LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

1853

 

CHAPITRE VIII

LES FEMMES TRANSPORTÉES

 

Ceci est un chapitre nouveau dans l’histoire de nos guerres civiles. En Hongrie, les femmes patriotes sont fouettées, étranglées, ou bien ensevelies dans les cachots par des soldats ivres ; en Italie, l’Autriche meurtrit leur sein, coupe leurs belles chevelures et les pend, parfois, le long des routes, comme des grappes humaines ; mais en France, on n’avait jamais connu ces passe-temps de sauvages, et, pour retrouver tant de femmes s’en allant captives, sur nos chemins, vers les bagnes d’Afrique, ou les foyers de l’étranger, il faudrait remonter aux boucheries affreuses de Louis XIV, au grand exil des Cévennes !

Depuis un demi-siècle surtout, sous l’influence des idées nouvelles qui germaient dans les âmes, ou des libertés qui montaient, les moeurs de la patrie s’étaient adoucies, purifiées, élevées : dans toutes les luttes, la femme était sacrée comme l’enfant ; le bourreau s’éloignait de l’homme lui-même, et la Révolution, en se réveillant, l’avait désarmé.

Or, voici comment M. Bonaparte a compris, servi, développé cette belle destinée de civilisation ; voici comment il a traité les femmes, les femmes qu’avaient respectées les vengeances royalistes elles-mêmes !

 

La préfecture de police est un bâtiment humide, hideux et sombre qui s’adosse au palais de justice, aux salles du vieux Châtelet, et qui baigne, comme le crapaud dans la mare, ses deux flancs dans la Seine.

C’est tout un monde de cachots, de guichets, de salles infectes, de portes à clous de fer : les regards y sont louches comme les consciences, les pas furtifs ou bruyants, selon que c’est la délation qui passe ou la force. En ce lieu de gémissements et d’injures grossières, les calomnies se glissent le long des murs comme les vipères ; c’est le Paris des crimes, comme le théâtre est le Paris des arts, comme les bibliothèques sont le Paris des idées.

La matrone, qui, la nuit, tient tapis-vert ; la pauvre mendiante qui provoque la pitié, sur les bornes, par le haillon des enfants ou la crécelle de ses plaintes ; la voleuse qui meuble son manchon dans les magasins ; l’empoisonneuse, l’infanticide, la prostituée qu’on ramasse dans les taudis, tout cela, de nuit et de jour, est relevé dans tous les quartiers, et jeté dans une salle commune qu’on appelle le dépôt des femmes.

Il y a là, d’un autre côté, le dépôt des hommes se rencontrent l’escarpe, le filou, l’assassin, le forçat libéré, le grec, tous les gens d’écume, tous les vices et tous les crimes !

Eh bien, c’est dans ce caravansérail-sentine, dans cet antre aux mœurs hideuses, aux vices grouillants, qu’on jette, au lendemain des guerres civiles, quand le peuple et le droit ont succombé, tous ceux que la bataille n’a pas emportés, — tout ce qui reste de noms vaillants ou redoutés sur le carnet des polices.

Qu’une révolution passe et balaie quelque dynastie comme en 1830 ou 1848, pas une prison ne se ferme sur les vaincus ; mais qu’un gouvernement triomphe, crime ou légalité, droit ou force, les geôles s’ouvrent, les greffes s’encombrent, et tout devient cachot, jusqu’aux temples !

La préfecture de police ne fut jamais oubliée dans ces distributions de victimes humaines qui se fait au jour des réactions aux divers guichets de Paris : elle est même le dépôt principal, l’abattoir-préau qui garde et concentre pour les autres geôles ; mais en aucun temps elle n’avait reçu si riche cargaison qu’en Décembre, et M. Bonaparte, le raffiné des haines, y joignit un groupe de femmes qu’il fit jeter là, par ses polices, entre les voleuses et les prostituées.

Ces femmes, c’étaient nos filles, nos mères, nos sœurs ! — Que ces supplices-là ne s’effacent point de nos mémoires trop généreuses : il faut s’en souvenir !

Les noms, prénoms, âge et professions déclarés au greffe, la police livrait les victimes à l’entremetteuse-femelle, qui fait les fouilles … et la terrible avanie subie, toutes les brutalités de la parole et de la main étant commises, on les poussait éperdues, tremblantes, dans la salle commune, au milieu du troupeau… des filles de joie !… puis, quand cette dernière profanation avait assez duré pour les rendre folles, on venait leur proposer la pistole et les mettre en cellule :

Là, du moins, nous disait l’une d’elles, échappée par miracle, on pouvait se retrouver dans son coeur, dans sa pensée, dans son courage : on n’entendait plus, on ne voyait plus… On pouvait se recueillir et se relever ! Au lieu du lit de camp, nous avions chacune une couchette en fer avec draps et matelas, le tout pour cinquante centimes par jour, service compris. A sept heures, tous les matins, nous nous levions au signal donné par le geôlier de garde, et malade ou non, il fallait tout mettre en place dans le petit ménage.

Il ne peut pas y avoir de malades ici, nous disait le guichetier, la Préfecture de police n’est pas un hôpital : debout !

A huit heures nous recevions un pain noir pour la journée, plus un bouillon tantôt gras, tantôt maigre où la boule de son était en détrempe. A deux heures venait le second repas qui se composait de lentilles ou de` haricots : une cruche d’eau complétait le régime !

Quant aux cellules, elles ne s’ouvraient jamais que pour la surveillance et le service ; pas de communication, pas d’air, pas de jour : nous étions au secret absolu jusqu’après l’interrogatoire par-devant le juge.

 

Et ce juge qui, d’après la loi, devait faire comparaître dans les trois jours, ce juge qui savait à fond tous les supplices d’une prévention prolongée, surtout, en pareil lieu, pour des femmes honnêtes, ce magistrat qui répond au nom d’homme, les laissait quelquefois trois semaines en cellule !

Et quand il les mandait enfin, quand elles arrivaient sous la main d’un gendarme, il les insultait, soit dans leur famille, soit dans leur honneur ; il menaçait ou ricanait, selon ses humeurs du matin : il était tour à tour jovial, cruel, sémillant, souvent inquisiteur, lâche toujours !

Il s’appelait Amédée Petit, ce juge, comme l’autre Brid’oison : — petit de coeur et petit d’honneur, que son nom lui reste !

 

 

SAINT-LAZARE

La prison de Saint-Lazare est une espèce de Fort-l’Evêque où la police enferme ses prostituées en contravention, et les voleuses que l’instruction a gardées.

Les prévenues politiques du 2 Décembre, encaissées comme des forçats dans des paniers-tombeaux, dits voitures cellulaires, étaient jetées dans cette nouvelle geôle aux infamies sans nom, et subissaient, comme à la Préfecture, toutes les indignités de l’écrou.

