termine au Chélif ; un des principaux fleuves de l’Algérie… L’inclination du plan dont je viens de parler n’est pas entière, c’est-à-dire qu’elle se trouve arrêtée brusquement par un rebord assez élevé, à 50 mètres du fleuve.

 

Je reviendrai plus bas sur cette circonstance.

 

Le village est, de toutes parts, entouré de hautes montagnes appartenant, les unes au Dhara, les autres à la vallée même du Chélif. A 6 kilomètres environ, et sur la route du Dhara, on rencontre une forêt assez importante, composée de lentisques et de chênes verts.

 

Ce village n’est pas achevé ; il se compose dans ce moment de cinquante maisons à peu près, placées à une distance inégale les unes des autres.

 

Les constructions qui doivent occuper la partie supérieure du plateau que j’ai indiqué n’ont pas encore été commencées.

 

Un fossé d’enceinte a été creusé par les transportés…

 

On n’a, jusqu’à présent, découvert aucune source, un seul puits a été creusé, et l’eau en est mauvaise et salée.

 

Les vents ordinaires sont ceux du nord-ouest, du nord-est, puis vient le sud-ouest.

 

Les orages sont fréquents : la brise de mer ne se fait sentir que vers les deux ou trois heures de l’après-midi. Les vents du nord-ouest soufflent parfois avec une grande impétuosité ; les chaleurs sont fortes, accablantes, difficiles à supporter ; l’air est pesant et humide.

 

Ces faits s’expliquent par la position même du village, bâti au fond d’un entonnoir.

 

L’eau du Chelif est mauvaise ; elle a mérité malheureusement, sous le rapport de ses effets nuisibles, une réputation très répandue dans la subdivision.

 

Saumâtre, d’un gris sale, abondamment chargée de matières terreuses et organiques, elle est lourde, pénible à l’estomac, d’une digestion très laborieuse, provoque la diarrhée, et contribue beaucoup, suivant moi, à la fréquence des fièvres d’accès qu’on observe dans le pays…

 

On rencontre, dans les environs, des carrières de marbre et un grand nombre de blocs de pierre blanchâtre, véritable albâtre avec lesquels les transportés ont construit des filtres ; plusieurs même en ont fait des ouvrages très curieux.

 

J’ai cru remarquer que ces filtres, tout en rendant l’eau plus limpide, lui communiquent cependant une saveur salée, désagréable, et une action purgative.

 

A trois kilomètres du village, dans la direction de l’est, au-dessus du pont du Chélif, et dans le voisinage de Souk-el-Miton, se trouve un marais dont les exhalaisons sont apportées par les vents qui viennent de ce côté.

 

On sait qu’en Afrique les pluies tombent par torrents et pendant une période déterminée ; or le rebord du terrain dont j’ai parlé en commençant arrête l’écoulement des eaux, aucune saignée n’ayant été pratiquée. Ces eaux forment sur l’emplacement du village, autour de chaque maison, des mares, ou plutôt de véritables marais accidentels.

 

… … …

 

Les travaux récemment entrepris, les terrassements, les grands remuements de terre, en un mot, qui ont lieu, contribuent encore à l’insalubrité du village.

 

On ne rencontre aucune trace de végétation. Quelques jardins ont été essayés depuis peu…

 

Les maisons habitées par les transportés… sont convenablement distribuées et tenues proprement, mais elles sont toutes très humides. Couvertes en tuiles, toutes les précautions ont été prises pour les préserver d’inconvénients graves, mais il est fort difficile, on le conçoit, de conjurer certains périls qui résultent d’une position donnée.

 

Les transportés, au nombre de 317, sont arrivés au Pont du Chélif, le 10 mai 1852.

 

Ils ont été divisés en escouades de 20 hommes, commandées par un chef nommé par le gouverneur général. Chacune d’elles occupe une maison séparée, autant que possible.

 

Tous sont couchés sur des lits ordinaires de soldats, et convenablement couverts la nuit…

 

Ils sont nourris de la manière suivante : 750 grammes de pain de munition ; 250 grammes de pain de soupe ; 350 grammes de viande ; 12 grammes de riz ; ½ litre de vin ; 12 grammes de café ; 12 grammes de sucre.

Toute proportion gardée, les transportés sont aussi bien nourris que les soldats.

