LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

 

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

 

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

 

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

 

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

 

1853

CHAPITRE VI

 

LES CAMPS-COLONIES

seconde partie

L’OUED-BOUTAN ET LA BOURKIKA

 

Nous avons peu de détails sur les camps qui suivent ; il en est même quelques-uns, tels que Guelma, Mers-el-Kebir, Mascara, dont la situation et les souffrances nous sont jusqu’ici restées inconnues.

 

Toujours est-il que le système de la transportation en Afrique est à jour maintenant, et que les révélations publiées sur Aïn-Sultan, Aïn-Beniam, Beni-Mansour et Alzib-Ben-Nechoud, suffiront pour éclairer l’opinion du monde ; le régime là-bas n’est-il point partout le même ?

 

Voici quelques dernières correspondances de l’Oued-Boutan et de la Bourkika :

 

Quand nous nommes arrivés à l’Oued-Boutan, après un voyage très rude, qui a duré quatre jours, à travers rivières et montagnes. Nous n’avons trouvé rien de préparé pour nous recevoir ; il a fallu coucher sur la dure plusieurs jours, sans paille ; je dis sans paille, car nous n’en avions que quelques brins à travers lesquels perçaient les mottes de terre.

 

Après notre installation sous notre hangar ou barraque, l’on nous a proposé de travailler à couper des chardons dans la cour de notre camp, car c’est un vrai camp que nous habitons, et fort mal-sain, s’il faut en croire les colons qui nous environnent. C’est peut-être pour cela que l’on ne nous laisse pas communiquer avec eux, on craint les confidences qui nous éclaireraient sur notre sort prochain : qu’importe ? la mort nous l’apprendra toujours !

Plus tard l’on nous a fait creuser, comme moyen d’assainissement, des fossés, et cela nous paraît assez conforme aux révélations des colons, soit dit en passant.

 

Plusieurs d’entre nous, et je suis du nombre, travaillent avec des maçons pour le génie ; nous transformons en habitations de vieilles écuries, où nous serons moins mal que sous nos hangars, puisque nous pourrons dormir au moins sur le pavé, et que nous aurons des murs au lieu de planches mal jointes.

 

La plupart de nos amis souffrent beaucoup de coliques et de dyssenteries, quelques-uns sont à l’hôpital, d’autres sont déjà revenus, quoique souffrant encore ; mais il paraît que nous ne sommes pas aux plus mauvais moments, c’est aux mois de juillet, août et septembre que règne l’épidémie.

 

Le travail est libre, nous dit le lieutenant ; en attendant, ceux qui ne veulent pas aller aux corvées sont menacés de Bône, et l’on ne s’est point toujours contenté de la menace, car plusieurs sont déjà partis ; du reste si les chaleurs et les maladies continuent, il en partira bien d’autres : mieux vaut en effet aller souffrir à Bône que mourir ici lentement dans ce bagne du désert.

 

En arrivant ici qu’avons-nous trouvé sur le chemin ? des fosses où sont enterrés des colons; cette route est pavée de tombes, dans quelques temps il y en aura bien d’autres !

 

 

De la Bourkika, 19 novembre 1852.

 

… Je t’écris à côté du lit et près du corps d’un de nos bons camarades qui vient de mourir il y a deux heures ; c’est le neuvième que nous enterrons depuis un mois. Si l’esprit résiste, bien des corps sont usés, et, si ce régime devait durer, bien des hommes s’éteindraient promptement. Je n’avais pas l’idée qu’on pût mourir aussi bravement. Pas une plainte, pas un regret ; un serrement de main convulsif aux quelques amis qui le voient partir, puis quelques larmes silencieuses, mais brûlantes, comme adieu à la famille aimée qu’ils ne reverront plus, et tout est dit : les malheureuses victimes ont cessé de souffrir.

 

 

L’Oued-el-Hamann, près Mascara, 3 janvier 1853.

 

… Si jeune c’est bien malheureux. Si nous devions rester longtemps ici je serais certain de finir de même car il y a peu que la fièvre m’a quitté ; pendant quatre mois elle m’a brisé.

On dit que nous sommes amnistiés. Le directeur du camp nous a même lu une lettre par laquelle le ministre disait que Napoléon était disposé à nous renvoyer chez nous, moyennant la promesse, de notre part, d’y rester tranquilles…

 

Parmi les transportés, ceux qui le sont par décision d’un conseil de guerre, et pour avoir commis un délit ou crime contre la propriété, ou attente à la vie des personnes, ne sont pas compris dans l’amnistie. Mais tous les autres le sont, moyennant ce que je vous ai dit. Cette lettre nous a été lue le 30 novembre dernier, et depuis ce temps nous attendons l’exécution de la mesure annoncée officiellement. Au camp où je suis, nous avons perdu jusqu’à présent trente-une personnes, sur deux cents que nous étions primitivement ; et pour peu que l’on tarde à nous renvoyer, la déception jointe à toute autre maladie en aura bientôt tué le double.