Avec les noms, prénoms, âge et profession, on inscrivait cette fois la religion des victimes. Nous verrons pourquoi plus tard.

Là, dans des chambres humides, froides et nues, l’on distribuait la cargaison du jour par groupes de trois ou de cinq, et l’espionnage gardait une salle commune pour y tendre ses filets, à certaines heures de la journée.

Poursuivant toujours sa politique infâme de dégradation et d’abaissement, la police de M. Bonaparte inventa contre ces détenues le plus lâche et le plus cruel des supplices : elle envoya, pour les visiter, les médecins de ses dispensaires, assimilant ainsi la pudeur et l’honnêteté captives du crime, à la débauche en carte, aux impudicités de ses bouges ! mais ce hideux scandale de la force voulant souiller l’honneur ne put aboutir, et le viol recula devant l’énergie des résistances…

Détournons nos regards de ces brutales orgies du vice : la vue du sang ferait moins mal, et l’idée souffre trop à dévoiler de telles scènes.

A Saint-Lazare, le menu des festins était le même qu’ailleurs ; chaque jour deux repas : à dix heures le matin, le bouillon et le bœuf ; à deux heures, pommes de terre ou lentilles avec la boule de son et le quart de vin par tête.

Après le médecin des maladies sans nom, un autre homme voulut intervenir, c’était le prêtre, magistrat entre la terre et Dieu : mais cette nouvelle tentative échoua comme la première : les femmes républicaines, jeunes filles ou mères de famille, savaient trop bien ce que valaient ces hypocrisies chrétiennes qui venaient suborner le malheur !

Les soeurs de charité furent plus heureuses, et leur qualité de geôlières imposées par l’administration leur permit d’ouvrir tous les saints commerces.

Les unes, chargées des consciences, tentaient la conversion des âmes ; les autres, chargées des bénéfices, organisaient l’exploitation des travaux, et cette spéculation dernière fut poussée si loin, qu’on en vint jusqu’à frapper d’un impôt d’un franc tout ouvrage qu’on envoyait du dehors aux prisonnières !

Tel était le régime intérieur de cette Salpétrière politique ouverte aux femmes des républicains, par les bandits de décembre, et, pour qu’aucune insulte ne leur fût épargnée, le fils de la reine Hortense, qui se connaît en délicates manoeuvres, leur envoya l’un de ses soudards, pour régler leurs comptes… avec sa clémence. Cet homme était ce même général de Goyon qui venait de traverser les forts pour y provoquer des repentirs, et qui n’avait trouvé partout que les hauts mépris de la fierté républicaine.

Il arriva parmi les captives, insolent, fanfaron, grossier comme l’écurie et, flanqué d’un rapporteur-secrétaire, le colonel de Courson, son éternel Tristan.

Appelées devant lui, les femmes défilèrent comme un troupeau, sous la brutale insolence de la parole, du geste et du regard militaires.

Il disait aux unes qu’elles sentaient la cartouche ; aux autres qu’elles étaient alliées à des brigands et tombées dans l’écume sociale ; à toutes, qu’il n’y aurait point de grâce sans soumission absolue, sans placet du coeur au prince !

Provoquer, torturer, insulter des femmes, quel rôle pour une épée de France !

M. de Goyon, jusque là, n’était qu’un bandit comme tant d’autres : il n’avait tué que des hommes ; mais l’insulteur de Saint-Lazare ne peut avoir qu’un nom dans notre langue : il s’appelle Haynau-de-Goyon !

Laissons parler maintenant une grande voix, la voix du génie et de la vertu sortant d’une tombe.

C’est madame Pauline Roland, dans la fosse aux martyrs, dans la fosse de Saint-Lazare !

St Lazare, 8 mars 1852.

Ma chère enfant et vous tous mes bons amis, vive la République démocratique et sociale ! je suis condamnée à la transportation, — l’Algérie, je crois ; et, comme je suis bien résolue à ne rien demander ou laisser demander, il est très probable que le jugement recevra son exécution. S’il arrivait qu’on reculât devant la déportation pour des femmes, des mères de famille, et qu’elle fut commuée en exil, j’irais vous rejoindre, et nous tâcherions de nous réunir pour vivre dans la justice.

Du reste, je dois vous le dire en toute sincérité, je ne suis nullement abattue par le coup qui me frappe. J’espère, en quelque lieu que je sois, pouvoir faire entendre la parole de vérité, répandre la sainte semence : qu’importe le reste ?

Je n’ose parler de mes enfants, car mon coeur se brise à cette pensée. Qu’adviendra-t-il de ces chers orphelins ? Je vais écrire au ministre de la guerre pour demander à les emmener avec moi, sans trop savoir quels seront les moyens d’exécution si ma demande m’est accordée. Dans tous les cas, il faut laisser mon Moïse, dont la mort serait assurée dans des régions quasi-tropicales. Mon pauvre Moïse est celui qui a le plus besoin de sa mère. Mes amis promettent d’en avoir soin ; mais qui peut me remplacer ? Enfin, que la volonté de Dieu s’accomplisse, et que son nom soit béni. Puisse l’avenir ne connaître plus d’orphelins, et par les terribles souffrances amassées sur nous, que notre mort, s’il le faut, achète cet avenir.

Dites à Pierre que je l’aime et le bénis du fond de ma prison pour la portion de lumière dont il m’a éclairée ; dites-lui que j’eusse été heureuse d’être là-bas, près de vous tous.

… … …

Au moment où je venais de clore cette lettre (du 23 avril), il nous est arrivé quatre nouvelles compagnes du Loiret, trois mères de famille et une jeune fille de vingt-un ans.

Que de victimes ! que Dieu ait enfin pitié !

… … …

Nous restons vingt-quatre condamnées à Saint-Lazarre : six à l’Algérie plus, c’est-à-dire au pénitencier, — six à l’Algérie moins, c’est-à-dire à la transportation libre, — cinq retenues administrativement, ce semble, — une condamnée à Cayenne ; — nous sommes cinq qui nous sommes absolument refusées à rien demander : Augustine Péan, Claudine, madame Huet, madame Jarreau (Cayenne), et moi-même. Il paraît que le Maupas est furieux contre moi, grand bien lui fasse ; en vérité je ne le crains pas, le malheureux ne peut tuer que le corps !…

… … …

J’ai pourtant bien des motifs de préoccupation personnelle ; je ne sais ce que vont devenir mes pauvres enfants, pour lesquels mes amis ne peuvent à peu près rien, dispersés comme ils le sont et ne sachant presque aucun comment vivre sur la terre d’exil ou dans la transportation. Mon Moïse est malade grièvement, je le crains, et mon ami S…, sur lequel je pouvais compter pour lui, va être forcé, peut-être par l’état de sa santé, à quitter son institution.