 

Les transportés, organisés militairement, travaillent deux fois par jour, et tous les deux jours, le matin à six heures, le soir à deux heures. Ils ont achevé un fossé d’enceinte.

 

La transportation est donc, cela est constant, aggravée par les travaux forcés.

 

En général, la conduite des transportés, sous l’influence de l’administration intelligente et sage de M. le capitaine-directeur, n’a provoqué aucune plainte fâcheuse, n’a nécessité aucune démonstration rigoureuse, aucune mesure enfin dont l’opportunité sévère eût été justifiée par la gravité de l’acte.

 

Du 16 mai au 20 novembre 1852, sur le chiffre de 317 transportés au Pont du Chélif, cent vingt ont été envoyés à l’hôpital.

 

C’est-à-dire que plus du tiers de l’effectif de la colonie a été atteint par les maladies en six mois !

 

Le nombre des exemptions à la chambre a été considérable parmi les tirailleurs indigènes de service dans le village, beaucoup ont été attaqués de fièvres.

 

Quelle a été la nature, quel a été le genre des maladies dont les transportés ont été atteints ?

 

J’esquisserai à grands traits les maladies qu’ont présentées les transportés ; je n’en donnerai qu’une idée générale, je n’en tracerai qu’un tableau fidèle, mais court. Je n’avais à ma disposition que fort peu de moyens d’action, et, dirigés sur l’hôpital, il devenait impossible de les observer avec suite.

 

Dans le courant de l’automne comme à la fin de l’été, j’ai constaté peu de cas de dyssenterie. Presque tous les malades ont été atteints de fièvre paludéenne offrant la forme rémittente gastrique ; l’accès était quotidien, quelquefois double quotidien, très rarement tierce. Beaucoup ont eu des accès graves contre lesquels j’employais immédiatement le sulfate de quinine à haute dose ; quelques-uns ont éprouvé des accès pernicieux comateux ; je n’en ai pas rencontré de délirants.

 

Une remarque importante et curieuse, c’est que tous ceux qui ont été touchés en quelque sorte par l’intoxication marécageuse de la localité en ont conservé des traces telles qu’ils n’ont jamais pu entièrement se rétablir. D’emblée la cachexie les frappait de son cachet indélébile.

 

Ce fait s’explique par l’intensité du foyer marématique et par l’infériorité de constitution que présentent en général les transportés. La moyenne de leur âge est de quarante ans, et à côté de jeunes gens on voit des vieillards de cinquante et même de soixante ans.

 

J’avais prévu, dès mon arrivée, ce résultat fâcheux, et j’avais prié M. le capitaine directeur d’en faire le sujet d’un rapport spécial à M. le gouverneur général, afin d’obtenir que les transportés malades de cachexie confirmée fussent envoyés, si cela était possible, en France, dans une prison du littoral que l’autorité supérieure aurait désignée.

 

J’exprimai la même opinion à M. l’inspecteur médical, dans un rapport sanitaire que j’eus l’honneur de lui adresser.

 

Les symptômes gastro-hépatiques se sont toujours montrés d’une manière tranchée ; et le sulfate de quinine ne possédait son énergie ordinaire que quand ils avaient disparu.

 

Ce phénomène morbide, comme j’ai déjà eu ailleurs l’occasion de le dire, dépend directement des causes climatériques ou fixes, ainsi que de l’élévation de la température.

 

J’ai voyagé, j’ai visité deux prisons en France, je n’ai jamais rien rencontré de plus triste qu’une colonie pénitentiaire. Souvent en voyant passer ces figures attristées et pâlies par les souffrances de l’exil, en observant avec attention ces hommes dont beaucoup, aux traits marqués par de profondes rides, semblaient ne devoir plus aspirer qu’au repos de l’obscurité et à la tranquille monotonie du foyer domestique, je me demandais : A quels mobiles ont-ils cédé ? A quelles idées ont-ils obéi en commettant les fautes qui leur sont reprochées ? Est-ce l’espoir d’un avenir meilleur qui a armé leur bras, inspiré leur courage ?

 

Maintenant, ce village réunit-il les conditions voulues de salubrité ? Peut-on lui présager un avenir favorable ? Je ne le pense pas.

 

Le rebord qui termine l’espèce de plateau sur lequel la colonie est placée, empêche l’écoulement des eaux pluviales qui, avec les détritus de toute espèce qu’elles rencontrent, forment des marais accidentels dont j’ai déjà signalé les effets délétères.