 

………

 

… Ici nous sommes sous des tentes, nous allons casser des pierres avant le jour ; nous avons à peu près la moitié de la nourriture qu’il nous faudrait, quoique le gouvernement nous en accorde davantage. C’est à la mauvaise qualité de la viande que nous devons de souffrir la faim, les bœufs ressemblent à un cent de clous.

 

Nous recevons quelques sous tous les cinq jours quand nous travaillons, et nous avons la fièvre ; alors nous ne travaillons pas, et nos quatre sous de prêt de poche nous manquent juste au moment où nous en aurions le plus besoin ; enfin je peux terminer en vous disant : et nous mourons. Jusqu’à présent on n’a distribué que des pantalons de toile et des blouses idem. Je vous demande comme on a chaud par des nuits, des matinées et des soirées excessivement froides, et tellement humides, que nos effets fument quand nous approchons du feu !

 

… Nous sommes dans la plus mauvaise contrée. J’ai vu en vingt-quatre heures un homme devenir fou et mourir parce qu’il n’espérait plus revoir ses enfants.

 

Philippe Rébuffot.

 

Hussein-Dey, 7 janvier 1853.

 

………

 

Depuis un mois environ, je subis les tristes contre-coups de ma captivité d’une année, des ennuis et du climat d’Afrique et de ses camps. Le défaut presque absolu d’exercice a fini par me mettre sous l’action menaçante de la paralysie apoplectique. J’ai éprouvé et j’éprouve encore aux extrémités des fourmillements et les torpeurs qui en sont les signes avant-coureurs. C’est à peine si je sens la plume entre mes doigts…

 

De FEUILLIDE.

 

 

Nous connaissons le règlement, ou, pour dire son vrai nom, le décret officiel de police générale qui régit la transportation d’Afrique.

 

Nous avons vu, d’un autre côté, par la correspondance des camps, ce qu’il y avait au fond du système colonial, dans ses applications diverses, — voyages, aliments, solde et disciplines.

 

Il nous reste donc à mettre en regard les ordonnances et les actes, les textes menteurs et les pratiques vraies, pour que l’opinion publique puisse apprécier et juger en connaissance de cause.

 

Que dit d’abord ce règlement, inconnu de la France, inconnu des transportés, sorti d’on ne sait où, lettre vivante pour les rapports et lettre morte pour les réclamations, véritable formulaire du caprice, modifiable à toutes les fantaisies ?

 

« Il établit trois catégories de transportés : 1° ceux in­ternés dans les forts et les camps ; 2° ceux admis dans les villages ; 3° ceux qui sont autorisés à se livrer à des exploitations particulières ou bien à résider sur certains points déterminés. »

 

Ces classifications, on les a faites pour la forme : il fallait bien, publiquement, se conformer aux décisions des commissions mixtes, et garder l’Afrique-moins que portaient tant de dossiers ! — Au fond, ainsi que le disait crûment M. de Mongeot, l’on n’a jamais appliqué, l’on n’a jamais connu que l’Afrique-plus, et le gouverneur général lui-même ne le déclare-t-il pas dans les deux versets suivants ?

 

« Art. 2. A leur arrivée en Algérie, tous les transportés font partie de la première catégorie. (Les internés dans les forts.)

 

Art. 3. Le passage d’une catégorie dans une autre a lieu en vertu d’une décision du gouverneur général. »

 

Si la simple décision du gouverneur peut vous envoyer d’un lieu d’internement dans les cachots de Bône ou du Bab-Azoun, sa volonté, son caprice, sa belle ou difficile humeur a donc puissance et force d’exécution contre tous les jugements portés et rendus en France ?

 

Si les arrêts édictés et rendus en France ne font point compte, quand on arrive en Algérie, et que l’omnipotence-Randon soit absolue, comme l’établit l’article 3, que deviennent les paperasses des commissions mixtes, et quel recours reste-t-il aux transportés ?

 

Ils n’ont pas même droit à la lettre, à la lettre écrite des décisions infâmes qui les ont frappés !

 

Dans le vrai, la classification établie au texte officiel n’est et ne fut jamais qu’un mensonge : — le pouvoir discrétionnaire de M. Randon et la dictature ignoble de ses geôliers, officiers ou sergents, — voilà le code, voilà la charte, voilà la loi des transportés d’Afrique !

 

Une ambition stupide en haut ; en bas, des cupidités besogneuses jusqu’au vol, jusqu’à l’assassinat, — voilà le gouvernement !