L’incertitude où l’on nous tient m’empêche, d’autre part, de faire aux quelques personnes qui restent debout dans mes connaissances, l’appel énergique que j’aurais droit de leur faire, si j’eusse été frappée plus violemment, plus brusquement.

Enfin, Dieu protecteur de la veuve et de l’orphelin leur viendra sûrement en aide.

… … …

Pauline ROLAND.

 

Le rapport du commissaire des grâces est expédié : la clémence a fait sortir quatre femmes qu’ont accablées, plusieurs mois durant, toutes les humiliations de l’âme et du corps. Les autres restent sous la main des polices, et le Deux-Décembre, en sergent-de-ville, vient saisir ses condamnées.

Nous laissons encore parler le poète-martyr de cette cruelle odyssée, madame Pauline Roland :

LE DÉPART.

C’était le mardi 22 juin 1852. Comme de coutume, les quelques amis, visiteurs fidèles de la noire prison, nous étaient venus serrer la main. Tous étaient calmes, presque joyeux : M. Bonaparte avait, disait-on, engagé sa parole à son oncle Jérôme que les femmes ne seraient pas transportées. Une amnistie générale viendrait, au 15 août, nous rendre la liberté à toutes, et si quelqu’une était exceptée, elle pourrait prendre librement le chemin de l’exil.

Cependant nous ne partagions ni la confiance ni la joie de nos amis : un bruit fatal nous avait été apporté.

Ce bruit était la mort d’un héros de la démocratie. La noble et saint Barbès aurait été tué dans sa prison par un gendarme !

Notre après-dîner fut une longue angoisse.

… … …

Pour ma part, mes verroux une fois tirés, j’écrivis à Belle-Isle pour savoir la vérité, toute la vérité. Couchée à 10 heures, j’entendis bientôt dans le corridor des pas d’hommes et un bruit inaccoutumé.

L’idée me vint que nous aussi on allait peut-être nous assassiner. Je m’arrangeai dans mon lit pour mourir décemment ; puis, éteignant ma lumière, je m’endormis du sommeil d’enfant que Dieu envoie au prisonnier comme un baume bienfaisant.

Je dormais depuis deux heures, lorsque ma porte s’ouvrit à grand fracas. Deux pâles religieuses, tenant chacune une bougie, qui semblait un cierge funèbre, se dressent près de mon lit, en m’enjoignant de me lever. « Nous partons pour l’Algérie, dis-je ? — Hélas ! oui, pauvre dame ; — Vive la République ! » et aussitôt je suis debout.

Mais un cri de douleur avait frappé mon oreille. Je le supposais parti de la poitrine d’une de mes compagnes. Je cours chez chacune d’elles : toutes étaient fermes et souriantes. C’était une jeune religieuse qui avait laissé échapper cette exclamation, et qui sans doute aura été punie pour ce fait. Des hommes arrivent bientôt, et le directeur de la prison, dissimulant mal l’émotion profonde qu’il ressentait, allant de chambre en chambre, fait entendre à chacune de nous ces mots, qui semblent appris par cœur : « Mesdames, préparez-vous : vous partez pour l’Algérie. A une heure et demie, vous quitterez la prison. Je n’ai reçu la nouvelle qu’il y a une heure, sans quoi je vous eusse prévenues plus tôt. »

On se presse, on s’agite à demi vêtues ; on prépare à la hâte les paquets, dont pas un seul ne peut sortir sans subir l’humiliante formalité de la fouille. On se serre les mains, certaines écrivent pour dire un dernier adieu à leurs enfants, à leurs amis ; puis craignant d’être séparées on partage fraternellement le peu d’argent qui se trouve entre les mains de quelques-unes. Et durant tout ce temps, les hommes vont de chambre en chambre, pêle mêle avec les religieuses, sans que les uns non plus que les autres semblent se douter que les saintes lois de da pudeur sont indignement violées. Une prisonnière n’est pas une femme aux yeux des geôliers ; l’essentiel est de faire partir à l’heure indiquée les malheureuses qu’a condamnées le nouveau conseil des dix, qui frappe dans l’ombre comme jadis l’odieux tribunal Vénitien que l’histoire a voué à l’exécration de l’humanité.

Une de nos compagnes relevant à peine d’une maladie mortelle est amenée pour partir avec nous ; deux femmes la tiennent sous les bras, et, pour la formalité de l’écrou on la dispense de se lever, de peur sans doute de la voir tomber en défaillance. La plus grande, jeune encore, d’une beauté remarquable et longtemps célébré, semble aujourd’hui couchée par l’âge et la douleur ; des mèches de cheveux blancs s’échappent de son chapeau noir, elle est la personnification de la torture subie, la vivante protestation contre l’iniquité commise, contre la transportation !

Nous voilà prêtes enfin, nous descendons dans le gouffre où momentanément nous sommes encore enfermées ; dans cette fameuse cage d’où une fois déjà nous fûmes extraites pour être livrées au grand sacrificateur, général comte de Goyon. Mais cette fois il ne s’agit plus d’aussi haut personnage, nous venons tout simplement remplir la formalité dérisoire de la levée de l’écrou qui ne sera qu’un transfèrement.

… … …

Les religieuses, leur supérieure en tête, viennent régler de petits comptes de travail fait pour la prison par quelques-unes de nous, et l’ouvrage est si minutieusement visité, si scrupuleusement examiné, qu’on retranche à peu près moitié des salaires à des femmes sans ressources ! Du reste, pour rendre justice à ces saintes en Dieu, nous devons dire que pas un mot de consolation et pas un mot de sympathie ne leur échappa vis-à-vis des pauvres sacrifiées, pas un verre d’eau ne fut offert à celles qui vont, au milieu de mille dangers, prendre le chemin de l’exil : ceci sans doute eût été grave infraction à cette règle de fer dont le premier article semble être : Tu n’aimeras pas.

O Christ ! toi dont ces femmes portent sur la poitrine l’image profanée, aurais-tu deviné qu’en ton nom, bannissant de leur âme l’amour, la pitié, elles changeraient en pierre ce coeur que Dieu donne à toute femme pour en faire sur terre un ange de miséricorde et de consolation ?

Et toi, noble Thérèse, qui contemplant, les tortures de Satan, as laissé échapper ce cri sublime : « Le malheureux, il n’aime pas ! » que dis-tu de cette déchéance de tes filles ?

Cependant le brigadier de la prison se ravisant déclare que le jour étant commencé nous avons droit à notre ration. Il la fait apporter, et presque malgré nous fourre ce qu’il peut dans le petit nombre de paniers que nous possédons. Désormais nous n’appartenons plus à Saint-Lazarre. On nous remet en compte aux hommes de la police, de nombreux sergents de ville qui se pressent armés de gourdins. On a choisi les plus grands, les plus vigoureux des braves chevaliers de la rue de Jérusalem. De redoutables pistolets se montrent coquettement au bord de leurs poches entrebaillées, non sans intention, et — ignominie ! — il faut gagner bras dessus, bras dessous avec eux l’embarcadère du Havre.