 

La position de ce village, son orientation, sa proximité d’un fleuve impétueux et débordant à la saison des pluies, boueux et infect quand il est à sec, enfin la mauvaise qualité des eaux, voilà les circonstances qui doivent, suivant moi, faire considérer cette localité comme insalubre.

 

Il ne me parait donc pas opportun d’achever la partie du village placée à l’extrémité supérieure du plateau. En 1847 et en 1848, les troupes qui travaillaient alors au pont nous on fourni un nombre considérable de maladies, et nous avons eu à enregistrer à l’hôpital une mortalité très élevée. Le travail spécial auquel se livraient les soldats a dû, j’en conviens, contribuer d’une manière assez notable à l’élévation du chiffre des malades ; toutefois la cause principale appartient aux influences locales.

 

Je crois que cette localité ne devrait être qu’un camp militaire propre à garder le pont, cette position d’une importance capitale. Des 317 transportés, arrivés le 10 mai 1852, il n’en reste aujourd’hui qu’environ 130 ou 150 ; un grand nombre ont été graciés.

 

BEAUCOUP DE. TRANSPORTES DEJA ONT SUCCOMBE A LA NOSTALGIE, AU DECOURAGEMENT, AUX INFLUENCES FUNESTES DU CLIMAT.

 

Emile Cordier, Médecin de 1ère classe, en Algérie.

 

 

L’homme de science qui a écrit ces lignes est un personnage officiel, salarié par le gouvernement, et dont la pensée n’oserait les témérités politiques : en maints endroits, d’ailleurs, il a grand soin de manifester clairement sa répugnance et ses mépris pour les martyrs de la foi républicaine.

 

Or, voici pourtant ce que sa confession révèle : il y a, même pour les heureux, des tristesses fatales dans la vie d’Afrique : les ressorts de l’organisme s’y usent facilement : — le climat est impitoyable : — les chaleurs y sont accablantes, difficiles à supporter : — on n’y rencontre (en ces points de désolés) aucune trace de végétation : — et rien n’est plus triste qu’une colonie pénitentiaire !

 

Le rapport où sont signalées ces conditions de mort, l’administration algérienne l’a reçu sans y répondre : le gouvernement central lui-même, celui de Paris, n’ignorait aucune de ces terribles influences climatériques, et pourtant il a jeté douze mille hommes sur cette terre où la maladie sort de la plante, de l’air, des marais et des vents. Qu’on nous dise, après des révélations pareilles, qu’on a voulu coloniser l’Afrique !

 

Lambessa, quoique sur un autre point, se trouve placé dans le même milieu de fièvres et de pestilences ; c’est toujours le sirocco dont le souffle porte la flamme, c’est toujours l’humidité malsaine des nuits tropicales, c’est toujours et partout le miasme empoisonné, la sécheresse aride et les vapeurs embrasées du désert.

 

Le bon docteur qui décrit si tristement son exil payé constate encore ce que nous avons signalé déjà dans ce livre, la galère incessante et les travaux forcés de la transportation : il nous parle, comme les martyrs, de fossés d’enceinte, de terrassements, et de toutes les rudes corvées qui sont la tâche quotidienne imposée par la philantropie du 2 Décembre.

 

Ces travaux, nous dit-il, se répètent deux fois par jour et contribuent encore à l’insalubrité des villages.

 

Cela se comprend, en effet ; cette terre sauvage qu’on éventre pour la première fois depuis des siècles vomit tous les poisons et répand au loin les maladies mortelles. Que de pionniers ne sont-ils pas restés sur le sillon dans les forêts vierges qu’entamait l’Amérique ?

 

Ici, nous avons encore la déclaration très nette et très significative de notre savant : des trois cents dix-sept transportés, dit-il, il n’en reste aujourd’hui qu’environ cent trente, beaucoup ont déjà succombé à la nostalgie, au découragement, aux influences funestes du climat.

 

Et pour que sa parole ait plus de portée, il spécialise, en ajoutant que la cachexie frappait, de son cachet indélébile, ceux des transportés que n’emportaient point les rudes fatigues ou les fièvres.

 

Il est vrai que le médecin patenté de l’administration ajoute : beaucoup ont été graciés. Mais comme nous savons déjà ce qu’ont donné les amnisties du Deux-Décembre, nous pouvons laisser, en toute conscience, les deux tiers des absents au compte de la mort.