 

Les internés des forts et des camps, disent-ils ? le mot est heureux : autant vaudrait parler des internés des casemates, des pontons, de la Force, de la Conciergerie, de la Tour de Moulins ou de Mazas ! — Connaissez-vous les internés de la vieille Bastille ?

 

Et les transportés admis dans les villages ? — Ceci serait bouffon, en vérité, s’il n’y avait pas tant de morts derrière ces bergeries-Randon !

 

Un village, c’est Aïn-Sultan, c’est Aïn-Benian, c’est Beni-Mansour, c’est quelquefois une barraque au loin charriée dans le désert et sous laquelle vous grelottez la nuit ; sur la terre nue ; c’est un campement sauvage, sans provisions, sans ressources, entre la vermine et les hyènes, sous le vent des balles kabyles !

 

C’est là que N. Randon veut bien admettre ses privilégiés de deuxième catégorie… à la condition pourtant qu’ils y travailleront à charrier des tombereaux sous le harnais des bêtes de somme et sous l’aiguillon des sergents !

 

Voilà les villages du bailli-gouverneur ! Qu’en diraient nos paysans des plus chétifs hameaux de France, et qu’en dirait la steppe russe elle-même ?

 

Quant aux plus favorisés qui pourraient, à la grâce du sultan d’Alger, ouvrir des exploitations particulières ou résider sur certains points, autres que les villages et les forts ci-dessus, — les cas ont été si peu nombreux, qu’on peut déclarer la clause une pure fantaisie littéraire ; c’est une réclame de pudeur publique !

 

Voici la vérité : dans les forts et les grands camps, il fallait nourrir les transportés refusant le travail, ou, au moins, ne pas les laisser mourir ; mais l’administration trouva bientôt que cela coûtait cher, et s’y prit ainsi :

 

Sous prétexte d’internement, elle envoya, dans ses camps-colonies, ceux de ses mutins qui n’avaient point d’argent, et l’on a vu comment elle savait exploiter leur travail sur les routes. Ceux qui pouvaient vivre, au contraire, ceux qu’elle appelait ses riches, elle leur accorda l’internement, à quelques-uns du moins, mais à condition de faire séjour chez ses juifs, et d’ouvrir des exploitations avec ses spéculateurs.

 

Elle écrémait ainsi le salaire des uns, et mangeait moitié sur le revenu des autres. — Voilà le système !

 

Elle a tant d’appétits et tant de besoins cette brave administration algérienne qu’ont illustrée les Saint-Arnaud !

 

Si ses courtoisies avaient pu l’entraîner trop loin, M. Randon n’avait-il pas, d’ailleurs, son article 14 comme Charles X ?

 

« Les transportés appartenant à la première catégorie seront soumis au régime du premier règlement du 28 janvier 1839, sur les pénitenciers militaires. »

 

Qu’est-ce que ce règlement ? Le code qui pèse sur les forçats de l’armée, — un petit formulaire plein de sang et tout émaillé d’articles portant la peine de mort. Or, comme M. Randon, chef de l’autorité militaire, a, seul, plein droit de modifier les catégories et de changer les destinations, il s’ensuit, forcément, que tous les transportés, ceux des villages, ceux de l’internement comme ceux des forts, ont le grand heur de vivre sous ce large couperet du règlement des pénitenciers !

 

N’est-ce pas d’ailleurs en vertu de cette loi des militaires, s’étendant à la transportation, que les quatre artilleurs de Douera, victimes de la conspiration-Monnier, ont été livrés au conseil de guerre, et condamnés, comme des assassins, pour une strophe de la Marseillaise ?

 

D’après ce règlement, la dictature reste donc entière, absolue, sans partage ni contrôle, aux mains de M. Randon : il a tout, le choix des supplices, le travail, le cachot, l’internement, la vie et la mort, — et lorsqu’il dit : « Art. 5. Les transportés compris dans les catégories autres que la première, seront soumis au régime déterminé par le présent règlement », le gouverneur limite à tort sa puissance, puisque toutes les justices sont sous son caprice et toutes les douleurs sous son épée !

 

M. Randon dit encore : « Art. 21 (sur le travail), Tous envois d’argent que les transportés expriment le désir de faire à leur famille, ont lieu par les soins des officiers-directeurs. »

 

Ici, la dictature s’amuse. Est-ce avec les deux sous par jour alloués à chaque transporté par le règlement, et que nul transporté n’a jamais touchés, qu’on enverra de l’argent à la mère infirme, à l’enfant orphelin, à l’épouse accablée et mourante ? Est-ce avec le salaire des journées sur les routes, salaire écrémé par les neuf vingtièmes de l’Etat, les quatre vingtièmes de la masse individuelle, le vingtième de la masse d’escouade, et les autres retenues friponnes d’une administration sans pudeur qui ne payait pas même les centimes ?