Il pleut à verse : nous sommes presque toutes en pantoufles, sans manteau, insuffisamment vêtues. Vainement nous réclamons des fiacres que nous offrons de payer ; un coupé unique est amené non sans peine pour la malade, et une charrette suit avec les bagages.

De jour, par un beau soleil on nous eût enfermées dans l’affreuse voiture cellulaire. Mais les rues sont désertes, on peut nous traîner à pied. En effet nous rencontrons à peine un ou deux ouvriers, qui nous regardent, cherchant à comprendre le sens de cette marche silencieuse qui n’est ni noce ni convoi.

La voiture de quelque riche, revenant d’une fête, de l’Elysée peut-être, nous éclabousse, à la hauteur de la Chaussée-d’Antin ; plus loin nous heurtons du pied un vagabond étendu sous une porte, et tout cela au milieu des brocards, des insultes des ignobles chevaliers auxquels on nous a rivées.

Entrées à l’embarcadère par la porte des bagages, nous voyons étinceler aux premières lueurs de l’aube, trois files de bayonnettes : c’est la ligne, ce sont les représentants de l’antique chevalerie, les soutiens de l’honneur Français, qui le fusil chargé, et la capsule mise sur la détente, m’a-t-on dit, viennent présider à l’embarquement de dix femmes, après le départ desquelles la France pourra dormir tranquille ! On nous fourre à la hâte dans deux wagons, où l’inévitable sergent de ville reçoit l’ordre, à haute voix, de prendre note de tout ce que nous dirons, et de nombreux gendarmes placés dans d’autres wagons doivent nous accompagner, partie jusqu’à Brest, partie jusqu’à Alger.

Mais qu’attend-on, pourquoi nous avoir jetées dans ces wagons qui resteront là jusqu’à quatre heures du matin ? Ce qu’on attend, ce sont nos frères, des transportés-hommes qui au nombre de deux cent dix ont été amenés du fort de Bicêtre pour partir avec nous.

Ils nous regardent avec surprise : quelques-uns doutent de ce que nous pouvons être, aucun ne le sait bien, les plus vaillants se risquent à tirer leurs casquettes, mais en général on tourne autour de nous avec cet air inquiet des souris dont parle le bon Lafontaine, lorsqu’elles ont a reconnaître certain Rodilard enfariné. Evidement nos amis craignent un piège : en effet, plus tard nous avons appris que la police avait habilement manoeuvré pour leur inspirer cette défiance : elle cherchait à nous attirer de douloureuses insultes !

On eût voulu faire donner par la main d’un frère, l’éponge trempée de fiel et de vinaigre que le Christ reçut, au Golgotha de la main d’un soldat inconnu.

Le chargement étant enfin au complet, le machiniste fait entendre son sifflet, dont le son est pour nous le dernier signal de l’exil ; et nous partons à toute vapeur pour… la mer.

Pauline Roland.

 

C’est le Magellan qui les prend au Havre et les emporte : le gendarme a la surveillance comme pour les convois d’hommes ; il est toujours brutal et grossier ! Mais la marine, officiers et soldats, montre, cette fois, quelque bienveillance. — Voici le point de débarquement :

Fort Saint-Grégoire, 9 juillet.

Je ne veux pas laisser partir le courrier sans vous dire quelques mots, mais quelques mots seulement, l’étrange manière dont nous sommes installées ici ne me laissant pas un moment de solitude, ni la possibilité de rassembler deux idées.

Je me porte bien et mon courage reste entier, voilà ce qu’il vous importe surtout de savoir. Nous sommes actuellement au fort Saint-Grégoire, qui est placé vis-à-vis d’Oran, à peu près dans la même situation que le Mont-Valérien vis-à-vis de Paris, mais sur une éminence plus escarpée.

Nos officiers du Magellan pensaient qu’en sortant du navire qui nous avait donné une fraternelle hospitalité, on nous laisserait reposer au joli village de Miserghin, pour être ensuite internées dans quelque ville à notre choix ; il n’en a rien été. Au débarqué, à Mers-el-Kébir, nous avons été remises dans les mains de la force armée et enfermées au fort Saint-Grégoire. Là, nous sommes couchées sur la paille, réduites pour tout régime à la ration militaire, sans vin, sans café, et le pain noir ; ajoutez à cela les agréments de notre situation de prisonnières, qui est de n’avoir qu’une salle commune et un fort petit préau.

Je ne puis rien vous dire du pays, que je n’ai vu que du haut du fourgon militaire qui nous a hissées jusqu’au fort Saint-Grégoire, au risque de nous rompre mille fois le cou. La route qui y conduit est taillée dans un roc à pic, et bordée de précipices. Un moment, nos conducteurs, les zouaves, ont eux-mêmes été effrayés. Les chevaux bronchaient ; j’ai détourné la tête, et plusieurs de mes compagnes ont poussé un tel cri de détresse, que notre escorte nous a permis de continuer à pied l’ascension de notre calvaire. Cette scène a été terrible ; pendant toute notre traversée, où nous avons eu gros temps, je regrettai qu’on ne m’eût pas permis d’emmener ma petite fille ; mais ici j’ai béni le ciel de ne l’avoir pas pour témoin de telles horreurs !

Pauline Roland.

 

 

COUVENT DU BON-PASTEUR

Le Bon-Pasteur est une maison religieuse, espèce de couvent qu’on trouve près du village d’El-Biar à quelques kilomètres d’Alger.

La direction spéciale de cet établissement est sous la main de M. Pavie, héritier et successeur de l’évêque Dupuch, dont le nom est bien connu dans toute la province d’Afrique ; il a pour coadjuteur et principal intendant son vicaire-général, l’abbé Suchet, qui veille aux intérêts de l’entreprise.

Voici ce que dit Pauline Roland de cette prison-monastère :

Alger, 14 juillet, couvent du Bon-Pasteur.

Nous sommes arrivées à Alger le 12 au soir, après deux jours d’une navigation fort pénible, pendant lesquels nous sommes restées nuit et jour couchées sur le pont, sans autre literie qu’une toile à voile pour matelas et une mauvaise couverture de matelot. En somme, voilà trois semaines que nous n’avons couché dans un lit raisonnable ni fait ce qu’on peut appeler un repas. Vraiment, il est incroyable que dix pauvres femmes, parties presque toutes malades de Paris, aient pu endurer sans périr toutes les fatigues du corps et les tortures morales auxquelles on nous a condamnées.