 

Ainsi, sur cette terre aux cents bagnes, les hommes-geôliers sont des bourreaux : le travail est un supplice, l’air un poison et le sol dévore. Des cadavres ou des spectres : voilà ce que laissera la colonisation d’Afrique !

 

 

CAYENNE

 

Cette vaste arène d’Afrique, où s’ébattent les lions, les Kabyles et les vents, n’a pourtant pu suffire à M. Louis Bonaparte : sa haine est aussi gloutonne que son ambition , et, pour d’autres victimes, il lui fallait d’autres cieux, afin sans doute que par toute la terre il y eut des témoins de sa gloire : déjà, quand il n’était encore qu’au bas de l’échelle, ayant au-dessus de lui le peuple et les assemblées, il avait fait d’un petit îlot de l’Océan pacifique un ergastule-modèle pour les républicains, et jeté ses premiers martyrs dans ce puits perdu de la lointaine et mystérieuse Polynésie.

 

Qui ne se souvient de Nouka-Hiva ?

 

Après décembre et ses guet-apens heureux, maître absolu de la situation, ayant sous le pied les consciences, les institutions, les idées, les hommes, le dictateur put mieux donner toute carrière à ses froides vengeances, et Cayenne eut alors sa part de butin, comme Alger, comme les Marquises, ces oubliettes du grand Océan.

 

Ainsi, douze cents républicains sont partis, par convois successifs depuis deux ans, pour cette terre de feu qu’ont depuis longtemps illustrée nos malheurs, et la Révolution de Février laissera là des ossements, comme la grande République sa mère.

 

M. Bonaparte aime les traditions, en matière de supplices surtout : il s’est souvenu de Fructidor !

 

Journalistes, cultivateurs, propriétaires, ouvriers des villes et travailleurs des champs, il y a de tout, même des femmes, dans cette lande-cimetière qu’embrase le soleil, et cette fois encore, il s’agit de coloniser… mais avec des ,forçats !

 

M. Louis Bonaparte est, en vérité, plus grand que son oncle : ce n’est pas un prince, c’est le prince : l’autre, celui de la gloire, comme disent les chansons, l’autre se contentait de faire assassiner en grand appareil de guerre quelques milliers d’hommes par jour, de prendre à ses heure une ville, une frontière, un royaume, et d’envoyer dans les cachots ou les déserts, — à la Guyane, par exemple — ce qui lui tombait sous la main : il était artiste en meurtres ; il faisait de la force pour elle-même, et n’avait guère souci que de la puissance.

 

Celui-ci ne prend ni villes, ni frontières, ni royaumes : il assassine chez lui, n’attaque pas le voisin et parle de la paix, comme Louis-Philippe, le roi des banques : mais avec ses ennemis il a des façons félines plus cruelles que la violence et plus terribles que l’échafaud ; il les accouple avec les forçats, espérant ainsi les dégrader et flétrir en eux l’idée qu’ils représentent : il sait bien que Cayenne les tuera comme l’Afrique, mais il n’a pas seulement besoin de cadavres, il lui faut, en tous et partout, la mort de l’honneur : il ne fait pas la guerre aux hommes, il la fait à l’homme ! C’est le jésuite du système.

 

Que si l’on doutait de cette dernière infamie qui rappelle le supplice de Maxence, liant le vivant au mort, nous n’aurions qu’à transcrire ici le décret-Morny du 8 décembre, décret assimilant les prisonniers politiques aux repris de justice, et condamnant les membres des anciennes sociétés secrètes à la vie commune, dans les bagnes de Cayenne, avec les forçats en rupture de ban !

 

Voici d’ailleurs, entre cent autres, une lettre inédite, et qui prouve la vérité de ces monstrueux accouplements imaginés par la pensée du crime :

 

A bord de l’Erigone, le 28 mai 1852.

 

Mon cher Charpy,

 

Partis de Toulon le 23 avril, nous sommes arrivés à Brest le 6 mai, où nous languissons depuis. Mais aujourd’hui nous allons partir pour ce Cayenne qu’on nous promet depuis si longtemps.

 

Il n’est pas trop tard que cela finisse, car pour mon compte je suis épuisé de fatigues après tant de voyages tant en France qu’en Afrique.