 

Cruelle ironie ! Sur un franc on nous retient vingt sous, disait un ouvrier des camps, et l’on nous parle d’envoyer le reste à nos familles !

 

M. Randon sait pratiquer, au besoin, l’hypocrisie comme la violence ; il ment comme il assassine, et nulle administration, en cela, n’a dépassé son gouvernement !

 

Ainsi, dès qu’il s’aperçoit que ses victimes éparses, çà et là dans les camps, ont perdu l’espérance, que les forçats du travail voient le piége où ils sont tombés, et refusent de revenir aux carrières, M. Randon, qui ne veut perdre ni ses villages ni ses primes, M. Randon modifie son fameux règlement du 20 mars, et fait porter à la connaissance des colonies la décision suivante :

 

A MM. les généraux commandant les divisions militaires.

 

Gouvernement général de l’Algérie.

 

Alger, 16 mai 1852.

 

Secrétariat général

 

2e Bureau. N° 1852.

 

Général,

 

L’art. 20 du règlement du 20 mars, sur les transportés, établit que sur le salaire gagné par ceux qui sont envoyés dans les villages, ou font partie de tout autre détachement de colonisation :

 

Neuf vingtièmes sont prélevés comme part de l’Etat, pour avances faites ;

 

Quatre vingtièmes servent à former une masse individuelle pour chacun des travailleurs ;

 

Un vingtième est versé à la masse d’escouade ;

 

Six vingtièmes forment la part à remettre à chaque travailleur, réduction faite de ce qui est nécessaire pour compléter les masses individuelles et les masses d’escouade.

 

Les rapports qui me sont parvenus jusqu’à présent des villages, ainsi que des détachements isolés de colonisateurs, me signalent en général le bon esprit qui anime la masse des transportés qui les composent.

 

En considération de cette bonne conduite, j’ai décidé que l’art. 20 du règlement précité serait modifié ainsi qu’il suit :

 

Dix vingtièmes servent à former une masse individuelle pour chacun des travailleurs. C’est sur cette masse que sont soldés les objets d’habillements et autres qui sont fournis au transporté pour son usage personnel, sur sa demande ou d’office.

 

Cette masse devra arriver et se maintenir à cent francs.

 

Deux vingtièmes seront versés à la masse d’escouade.

 

Celle-ci servira aux besoins généraux de l’escouade ; elle devra arriver et se maintenir au minimum de cent francs.

 

Neuf vingtièmes seront remis à chaque travailleur, déduction faite de ce qui sera nécessaire.

 

Je vous prie, général, de notifier la modification qui précède à M. l’intendant militaire de Constantine, ainsi qu’à MM. les commandants-supérieurs de subdivisions ou cercles qui ont intérêt à en être instruits. Elle devra être portée à la connaissance de tous les transportés faisant partie des villages ou des détachements de colonisation.

 

Elle sera mise à exécution à dater du 1er juin.

 

Il résulte donc de cette décision que les rations des vivres ou les allocations représentatives des vivres, là où elles sont données en remplacement de la ration en nature, feront, à dater du 1er juin prochain, l’objet d’un compte à part dont l’État se charge entièrement et que le salaire gagné par chaque travailleur lui reviendra intégralement, soit pour pourvoir à ses besoins personnels d’entretien ou autres, soit en argent dont il aura la libre disposition.

 

Je maintiens la moyenne du salaire au taux de un franc par journée de travail effectif, au lieu de un franc cinquante qu’il aurait fallu allouer, si les vivres avaient dû être imputés sur le prix de la journée.

 

Recevez, `etc.

 

Le gouverneur-général, Signé RANDON.

 

 

 

Qu’y a-t-il dans cette modification si fastueusement libellée ? — On donne, comme avant, un franc par jour aux travailleurs, et le gouvernement s’engage à les nourrir : l’Etat veut bien ne plus exercer de retenues pour son compte ; mais il donnait d’abord un franc cinquante en rations-nature ou par allocation, M. Randon le redonnait lui-même ; l’Etat ne fait donc ici qu’un revirement de comptes : — voilà la philanthropie !

 

Ajoutez à cela que cette grasse aubaine n’a jamais été qu’une espérance en fleur, — que les autres retenues, soit pour la masse individuelle, soit pour les masses d’escouades restaient inscrites au livret, et que les travailleurs indignement trompés ont presque partout depuis refusé les corvées ou tenté la grève.

 

Cela est si vrai, que M. Randon chercha bientôt à chanter une autre gamme algérienne : après les salaires, les grâces.

 

Voici ce qu’il écrivait le 2 juin à son lieutenant de la division d’Alger :

 

A M. le général commandant la division d’Alger.