Je suis heureuse de dire pourtant que, soit à bord du Magellan, soit à bord de l’Euphrate, qui vient de nous conduire d’Oran à Alger, tout ce qui appartient à la marine s’est montré pour nous plein d’égards et de respect. Mais nulle part nous n’étions attendues ; rien n’était prêt pour nous recevoir, et nous nous trouvions forcément réduites à la rude vie du matelot. A bord de l’Euphrate, on a voulu me faire une faveur exceptionnelle : une chambre d’officier a été mise à ma disposition ; je l’ai refusée, ne voulant pas jouir d’un privilége que mes compagnes ne pouvaient partager.

En débarquant à Alger, nous avons été conduites au couvent du Bon-Pasteur. Même régime ici, quant au pain noir et au reste. Mais notre situation de prisonnières est devenue bien plus pénible qu’elle ne l’avait jamais été. Vous allez en juger. Nous sommes réunies ici avec cinq détenues appartenant aux départements riverains de la Méditerranée ; le Var, l’Hérault et le Gers : en tout quinze femmes, ayant pour domicile une seule pièce, dont nos quinze grabats remplissent si bien l’espace qu’il en reste juste assez pour une longue table où nous prenons nos repas en commun. Ajoutez, pour avoir une idée complète de notre résidence, un préau d’une grandeur double à peine de celle de notre chambre, sans un seul arbre, ni un abri où l’on puisse se soustraire aux ardeurs d’un ciel en feu.

Je ne sais pas si c’est là ce que M. Guizot a voulu, lorsqu’il de mandait, en style de doctrinaire, l’incarcération dans la déportation, mais, à coup sûr, un pareil séjour est intolérable ; c’est un véritable enfer.

Adieu. Donnez-moi des nouvelles, des nouvelles surtout de mes chers enfants. Depuis mon départ de France, il y a trois semaines, je n’en ai point reçu.

Pauline Roland.

 

Mais ces privations matérielles n’accablaient que le corps ; aussi, le système religieux, toujours habile à la pratique du tourment, organisa-t-il contre les captives toute une série de persécutions morales.

C’était le prêtre-confesseur qui les appelait au saint tribunal, c’était la religieuse qui les traquait à chaque heure pour les réconcilier, c’était monseigneur l’évêque laissant tomber en passant une espérance de grâce pour tous les coeurs touchés et repentants.

Les prisonnières travaillaient-elles ? le bénéfice en restait à la communauté : les saintes femmes-geôlières emplissaient leur troncs — et touchant des deux mains, encaissaient d’un côté le salaire et de l’autre les pensions payées par le gouvernement : saintes pratiques dès longtemps familières à ces âmes pieuses qui sont si détachées des intérêts de la terre !

Les consciences à ramener, les âmes à sauver, voilà surtout quelle était la grande affaire des nones, et de là, nous le répètons, tout un ensemble d’intrigues, de vexations, d’hypocrisies, d’avanies, comme on n’en saurait deviner et trouver que dans un couvent ; malheur surtout à la femme virile par le caractère et ferme dans sa foi : sa vie devenait une persécution incessante quoique toujours déguisée sous les formes hypocrites de la miséricorde chrétienne.

Ces dernières, quand tous les efforts avaient échoué, recevaient un ordre d’internement, et on les jetait sans ressources dans les plus lointains villages.

Laissons encore parler madame Pauline Roland dans une lettre datée de son lieu d’internement :

Sétif, 15 septembre.

… … …

Vous n’avez pas idée de l’animosité de ces gens là contre votre pauvre amie, c’est à n’y pas croire ; l’absurdité dépasse encore la violence. Du reste on a eu au moins le mérite de la franchise, car on m’a dit textuellement : — Attendu que vous êtes une personne fort dangereuse, réunissant en elle l’attrait de la première madame Roland, et les fureures de Théroigne de Méricourt, nous vous envoyons à Sétif, dans un trou il vous sera impossible d’agir !

— Mais, monsieur, il faut que de mon travail je gagne ma vie et celle de mes trois enfants.

— Vous allez dans un lieu où vous ne pouvez rien faire, le gou­vernement y pourvoira.

Et ce magnifique gouvernement Algérien m’alloue par jour un franc que j’ai l’insolence de refuser. A Sétif, pour vivre de privations, il faut trois francs par jour.

Pour diminuer ma pension je m’y suis faite à moitié lingère, à moitié cuisinière dans l’hôtel où je suis descendue. Dieu pourvoira au reste, mais mes enfants !

… … …

Pauline Roland.

 

Quant au règlement, à la discipline, aux formalités policières, elles étaient les mêmes pour les femmes que pour les hommes. Au départ la feuille de route, à l’arrivée le salut au gendarme, et chaque jour signature au registre pour constater la présence : ainsi, impossibilité de travail, servitudes disciplinaires de toute espèce, misère, isolement, — tel était le sort des femmes transportées qui sortaient insoumises du pénitencier-monastère !

On ne leur épargna pas même l’affreuse persécution du placet pour grâces, et c’étaient les mêmes promesses, les mêmes menaces, les mêmes façons d’embauchage que celles pratiquées contre les hommes, dans les forts et dans les camps.

Entendons encore la voix de la grande sacrifiée :

Quant à moi je puis dire avec Jésus : « les renards ont leurs tanières, mais je n’ai point où reposer ma tête. » Où serai-je dans une semaine ? Dieu le sait. Les gens du pouvoir Algérien viennent d’envoyer au général commandant à Sétif, je ne sais plus combien de circulaires par lesquelles nous sommes sommés de faire notre soumission, sous peine de nous voir remis en prison et appliqués aux travaux publics. J’étais seule lorsque j’ai reçu communication de ces pièces curieuses. J’ai répondu par le refus le plus formel. — J’attends la suite non sans inquiétude, mais sans crainte…

… … …

Pauline Roland.

 

Elle n’attendit pas longtemps, la noble femme, et ses bourreaux qu’exaspérait l’énergie tranquille de ses refus, tombèrent dans les dernières fureurs : ils la transportèrent à Bône !

Voici comment elle rend compte de cette dernière étape et de cette nouvelle honte pour le gouvernement-Randon :

Constantine, 14 octobre 1852.

Monsieur,

J’ai reçu à Sétif, où j’étais internée depuis cinq semaines, le 10 septembre, la lettre que vous avez eu l’obligeance de m’adresser à la date du 14 du mois d’août. Cette lettre avait couru après moi à Bône comme par une sorte de pressentiment.

Aujourd’hui, je vous écris de Constantine, où je suis prisonnière de nouveau. J’ai quitté Sétif le 9 courant, sur l’ordre du gouverneur de la province de Constantine. Cet ordre porte que je dois être immédiatement conduite à la Casbah de Bône pour y être détenue prisonnière. Ici, où je reste quatre jours, il est formellement défendu de me laisser communiquer avec âme qui vive, mes gardiens exceptés.