 

Voici le personnel de la frégate : cent quarante-cinq détenus politiques de trente-deux départements, pressés comme sur le Christophe Colomb, je te laisse à penser si nous souffrons ; quatre-vingts environ repris de justice en rupture de ban, rebuts impurs de toute la société, ces hommes vont à la Guyanne sous la dénomination de volontaires ; puis pour compléter la situation, cent soixante-un forçats viennent d’être embarqués aujourd’hui. Voilà nos compagnons de voyage ! Je vous laisse à comprendre notre douleur et la position qui nous est faite.

 

Gardez mon ami, gardez là bas un souvenir aux exilés. Je sais qu’en Afrique vous n’êtes guère plus heureux, éloignés de vos familles comme nous : seulement vous les reverrez bientôt. On nous dit qu’il n’en reviendra pas beaucoup de nous.

 

Ne m’oublie pas, mon ami, je t’en conjure. Je viens de te dire notre prison, dis-moi la vôtre.

 

J’attends une lettre de toi, je la recevrai à Cayenne, ne m’oublie pas !

 

C’est le 29 mai que nous quittons la France, si tu la revois avant moi salue-la pour nous deux, je l’aime toujours.

 

Adieu.

 

Pierre Quebel,

 

Chapelier à Montreuil.

 

 

L’ouvrier est parti, son dernier regard cherchant la France et, le pied en manille comme son compagnon de chaîne, un forçat, un assassin, peut-être…

 

Et ce n’est pas au milieu de la lutte seulement, quand la peur poussait aux violences qu’on a fait ces choses : ce n’est pas une mesure de combat, un accident, une fantaisie de vengeance, c’est un système permanent, c’est la loi vivante, religieusement gardée par les maîtres, et que le caprice applique.

 

Voyez :

 

On lit dans le Salut publie de Lyon, le 6 mars 1853 :

 

Par application de l’art. 2 du décret du 8 décembre 1851, le ministre de la police générale vient de décider que les nommés Chapitel, cordonnier, âgé de vingt-neuf ans, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), et Brayet, cordonnier, âgé de quarante-trois ans, né à Rive-de-Gier, condamnés, le premier à six mois d’emprisonnement, et le second à deux mois d’emprisonnement, pour affiliation à une société secrète seraient transportés à Cayenne, pour la durée de dix années, à l’expiration de leur peine.

 

 

Le système est-il assez cruellement constaté ? La justice des tribunaux, si rampante et si lâche depuis le 2 Décembre, n’avait pourtant condamné qu’au minimum ces deux prolétaires : pour tous ceux qui savent la couardise et les nécessités de Thémis, il est clair qu’ils étaient innocents. Eh bien, la police les ramasse et les jette pour dix ans à Cayenne !

 

Y a-t-il encore une France ? et ne dirait-on pas les lignes suivantes datées du pays d’Archangel ou d’Astrakan ?

 

Des lettres de Toulon nous informent qu’il partira de ce port, demain jeudi 10 mars, un nouveau convoi de forçats pour la colonie pénitentiaire de Cayenne. De ce convoi doivent faire partie, si d’ici au 10 il n’arrive pas de contre ordre de Paris, un certain nombre de personnes « condamnées » par les conseils de guerre à la suite du coup d’Etat de Décembre 1851, les unes à la déportation simple, les autres à la déportation dans une enceinte fortifiée. Ces personnes s’étaient pourvues en grâce, et leur peine avait été commuée en celle de « quinze ans de travaux forcés à passer au bagne de Toulon ou dans la colonie pénitentiaire de Cayenne, au choix. » Elles avaient opté pour Cayenne, dans la pensée qu’elles y seraient classées dans la catégorie des déportés politiques. L’option faite, on leur déclara qu’elles « seraient assimilées aux forçats ordinaires. » Ces personnes ont immédiatement écrit à Paris, à qui de droit, pour obtenir, s’il était possible, « le retrait de la commutation » qui leur avait été « accordée, » préférant une condamnation à vie à une condamnation moindre, mais plus flétrissante.

 

« Il nous fut proposé, écrit un de ces malheureux à sa femme, de « choisir entre le bagne de Toulon ou celui de Cayenne. Nous avons accepté pour Cayenne, croyant y être considérés comme des hommes politiques ; mais on nous a dit que nous serions considérés comme forçats. Nous avons cru utile de protester contre une telle commutation.