 

ALGERIE. Division d’Alger. AFFAIRES CIVILES.

 

Alger, le 2 juin 1852.

 

Mon cher général,

 

En général, la conduite des transportés de 1852 n’a donné lieu, jusqu’à présent, à aucune plainte sérieuse, et j’ai déjà eu l’occasion de signaler à M. le ministre de la guerre, comme très satisfaisante, cette situation morale.

 

Il me paraît que nous pouvons, dès aujourd’hui, préparer les voies de la clémence.

 

Je vous prie, en conséquence, de faire établir de suite les listes de transportés qui, depuis leur arrivée en Algérie, témoignent de leur repentir par leur bonne conduite, paraissent avoir de bonnes habitudes d’ordre et de travail, et en faveur desquels une mesure exceptionnelle d’indulgence pourrait être proposée.

 

Les propositions devront d’ailleurs être faites avec beaucoup de réserve, et ne concernant que les individus les meilleurs et qui offriraient toutes les garanties possibles.

 

Veuillez donner des ordres en conséquence à MM. les commandants de villages ou camps occupés par les transportés, et m’adresser le plus tôt possible leurs listes, en y joignant vos observations particulières.

 

Recevez, etc.

 

Le gouverneur général, Signé : RANDON.

 

 

Les subalternes des camps comprirent la pensée du maître, et la propagande du travail embaucha partout, grâce aux promesses nouvelles. « Il n’y aura que les oisifs d’esclaves, » disaient les maquignons, et l’on ouvrait les listes, et l’on prenait les noms pour ces poteaux de clémence, et chacun — ouvrier, travailleur, père de famille revenait aux corvées !

 

Mais les jours passaient et les illusions tombaient à chaque soleil. On trompait sur les grâces de même qu’on avait trompé sur les salaires, et comme les transportés dans la correspondance avec les familles, se plaignaient amèrement de ces tristes friponneries, M. le gouverneur, si paternel à la date du 2 juin, faisait proclamer à celle du 15, l’édit de colère qui suit :

 

Alger, ce 15 juin 1852.

 

Mon cher général,

 

Je suis informé que quelques-uns des transportés de 1852, loin d’apprécier les motifs de bienveillance qui ont porté l’administration à les autoriser à correspondre sans contrôle avec leurs familles, profitent de la liberté qui leur est donnée pour s’entretenir de questions politiques.

 

Pour obvier à cet état de choses, je décide qu’aucune lettre, émanant des transportés, ne sortira des établissements pénitentiaires sans avoir passé sous les yeux de l’officier commandant l’établissement, qui indiquera l’accomplissement de la formalité par l’apposition de son paraphe sur la suscription des lettres.

 

Je vous prie de donner immédiatement les ordres pour que cette mesure reçoive partout sa complète exécution.

 

Recevez, etc.

 

Pour le gouverneur et par son ordre

 

Le secrétaire général, Signé G. MERCIER.

 

 

Puisque l’administration avait autorisé les transportés à correspondre sans contrôle, avec leurs familles, comment a-t-elle pu savoir qu’ils s’entretenaient de questions politiques ? — En violant le secret des lettres. — On n’avoue pas plus cyniquement la plus lâche des fraudes !

 

Puisque, en général, la conduite des transportés de 1852 n’avait, jusqu’au 2 mai, donné lieu à aucune plainte sérieuse, et qu’on ordonnait d’ouvrir des listes de clémence, dans tous les camps, comment se fait-il, qu’à la date du 15 mai, la même autorité les dénonce comme en conspiration permanente avec les familles, et les frappe tous d’une avanie sans nom : le chiffre du maître, le paragraphe du geôlier sur les lettres ?

 

Ces contradictions du langage officiel s’expliquent par les nécessités de la politique bonapartiste et les hypocrisies du. système.

 

On a besoin d’activer l’embauchage et de ramener les travailleurs aux chantiers ? — On fait passer, devant eux, les chers horizons de la patrie : le champ perdu, les troupeaux abandonnés, les toits de famille, les enfants en groupes défilent sous leurs yeux, et les paysans courent aux carrières !

 

César montant au trône sur le cadavre de la République a besoin de captifs suppliants, comme ses devanciers de Rome !

 

De plus on envoie, dans tous les foyers désolés, la lettre de clémence, la circulaire-Randon, et le père, l’enfant, la femme écrivent à l’exilé, l’assiégent, le sollicitent par tous les cris du coeur, jusqu’à ce que son énergie vaincue demande grâce au ‘crime !

 

Voilà les, spéculations de ce gouvernement sorti de l’assassinat, et que les âmes épouvantent : il lui faut la tête ou l’honneur :

 

Nous retrouverons M. Randon.