Voici ce qui a motivé cette nouvelle mesure de rigueur qui n’est point exceptionnelle, mais commune à beaucoup de mes frères transportés :

Il y a un peu plus de quinze jours, nous fûmes prévenus, par une circulaire émanant du gouverneur-général, que ceux de nous qui voulaient obtenir soit leur retour en France, soit l’internement définitif, soit toute autre commutation de peine devaient, dans les quarante-huit heures, produire une demande en grâce adressée directement à Monseigneur le président de la République. La formule était indiquée, et au plus, pouvait-on lui faire subir certaines modifications littéraires. Je n’ai produit et j’ajoute, je ne produirai aucune demande de ce genre ; ma conscience s’y refuse. Mon abstention a été mentionnée et devait l’être par ce qu’on nomme la place. Le retour du courrier a apporté l’ordre de me mener à Bône.

Je m’abstiens de toute réflexion, mais si vous êtes encore le journaliste dont personne n’a pu mettre en doute le courage, si vous êtes ennemi de l’arbitraire, je vous demande de porter à la connaissance du public ce fait répété sur tous les points de l’Algérie. Il s’agit ici de bien plus que de la liberté d’une mère de famille dont Dieu n’abandonnera point les orphelins ; il s’agit de bien plus que de sauver des misères de la prison le corps d’une pauvre vieille femme qui se sent la force de subir tout plutôt que de commettre une lâcheté, il s’agit de défendre des principes sacrés…

C’est donc au nom de la justice et de la liberté que je vous adresse ces lignes en vous autorisant à en faire ce que bon vous semblera. Salut empressé,

Pauline Roland.

 

Ici s’arrête (la suite au chapitre des notes) la correspondance de Pauline Roland : les tourmenteurs avaient épuisé, sans pouvoir l’abattre, cette vaillante nature, et quand ils la virent près de s’éteindre, ils l’expédièrent pour France. Madame Pauline Roland mourut à Lyon : ils avaient laissé passer un cadavre, les cléments !

Quant aux autres femmes-martyrs, leurs souffrances ont été partout les mêmes : sur la terre d’Afrique combien n’en reste-il pas encore ?

Madame Roland est morte, mais que sont devenues, entre autres, les victimes dont les noms suivent : Madame Clouart, Rosalie Gobert, Eugénie Guillemot, Augustine Péan, Fine Prabeil, Elisabeth Parlès, Anne Sangla (veuve Combescure), Marie Reviel, Claudine Hibruit ? Armantine Huet ?

Cette dernière, madame Huet, n’est-elle pas encore là-bas, dans quelque fosse d’internement, et sous la main des goujats-proconsuls ?

Voilà deux ans bientôt qu’ils la traînent de geôle en geôle, de douleur en douleur : Préfecture de police, prison de Saint-Lazare, voitures cellulaires, escortes de gendarmes, convois de mer, pénitenciers et cachots, elle a tout vu, tout subi, tout traversé, sans plier ni l’âme ni le genou devant les drôles qui supplicient des femmes, et, comme madame Pauline Roland, elle a fait toutes les étapes du calvaire.

Ne pouvant la réduire à la soumission, au placet, qu’ont imaginé les bourreaux ? Après avoir séparé, pour refus de recours en grâce, la femme du mari transporté comme elle, ils ont renvoyé de force ce dernier en France, malgré ses protestations : ils ont amnistié M. Huet et gardé sa femme captive au désert ! Touchante distribution de justice qui frappe les deux à la fois, et qui fait de la miséricorde octroyée le supplice d’un homme de cœur !

Madame Huet aura sans doute sa grâce, comme Pauline Roland… quand on l’aura tuée !

 

Nous arrêterons ici ce récit de la persécution des femmes, triste épisode qui ferait tache dans les annales de la Cafrerie.

Jadis, lorsque Germanicus fut empoisonné par Pison, valet de Tibère et compère de Sejean, Aggripine sa femme remplit Rome de ses plaintes, et sa grande âme échauffant les légions déchue,. l’homme de Caprée l’exila.

Il la fit plus tard assassiner dans son lieu d’internement ; car il ne pouvait dormir au fond de ses grottes rafraîchies par le sang humain, tant qu’il y aurait derrière le trône une si haute et si mâle vertu. Tibère avait peur des âmes !

Comme ce vieillard chauve et pourri, Louis-Bonaparte a peur des libres intelligences, des coeurs virils, des fronts qui rêvent, et, Caligula des idées, il couperait avec joie toutes les têtes qui pensent.

Voilà pourquoi madame Roland est morte, lentement suppliciée par cet homme, insultée par ses Pison d’Afrique, et crucifiée jusque dans ses chers petits enfants !…

Il y avait là, dans cette nature délicate, chétive, épuisée par l’âge et les longs travaux, une âme ardente au bien, un coeur religieux, un souffle de la grande inspiration : tous les nobles instincts de la conscience et toutes ses justices — c’était un ennemi ! M. Bonaparte se baisse, du haut de sa dictature, enlève cette femme et la fait jeter dans ses prisons. — Il prendra plus tard la Belgique et la frontière du Rhin !

Cent autres femmes, épouses, filles ou mères, sont enlevées de même, traînées sur les chemine, incarcérées et parquées pour l’Afrique : c’étaient encore des ennemies ! — N’y avait-il pas là de saints dévouements, des âmes fières, d’héroïques sacrifices et de la pitié pour le malheur ?

Or, la vertu, comme l’idée, fait peur à M. Bonaparte : Eponine ne lui vaut pas mieux que Sabinus, et voilà pourquoi le 2 Décembre, dans sa gloire, a désolé tant de foyers : — à l’exil les femmes, comme les bourgeois et les prolétaires !

On passera plus tard les Alpes neigeuses, et l’on fera son Austerlitz… après l’Afrique.

Quel abaissement, quelle dégradation jusque dans la cruauté !

Certes, au milieu de nos grandes luttes, les femmes ont plus d’une fois souffert comme l’homme, et de Brunéhaut à Madame de Berry, écartelées, l’une dans son corps, l’autre dans son honneur, on n’en trouve que trop, dans notre histoire, de ces victimes pendues aux échelles gémoniennes ; mais ce n’étaient là que jeux sanglants d’ambitions rivales : ces tragédies ne sortaient guère que des maisons royales ou de ces hautes régions qu’agitent les querelles du grand orgueil : les filles du peuple n’étaient point mêlées à tous ces orages, et si Jeanne d’Arc a vu le bûcher, c’est que la vierge de Vaux-Couleurs, plus grande qu’une dynastie, avait derrière elle cent victoires !