 

Notre dignité et l’honneur de notre famille nous en prescrivaient le devoir, car il est douloureux et pénible pour nous d’aller passer notre existence au milieu d’hommes que la morale réprouve et que le crime a flétris.

 

Que la nouvelle de mon départ ne te chagrine pas ! ne songe qu’a toi absolument. Arme-toi de courage, et sois la digne femme du malheureux ami qui t’embrasse de tout son coeur. »

 

Tous les hommes de bonne foi, quelle que soit d’ailleurs leur opinion sur les actes qui ont été jugés par les conseils de guerre après le 2 Décembre, conviendront que ce langage est le langage de gens de cœur, peu dignes, en effet, d’être confondus avec les forçats.

 

(La Presse, 10 mars 1853.)

 

 

La dignité, le respect de la famille, l’honneur du nom, qu’est-ce à dire et que veulent ces marauds ? Pour MM. Bonaparte et Morny, ces bâtards illustres, cela se comprendrait, — ils viennent de si haut et de si loin, et par de si belles voies ! mais ces ouvriers obscurs, ces bourgeois de rien, ces anonymes de la vie… Est-ce qu’il y a de l’honneur à perdre sous pareilles guenilles ?

 

Les conseils de guerre ont prononcé : M. de Maupas, qui est la loi, comme l’autre est la majesté, M. de Maupas ne peut pas attendre : que la justice ait son cours !…

 

Ils sont partis, par le dernier convoi des chaînes, protestant à la face du ciel et des hommes contre l’iniquité qui les souille, et, laissant derrière eux, — non pas l’honneur, ils l’emportent, ils sont eux-mêmes l’honneur ! — mais la désolation dans leurs foyers, et les dernières hontes dans la patrie…

 

Quelle est leur vie là-bas ? C’est le régime des bagnes, sous un ciel tropical : c’est le travail forcé sous le grand soleil : c’est la surveillance des chiourmes, la brutalité grossière des gardes, le contact avec l’infamie, le vice , et le crime, — c’est le corps s’affaissant et l’âme râlant toutes les agonies : c’est la mort certaine !

 

Aussi dans cette promiscuité plus redoutable que le silence et l’isolement, leurs dernières énergies se condensent-elles en un seul but : s’ouvrir un chemin à travers l’Océan : être libres et redevenir hommes !

 

Argonautes du désespoir, quelques-uns ont réussi : qu’on lise la lettre suivante :

 

New-York, 6 janvier 1853.

 

À M. le Rédacteur du Courrier des Etats-Unis.

 

Monsieur,

 

Vous avez inséré, il y a quelque temps, une lettre qui parlait de l’évasion de douze déportés politiques de l’île de la Mère (Guyane française). Ce drame est aujourd’hui terminé ; j’espère, monsieur, ne pas être trop importun en vous priant d’insérer cette nouvelle lettre, qui donnera à nos amis d’Amérique tous les détails sur cette évasion. La haine n’entrant nullement dans mes principes, je raconterai seulement les faits sans commentaires.

 

Depuis leur départ de France, les déportés de Cayenne supportaient avec peine les mauvais traitements de leurs gardiens ; mais grâce à de sages exhortations, aucun désordre n’eut lieu pendant toute la traversée. Arrivés à l’île de la Mère, leurs peines redoublèrent. Il ne se passait pas un jour où M. Dubourg jeune, conducteur des ponts-et-chaussées, nommé gouverneur de l’île de la Mère, ne nous menaçât des fers ou de la fusillade, et cela sans le moindre prétexte. Les coeurs que n’avaient pas encore pu abattre de cruelles souffrances, se révoltèrent de cette conduite et résolurent de mourir ou de reconquérir leur liberté.

 

Plusieurs plans d’évasion furent formés. Il s’agissait d’abord de s’emparer de M. le gouverneur. général et de son état-major dans une de ses visites à l’île avec des otages aussi précieux, rien n’était plus facile que de s’embarquer tous à bord du vapeur et de gagner l’Amérique, où nous étions certains d’être bien accueillis. Quelques instants avant l’action, plusieurs des principaux conjurés refusèrent d’agir dans la crainte d’une résistance sérieuse, et, par suite, de l’effusion du sang. D’ailleurs, l’espoir de rentrer dans leurs familles, dont ils étaient les soutiens, arrêta beaucoup de pères. Un autre plan, plus vaste, fut conçu : c’était de nous emparer de la Guyane en donnant la main aux noirs. Je crois qu’il est de mon devoir de n’en pas dire davantage à ce sujet : mes amis comprendront pourquoi…