 

 

 

CASBAH DE BONE

 

Bône est située sur la côte orientale du golfe qui porte son nom : c’est une petite ville construite avec les ruines de la vieille Hipponne, depuis longtemps couchée sous l’herbe comme les autres cités du temps romain.

 

Bône a quatre forts qui l’entourent et la gardent : il y a de plus, à trois cents mètres environ de la ville, une haute et large citadelle qui commande la rivière et la rade ; c’est là la Casbah-donjon, et c’est là que depuis deux ans l’administration algérienne envoie par fortes escouades les mutins, les rebelles de ses camps divers.

 

Cette forteresse, aux murailles massives hérissées de canons, est gardée nuit et jour par de forts pelotons militaires ; les sentinelles y sont jetées comme dans les villes cernées par le siége, et c’est à la gendarmerie qu’est confié le poste d’honneur.

 

Arrivés dans le fort, les prisonniers sont immatriculés comme dans les bagnes et classés par sections sous le commandement de sergents-chiourmes qui sont chargés de distribuer les vivres, de faire le recensement, de gouverner enfin chacun son groupe, et d’en répondre.

 

L’administration des escouades était à Bône plus importante que dans les camps, et par suite, son personnel était plus nombreux.

 

On avait d’abord les sergents-chiourmes ;

 

Le sous-officier remplissant les fonctions d’adjudant ;

 

Le sergent chargé de l’achat des vivres et de la distribution des effets ;

 

Un lieutenant de qui relevaient tous ces subalternes, et de plus, au sommet de la hiérarchie, un capitaine commandant le fort.

 

Les transportés de juin 1848 étaient restés longtemps enfermés à la Casbah de Bône, et ils ne l’avaient quittée que pour faire place à la grande transportation de Bonaparte.

 

Voici quelques détails que nous empruntons à l’un des martyrs de cette dernière catégorie, au citoyen Lasserre : ils expliqueront les lieux, les hommes et les crimes de ce petit enfer qui est là-bas la grande bastille de l’administration contre les transportés :

 

Nous fûmes conduits à la Casbah entre deux haies de soldas du 10e de ligne, et nous y trouvâmes cinquante de nos camarades qu’y avaient envoyés les colères du lieutenant Monnier. C’étaient, pour la plupart, d’anciens amis des pontons et de vieux frères républicains : entre autres, Decès, Lavaur et Beral du Lot, Durrieu, frère du publiciste, etc., etc. ; ils étaient enfermés dans l’une des ailes du bâtiment ; dans l’autre, se trouvaient quatre cents hommes des Pyrénées-Orientales et des départements voisins.

 

Ces derniers captifs quittèrent, quelques jours après, la Casbah. Deux cents des plus robustes furent conduits aux défrichements à quelques lieues de Bône, et les autres furent cloîtrés à peu de distance de notre prison, dans un camp appelé les Carroubiers, situé sur les bords de la mer, et qui reçoit tous les vents !

 

Les Pyrénéens qui partaient furent remplacés par des hommes du Gers, du Lot, du Lot-et-Garonne, de l’Ariège, de l’Hérault, quelques-uns de la Côte-d’Or, de l’Yonne, de la Seine-Inférieure, etc.

 

Un mois plus tard, par suite des mutations opérées dans toute l’Algérie, les départements du Centre et de l’Ouest qui nous manquaient encore, envoyèrent leurs contingents. Bône enfin a eu, dans l’espace de six mois, un personnel de quinze cents à deux mille transportés.

 

Chaque homme recevait par jour :

 

Deux cents grammes de pain ; deux cent soixante-dix grammes de viande et soixante de légumes.

 

On donnait aussi vingt-cinq centilitres de vin ou de café, alternativement.

 

Le pain était mauvais, la viande de dernière qualité, le tout insuffisant d’ailleurs. Que de fois j’ai entendu de jeunes hommes de la campagne crier la faim ! que de fois je les ai vus courir les chambrées en demandant du pain !

 

Nous avions une cantine il est vrai, mais on y vendait si cher les plus misérables denrées, que les plus riches d’entre nous ne pouvaient y atteindre.

 

La situation était donc des plus dures : d’un côté l’insuffisance de nourriture, et de l’autre les souffrances de la prison où nous étions entassés. Le jour, tourmentés par les moustiques, la nuit, par des myriades d’insectes, nous étions couchés sur des grabats et tellement serrés les uns contre les autres, qu’il fallait monter par les pieds. Quelle vie ! Toutes les misères de l’âme et du corps nous happaient : voilà ce qu’était pour nous le régime de Bône.

 

Ajoutez à cela les vexations incessantes de nos gardiens, les menées hebdomadaires de l’administration supérieure, affichées et placardées sur nos murs, et par-dessus tout, les tortures sans nom des cellules ténébreuses. Un trou sans lumière et sans air, voilà ce qu’on entend par la cellule ténébreuse !