Aujourd’hui, c’est une fileuse de Rouen ou de Lyon, une ménagère de l’Ardèche, le pays des chaumes, une bûcheronne de la Nièvre ou de l’Allier que M. Bonaparte arrache à leurs foyers, pour querelle de Constitution politique, et qu’il jette à l’exil comme des Clytemnestre : c’est une marchande de vins qui est sa maréchale d’Ancre, une femme de lettres, madame Roland, sa Marie d’Ecosse !

Et que pouvaient, bon Dieu, toutes ces faiblesses sacrées, toutes ces larmes obscures, tous ces frêles dévouements qui s’appellent des femmes, contre les armées de cet homme, contre ses canons, son orgueil, ses crimes ? Au fond de son palais gardé par les Suisses du massacre, ayant tout abattu — tribune, presse, assemblée, partis, pouvoirs et lois, — maître partout, enfin, par ses espions, ses prétoriens, ses juges, qu’avait-il à craindre de quelques ouvrières éparses cà et là dans les ménages de France, et qui pleuraient à l’écart, dans l’ombre de leurs foyers désolés ?

Il a donc des peurs bien lâches ou des haines bien raffinées, ce César qui croise l’épée contre le fuseau, qui fait l’aiguille captive, et qui met toutes ses polices en campagne pour courir sus à quelques femmes républicaines ?

Hélas ! c’est le vertige du crime a qui tout fait ombrage : c’est le délire de l’assassin que toutes les voix du rêve épouvantent : — conscience, larmes cachées, piétés domestiques, regards tristes, muettes douleurs, tout l’accuse et tout l’irrite : il a tant de sang aux mains !

C’était bien d’ailleurs dans sa nature, dans sa tradition, et Bonaparte troisième du nom — puisque le foetus d’Autriche est compté, — Louis Bonaparte ne déroge point à descendre en ces vilenies. Est-ce que le fondateur de la dynastie, le grand empereur de la légende, Napoléon premier n’a pas poursuivi, traqué madame de Staël dans toute l’Europe ? Est-ce qu’au milieu de ses victoires, quand la terre tremblait sous le poids de ses armées, et que tous les rois s’inclinaient comme des hobereaux, sous la menace de son épée, ce Frédérick Barberousse, ce Charlemagne-écumeur n’a pas eu peur d’une plume ? Est-ce qu’il n’a pas fait ce grand honneur à la pensée humaine de la frapper jusque dans une femme et de l’espionner comme une puissance, après l’avoir exilée ?

Mais celui-ci fait mieux les choses, il faut en convenir : il généralise sa haine ; il l’étend jusqu’aux femmes les plus obscures des villages : il entre partout comme la peste — dans la maison bourgeoise, dans l’atelier, sous le chaume, et pour lui, telle cardeuse ou lavandière vaut au moins la mère des Gracques.

Bon sang ne pouvait mentir : la nature corse a gagné !

Qu’était-ce, en effet, que cet exil de madame de Staël, riche a millions, entourée d’amis, et vivant à Coppet, sous la splendeur des Alpes, ou promenant sa gloire à travers l’Europe ?

Aujourd’hui, c’est à la Préfecture de police, ce repaire-dépôt où l’on met en fourrière tous les scandales des nuits libertines, — c’est à Saint-Lazare, la Bastille des voleuses et des prostituées, que les Bonaparte jettent nos femmes. Là, pour lac de Genève aux vastes horizons, elles ont la cellule et ses grilles — pour Benjamin-Constant, des gardiens grossiers, insulteurs immondes, — et, pour agapes, la boule de son.

Entendez une dernière voix qui sort de ce taudis : c’est madame Louise Julien, dans l’antre de la Préfecture :

J’ai passé vingt-et-un jours au fond de ce bouge, dans la cellule n° 1, dite Cellule d’Essai. Ceci est une construction-modèle, vraiment étrange, et qui vaut presque les cages de fer de son éminence, M. de la Balüe :

Imaginez une pièce de sept à huit pieds carrés, sombre, sourde, écrasée sous plusieurs étages, et dont l’unique fenêtre, fermée par une serrure à secret, ne reçoit l’air que par un petit carreau qui joue dans la rainure : au dehors le jour est voilé par un épais treillage de fer, et par une persienne à jointures tellement serrées, que voir un point du ciel serait miracle ; ajoutez à cela l’incessant tourment d’une chaleur étouffante exhalée par un calorifère-monstre et qui m’accablait jusqu’à l’asphyxie.

C’est dans cette cellule-tombeau, je le répète, qu’estropiée, malade, et coupable d’avoir chanté la République, j’ai passé vingt-un jours, collant mes lèvres, d’heure en heure, contre le treillage, pour aspirer un peu d’air vital et ne pas mourir. Pendant mon martyre je n’ai pas vu un juge, mais que de scènes hideuses !

Je frissonne encore au souvenir des outrages que j’eus à repousser et qui vont parfois jusqu’à la violence… J’ai vu, de mes yeux vu, de belles jeunes files, que des fautes graves avaient fait tomber dans cet égoût, mais qui pouvaient se relever, je les ai vues supporter, craintives et pourtant palissantes d’indignation, les gestes des gardiens grossiers, et du directeur lui-même, vieillard qu’on a chassé depuis, m’a-t-on dit, tant il était libre !…

Quel enfer !

 

Oui, l’enfer où tous les vices grouillent, où la bestialité s’amuse, où Lucifer et ses guichetiers sont rois.

Et combien a duré, pour ces femmes enlevées la veille au foyer de famille, cette captivité dans les tanières de la brute immonde ? Un mois, deux mois, trois mois, soit à la préfecture, soit à Saint-Lazare, c’est-à-dire des années de souffrance, et les tortures d’un siècle !

Quand toutes ces pudeurs ont assez longtemps saigné, quand toutes ces douleurs profanées sont à bout, s’arrêtera-t-on, enfin ? Non, le supplice commence à peine, et tout ce qui reste de saints mépris, de fiertés indomptables, tout ce que la grâce des forbans n’a pu réduire ou toucher, est jeté sous la main des soldats qui traînent, vers la mer, ces chrétiennes de l’idée sociale marquées pour les lointains exils !

Après tant de convois d’hommes, l’Océan reçoit donc sa cargaison de femmes et la verse dans la Méditerranée, dans cette vieille mer romaine dont les flots, même au temps de Sylla, n’avaient jamais porté pareille hécatombe.

Ainsi l’a voulu le César-Auguste qui monte à l’empire sur l’épaule des prétoriens et sous la bénédiction de ses prêtres, vendant les faibles, les enfants, les femmes, pour lécher la main des maîtres !

L’Eglise en est à la sportule, comme les soudards : Les temps sont proches !

Que deviennent là-bas les transportées non repenties ? — A peine échappées aux brutalités du gendarme, aux rudes fatigues de la mer, à leur prison flottante, elles tombent aux mains des nonnes d’El-Biar : ce sont les disciplinaires du couvent.