 

Les projets d’évasion générale ayant échoué, douze hommes se réunirent le 8 septembre 1852, et préparèrent le plan d’une évasion partielle. A dix heures du soir, deux d’entre eux allèrent au télégraphe et brisèrent les signaux. Après la ronde des gendarmes dans les barraques, les douze proscrits sortirent bien doucement de leurs chambres et se dirigèrent, avec chacun un petit paquet sous le bras, au lieu du rendez-vous. Là étaient cachés un petit sac de biscuits, des sabres d’abordage et quelques ustensiles de charpentier. Le tout fut embarqué sur un petit canot, qui fut poussé au large en nageant.

 

Pendant ce temps, Barthélemy, un de nos meilleurs nageurs, allait enlever une seconde barque, qui était à une portée de pistolet de la maison du gouverneur et des pilotes. Alors nous nous dirigeâmes tous ensemble, les uns à la nage, les autres en poussant les canots, vers les deux grandes chaloupes-pilotes qui étaient au large. Après des peines inouïes, les ancres furent levées, les voiles crochées, et nous prenions le large, traînant à la remorque toutes les barques. Une heure après, nous faisions couler à fond tout ce gui nous était inutile, et nous faisions voile vers l’ouest, sans carte, sans boussole et sans vivres, si ce n’est cinq livres de biscuits, des pommes-de-terre crues qui se trouvaient par hasard à bord, quatre dame-jeannes de vin et deux pots de moutarde, mais pas une goutte d’eau.

 

Tout alla assez bien la nuit, et, dès le point du jour, nous pûmes réparer les désordres qui existaient dans notre voilure. Nous marchâmes alors rapidement, et nous croyions déjà être sur les terres hollandaises, lorsque nous aperçûmes les îles du Salut. Nous perdîmes un temps précieux en voulant reconnaître ces rochers ; des ordres avaient pu être expédiés partout pour nous arrêter, et nous ne fûmes pas peu surpris d’entendre le canon d’alarme. Nous reconnûmes alors notre erreur, et nous prîmes chasse devant un canot de guerre envoyé à notre poursuite par le stationnaire des îles du Salut avec ordre de nous tirer dessus sans sommation. (Ce fait nous a été certifié par le mécanicien du Voyageur et par trois de nos camarades évadés après nous.) Notre chaloupe filait bien et était parfaitement doublée en cuivre.

 

Nous nous engageâmes dans les brisants de Synamarie, où il fut impossible à nos ennemis de nous poursuivre. La nuit mit fin à la chasse, et nous nous croyions sauvés, lorsque nous fûmes arrêtés court par des bancs de sable. Nous aperçûmes alors le feu d’une goélette qui nous donnait aussi la chasse. C’étaient des gendarmes ; mais ils ne nous voyaient pas, et ils ne pouvaient pas nous approcher à la marée basse. A trois heures après minuit, l’eau monta et vint nous délivrer de notre prison de boue et des gendarmes ; nous tirâmes une bordée de huit heures au large, et dès lors nous ne fûmes plus inquiétés. Après quatre-vingt deux heures de course, nous étions à Brandwarscht, premier poste hollandais. Nous fîmes signal de détresse, et l’on vint à nous.

 

Nous demandâmes de l’eau et des vivres, et trois hommes débarquèrent pour aller chercher des provisions. Le commandant du poste était absent : c’est un résident hollandais qui nous reçut. Il nous vit dans une position qui lui donna des doutes à notre égard ; il crut que nous étions des forçats échappés des îles du Salut, et nous dit qu’il croyait de son devoir de nous faire arrêter. Je lui fis alors cette déclaration : « Nous sommes douze prisonniers de guerre échappés de l’île de la Mère. Malgré vous, nous pourrions aller plus loin ; votre poste est trop petit. Mais je vous déclare que, à cause de vos doutes, nous n’irons pas ailleurs. Nous nous mettons sous la protection de la Hollande, en vertu du droit des gens. » Le résident nous dit alors que si réellement nous étions des déportés politiques, nous n’avions rien à craindre de la Hollande, que nous pouvions nous remettre entre ses mains. Il me fit une déclaration écrite que nous ne serions pas rendus, et je fis débarquer mes camarades.