 

Quant à ceux d’entre nous qui se laissaient entraîner aux travaux, voici qu’elle était leur destinée :

 

Vers la fin de mai, un détachement de près de deux cents hommes alla camper à deux lieues de Guelma ; ils étaient le jour exposés aux ardeurs d’un soleil brûlant, charriant de la terre, cassant des pierres, et la nuit couchant sous des tentes, n’ayant qu’une couverture et un sac pour se garantir de l’humidité qui baigne le sol. Les nuits, écrivait l’un d’eux, sont si froides et tellement humides que nos effets fument quand nous approchons du feu.

 

Leur nourriture était mauvaise, insuffisante, jamais ils n’eurent de vin, quoiqu’on leur en eût formellement promis. Aussi la maladie vint bientôt en diminuer le nombre, trois moururent en peu de temps. Mais l’humidité, les maladies et la faim n’étaient pas les seuls ennemis qu’ils avaient en face : les Arabes en révolte marchèrent un jour sur Guelma. Nos amis couraient le plus grand danger, on les caserna dans cette dernière ville. Huit jours après, ramenés au camp, on les emploie à des redoutes, à des fossés, dans la crainte d’une invasion ; livrés à eux-mêmes et sans armes, les travailleurs n’auraient pu se défendre ; ils quittèrent donc le camp et rentrèrent à Bône d’eux-mêmes : que fit l’administration ? Ces hommes qu’on avait laissés sans armes sous la balle des ennemis, elle les déclara déserteurs, c’était l’ordre de la place ; plusieurs furent mis en cellule et y restèrent jusqu’au moment où ils demandèrent à revenir au travail.

 

Ce fut plus tard un spectacle bien douloureux, de voir ces hommes de la campagne naguère robustes et pleins de santé, revenir amaigris, abattus, exténués ; se soutenant à peine ; quelques jours de plus et c’en était fait d’eux. Ceux-ci étaient employés aux routes ; ceux-là travaillaient aux défrichements ; or, un homme, quelque robuste qu’il soit, ne peut résister à cette dernière corvée plus de dix jours…, les gaz délétères qui se dégagent de ces terrains suffoquent, s’ils n’asphyxient, atrophient s’ils ne tuent. J’ai vu plusieurs de ces malheureux aux Carroubiers, ils n’avaient plus de l’homme que le squelette.

 

L’administration ne prenait donc pas de précautions hygiéniques ? Aucune. Vous tombiez malade, on vous portait à l’infirmerie ; vous étiez entre les mains du médecin, et tout était dit. Les Carroubiers n’avaient pas même de salle pour recevoir les malades : chaque matin le médecin se présentait à la porte du camp, et au lieu d’aller lui-même aux lits des souffrants, il se les faisait amener ou porter : les déclarait-il valides, ils le suivaient à la Casbah, où ils arrivaient haletants, inondés de sueur ; souvent leurs camarades étaient obligés de les porter sur leur dos, tant ils étaient incapables de gravir le chemin qui conduit au fort, cela donnait lieu parfois à de terribles scènes !

 

Un citoyen de Perpignan, asthmatique, revenait un jour de prendre une dose de quinine : il tombe dans les bras de ses amis, à l’entrée du camp, et meurt en jetant ce dernier cri : « ma femme, mes enfants ! »

 

Quand l’état d’un malade empirait, qu’il n’y avait presque plus de ressources, il était porté à l’hôpital où il n’était guère mieux soigné qu’à l’infirmerie. Partout incurie, partout mauvais vouloir.

 

Mais au milieu de nos douleurs, rien ne nous était plus poignant que l’insolence de nos chefs-geôliers, le commandant excepté toutefois : — et cette ignoble persécution de l’insulte facile nous était plus dure que toutes nos misères ! — Vous demandez un pantalon : — vous ne faites rien pour le gouvernement, disait un jour à l’un de nous le lieutenant, chef de la chiourme et des subalternes ?

 

A tel autre qui se plaignait de l’insuffisance des vivres :

 

— Vous êtes bien heureux d’être ici !… Allez aux travaux des routes, fainéants, et vous serez habillés et vous serez nourris !…

 

Comme je réclamais une romaine accordée par le commandant, et que le lieutenant nous avait enlevée :

 

— Qu’avez-vous à faire de peser et de contrôler, me répondit-il ?…, Vous êtes bien heureux qu’on vous donne de la viande… Sous tout autre que Desmoutis (le commandant) cela ne se passerait pas ainsi…

 

Pour la provocation, pour l’injure, pour la menace, l’adjudant, Corse à tous crins, était le digne coadjuteur de cet officier-gendarme, et derrière ces deux chefs manoeuvrait, à l’unisson, le peloton des sergents.