Un couvent, c’est un asyle sacré, n’est-ce pas ? un sanctuaire où la prière s’élève, parfum éternel, vers les cieux, — où tout est mansuétude, charité divine, saints élans ? — Oui l’on prie, l’on chante, l’on psalmodie dans ces prisons-tabernacles, mais on y espionne surtout, on y tourmente, on y provoque doucereusement : c’est une femme qui gouverne sous la main d’un prêtre !

Le pain noir qui nourrit les captives ne tombe jamais, dans leurs cellules, sans une douce parole ou quelque verset de l’Evangile : on vous affame avec onction.

Les travaux qu’elles font ne leur sont jamais payés, au rabais, sans un texte de l’Ecriture ou de la Vie des Saints : on vous pille avec amour et l’on vous escompte avec des cantiques. — Les saintes filles ne sont pas de ce monde !

Mais ce sont là petites misères : c’est la persécution des âmes, c’est la chasse aux consciences qui est le fléau le plus redoutable de ces maisons saintes. Les nonnes excellent en ces pratiques : elles pèsent sur vous, le jour, la nuit, à toute heure : tarentules empoisonnées, elles vous mordent au coeur et vous font saigner toutes ses plaies, c’est le supplice des guêpes : — Dieu a ses vampires !

Ainsi tourmentées, les femmes de la transportation ont peut-être plus souffert qu’au milieu des goujats et des geôles : hébétées par le malheur, quelques-unes ont cédé, soit pour la religion, soit pour la grâce, et les autres reconnues indomptables, comme madame Roland, ont été parquées dans les villages, entre la surveillance et la faim.

Toutes ne sont pas mortes encore, mais cela ne peut tarder ; car les longues souffrances de l’exil et ses nostalgies si terribles à l’homme, sont bien autrement redoutables pour l’expansive et délicate nature des femmes !

Nous écrivons de l’histoire, une histoire qui a déjà ses tombes, et nous doutons pourtant, nous hésitons : — Comment ce scandale hideux de femmes torturées, suppliciées jusqu’au dernier raffinement, a-t-il pu, non pas éclater, mais durer, sans provoquer les anathèmes de l’opinion et les colères de la France ?

Notre pays est fait aux violences, nous le savons, aux coups de main, aux rudes batailles, à l’odeur de la poudre et du sang : s’il n’aime point les supplices, il a toujours un peu la fièvre des guerres, et son histoire n’a que trop vu de ces jeux sauvages ; mais c’est dans le feu, sous le canon fumant qu’il va chercher la lutte, et ceux qui tombent, cadavres de la journée, sont des hommes !

Ici la scène change : ce que traînent les tombereaux de la police, ce qu’on livre à la main brutale des geôliers, ce sont des femmes ; ce qu’on exile administrativement, ce sont de mères de famille, comme mesdames Greppo, Voisin, Jeanne Deroin et tant d’autres ; ce qu’on transporte, ce qu’on parque aux solitudes africaines, et ce qui meurt là-bas, dans les lentes agonies du couvent ou du désert, ce sont vos filles à vous Bourgeois, à vous Prolétaires, à toi France ! — Et regarde, ô patrie, dans tes villes, le long de tes chemins, au fond de tes campagnes ; pourquoi tant de portes fermées, tant de chaumières abandonnées, tant d’ateliers déserts ? Parce que les hommes sont partis pour Cayenne, Bône ou l’exil et que, le pain manquant, les femmes qu’on a laissées se sont tuées, sont devenues folles, ou mendient sur les routes !

Ah ! cette guerre cynique, implacable à la faiblesse désarmée, sera la tache la plus hideuse de ce gouvernement de Décembre, dont on peut dire qu’en deux années il a fatigué le crime. Encore une fois, emprisonner, bannir, décapiter les ambitions rivales qui tiennent l’épée, cela s’est vu souvent entre les partis ; mais en pleine civilisation, faire la chasse aux gardiennes du foyer, avoir son cirque de femmes… Cette monstruosité défie l’enfer.

Et, ce qui nous attriste, ce qui nous épouvante, c’est que tout le monde s’est tu, dans cette France aux grands instincts, au génie chevaleresque, aux moeurs libérales et douces ; c’est qu’on a laissé passer cette chaîne de captives, comme les autres caravanes de l’exil ; c’est qu’il y aura, dans notre histoire un feuillet-poteau portant ce titre : Les femmes transportées !

Que la justice, dans sa bassesse, n’ait pas arrêté le convoi, cela ne nous étonne point — c’est une prostituée… la prostituée de tous les gouvernements.

Que la religion n’ait pas fermé ses temples au bourreau, cela n’a rien de plus étrange : il y a longtemps que le sacerdoce n’est plus qu’un commerce et que les Athanase sont morts ; mais que l’opinion publique, l’âme de la France, n’ait point éclaté contre ce scandale, sinon violemment, du moins par l’anathème ou le sanglot, encore une fois, cela nous épouvante !

Et voyez comme l’abyme s’éclaire à la lumière des contrastes.

Au Deux-Décembre deux femmes étaient dans Paris, — l’une mère de famille ayant honoré sa vie déjà longue, par les sueurs divines d’un travail opiniâtre, intelligent, élevé, qui nourrissait ses enfants, — l’autre aventurière au long cours, hantant les chasses, les palais, les parcs, butinant partout le plaisir et ne comptant ses nuits que par des fêtes :

La première, sous le coup d’Etat, s’en va relever les blessés, consoler les douleurs, avertir les suspects, chercher un toit aux proscrits, on la jette à Saint-Lazare ; — l’autre, court à travers le sang comme la fille de Tarquin, et s’en va rayonnante, superbe, féliciter l’assassin dans son antre : on l’accueille, comme Antonie Cléopâtre, et sa place est marquée dans les grandes orgies !

La première, dans sa prison, travaille pour ses pauvres petits enfants abandonnés, pour ses compagnes moins faites à la peine, pour tout ce qui souffre autour d’elle ou dans l’exil : elle console, elle élève, elle fait des âmes : on la transporte en Afrique ! — l’autre, reine des festins, boit dans les coupes de la dictature, intrigue, pousse aux vengeances, et, courtisane habile, irrite les violents désirs : on la fait impératrice !

Epuisée, brisée, défaillante, la première ne revient en France que pour y mourir, sans le dernier adieu de ses enfants ; — l’autre, comme les Eudoxie du Bas-Empice, s’étale au trône et n’attend plus qu’un pape pour la couronner !

Est-ce que le crime sera roi longtemps sur la terre de France ? Est-ce que le vice hardi t’éblouit à ce point, ô Peuple ! que ta face prosternée n’ose plus se relever devant les maîtres ?

Souviens-toi de madame Roland et de ses compagnes : ce sont tes filles, tes mères, tes soeurs !