 

Le lendemain, M. Maïs, le commandant, vint. C’est un Français. Il nous soigna comme des frères, et nous garda chez lui trois jours gour nous faire oublier nos souffrances. Nous fûmes ensuite conduits à Paramaribo, où nous avons été reçus comme étrangers arrivant sans passeports. L’Heldin nous fut assigné comme résidence, et Paramaribo comme prison. Pendant ce temps, M. le gouverneur prenait toutes les précautions nécessaires pour s’assurer de notre identité, et le 2 décembre le gouvernement hollandais nous mettait tous en entière liberté.

 

Pendant notre séjour à Paramaribo, trois autres républicains s’échappaient de Cayenne et entraient au fort hollandais sous le pavillon américain. M. de Troyon, commandant du brick français le Voyageur, venait les réclamer le lendemain. Mais une réunion de tous les capitaines américains eut lieu chez le négociant remplissant les fonctions de consul, et il fut décidé que tout prisonnier politique qui avait mis le pied sur un navire américain était libre. Des mesures furent prises pour que nos amis fussent bien traités à bord, et trois jours après, ils faisaient voile pour Boston.

 

Frères d’Amérique, j’ai maintenant un appel à faire à votre coeur. Onze de mes camarades sont restés avec une grande répugnance dans la Guyane ; tous désirent venir en Amérique ; ils ont besoin d’une nouvelle patrie libre ! Ils ont besoin de serrer la main à des amis. N’y aurait-il pas moyen de venir à leur aide ? Je ne fais que poser la question : les coeurs grands et généreux des Américains et des Français d’Amérique la résoudront, j’en suis certain.

 

Mes camarades sont tous de bons soldats de la démocratie universelle ; tous sont jeunes et actifs et possèdent des états.

 

Voici les noms des douze déportés libres :

 

1.      Retisse (Jules), cuisinier, Parisien, resté à Surinam.

 

2.      Billiard (Gilbert), boulanger, de l’Allier, resté à Surinam.

 

3.      Barthélemy (Jacques), boulanger, reste à Démérary, possession anglaise.

 

4.      Tournaire, cordonnier, de l’Ardèche, idem.

 

5.      Siol (Albert), carrossier, de l’Ardèche, idem.

 

6.      Brûlat (Joseph), horloger, des Basses-Alpes, idem.

 

7.      Beulet, propriétaire, de l’Ardèche, idem.

 

8.      Lemaître (Louis), soudeur, de la Nièvre, idem.

 

9.      Maille (Henri), jardinier, de Vaucluse, idem.

 

10.  Cadenes (Louis), menuisier, de Marseille, idem.

 

11.  Yssery (Joseph), tuilier, du Gard, idem.

 

12.  Riboulet, professeur, du Jura, à New-York.

 

Les trois derniers évadés sont :

 

Gourieux, entrepreneur ;

 

Quesne, publiciste ;

 

Chambonnière, professeur.

 

Je suis avec respect, monsieur le rédacteur, le délégué des douze,

 

Riboulet, Instituteur du degré supérieur. »

 

 

Cette évasion-presque-miracle, à travers tant de périls de la mer et des hommes, est une ce ces aventures hardies qu’aiment les âmes vaillantes, et comme il y en a beaucoup dans nos annales républicaines : mais de pareilles tentatives ne trahissent-elles pas toujours l’effort désespéré de martyrs que la peine accable, et pour chercher ainsi la liberté-problème à travers la mort ne faut-il pas qu’on ait épuisé les patiences dernières ?

 

Ils le disent, d’ailleurs : — la contravention, le regard, le geste allaient aux fers : pour une réponse, un mot, on armait les fusils, et M. Dubourg, l’un des Dragons de ces Hespérides enfiévrées, ne connaissait que le supplice ou l’insulte pour passe-temps !

 

Ainsi le 2 Décembre a trouvé partout, pour l’exécution de ses vengeances et le service de ses haines, de ces Tristan de bas étage qui ont le génie du tourment : eh bien, il ne faut pas qu’un seul échappe, dès qu’il est signalé : car, si derniers valets du crime ils n’appartiennent pas à la grande histoire, ils ont pourtant assez déshonoré l’espèce pour qu’elle s’en souvienne. Entrez donc, monsieur Dubourg, dans la petite ménagerie-Monnier : — vous serez un des chacals du second empire !