 

Malgré tout, pourtant, nous parvînmes à nous organiser en cette Gehenne : au moyen de souscriptions volontaires, nous ouvrîmes une salle de consommation au rabais, et la misère fut vaincue ; nous ouvrîmes des cours pour nos camarades de la campagne, et l’ignorance fut entamée : lorsque je quittai Bône au mois d’août, les deux entreprises étaient déjà prospères !

 

 

Le parti républicain a, depuis trente ans, peuplé toutes les geôles de France : il a vingt fois traversé les prisons de Paris, à la suite de ces journées héroïques et téméraires où son courage laissait tant de morts, et les meilleurs de ses soldats ont passé les années fortes de la vie dans les donjons.

 

Nous connaissons Belle-Isle à la ceinture de récifs, et son vaste casernement tumulaire où souffrent encore tant des nôtres ! Nous connaissons Doullens, la forteresse humide, sans air, sans horizon, et dans ses Dix ans de Captivité, livre interrompu par l’exil, notre ami Martin Bernard nous a dévoilé les mystères du Mont-Saint-Michel, cette bastille des vieux temps, dont l’ombre se couche dans les grèves mortes.

 

Il y avait là des in pace, des cachots, des oubliettes et des tourments que ne soupçonnait pas notre civilisation marchande : mais ces cellules aux voûtes souterraines, aux portes massives, où des lucarnes avares, à treillages étroits, tamisaient l’air et le soleil, — c’était encore la France, c’était encore la patrie !

 

Le captif enseveli sous les pierres entendait, comme un écho lointain, la lutte des assemblées, la parole publique dite en son nom : il voyait passer l’hirondelle qui tournoie comme l’espérance, et qui va faire son nid dans nos chaumières : la mère, la soeur, le frère, l’ami venaient parfois serrer sa main fiévreuse ; et, quand il allait au préau, pour son heure de liberté, ses mélancolies tombaient, ses tristesses étaient consolées : il voyait le ciel de France !

 

Là-bas, à Bône, sur la terre des Barbares, et sous un ciel de feu, c’est la citadelle isolée, loin des siens, loin de la patrie, loin des affections saintes. On n’entend plus, on ne voit plus rien venir de cette France qui est devenue le champ des morts et des grands silences. On est séparé, séquestré, coupé de toutes les relations qui gardent la vie. On est au désert, dans un tombeau muré, sous l’insulte et sous la main de quelques drôles, moustiques de la dictature qui sucent la patience des martyrs, comme les vampires le sang !

 

A la moindre contravention, irritée par le bon plaisir, le caprice ou la haine d’un subalterne, on diminue vos rations déjà si chétives ; on vous menace de Cayenne, le grand cimetière de l’autre mer, ou l’on vous ensevelit dans les cellules ténébreuses, espèces d’oubliettes africaines, silos murés et voûtés, chauffés le jour à grande vapeur tropicale, et la nuit, humides comme des tombes !

 

Quand vous sortez de là, brisés, perclus, amaigris, vos yeux s’effarent au grand soleil, dont l’ardent rayon les blesse, et vous avez des ophtalmies, des rhumatismes, des fièvres mortelles.

 

Allez à l’hôpital, vous y trouvez l’imprévoyance, l’insulte, l’ironie qui gardent tous les chevets !

 

Allez au chantier de Guelma, le camp des travailleurs, et vos forces dernières s’épuisent en des corvées sans fin, et vos salaires n’arrivent jamais, et vous traînez vos cadavres et vos tomberaux, comme à Beni-Mansour, sous la haine armée de l’Arabe qui vous guette comme sa proie de représailles !

 

Voilà le séjour de Bône et les délices de sa Casbah. Dans quelques mois, quinze cents ou deux mille captifs ont vécu dans cette citadelle-sépulcre, tandis que trois mille au moins languissaient dans les camps-dépôts, ou s’épuisaient dans les colonies du désert.

 

Dans la pensée de M. Bonaparte, et pour la fin dernière de ses destructions calculées, il est fâcheux, vraiment, que le vautour n’ait eu qu’une aire, et qu’il ne se trouve pas plusieurs Bône sur la terre d’Afrique.

 

On a bien voulu meubler à l’impériale le fort de Sebdou ; mais le mystère plane, comme le nuage, sur ce château des grèves lointaines, et nous ne connaissons qu’un de ses martyrs, l’ex-représentant Miot : ce citoyen vaillant entre tous, éprouvé par la persécution de Décembre, le crime l’a traîné, depuis deux ans, de cachot en cachot, comme sa victime expiatoire.

 

Il fallait son Christ au parjure !