LES BAGNES D’AFRIQUE

LES BAGNES D’AFRIQUE

HISTOIRE de la TRANSPORTATION DE DÉCEMBRE.

par Charles Ribeyrolles, 

ex-rédacteur en chef de La Réforme

JERSEY, IMPRIMERIE UNIVERSELLE, 10, DORSET STREET.

Londres, Jeffs, Libraire, Burlington Arcade

1853

 

CHAPITRE II

ÉPISODES DES DÉPARTEMENTS

 

Louis Bonaparte est un homme rompu dès la première jeunesse à toutes les pratiques de la conspiration ; il n’a point de sens moral, il ne sait ni la probité, ni la pudeur.

Quand la stupide et funeste idolâtrie des souvenirs eut ouvert à ce maniaque taciturne les arènes de la grande ambition, il trouva son rôle tout composé dans ses longues méditations de l’exil ou de Ham, et l’araignée tissa sa toile sans perdre une heure.

Le conspirateur d’Ancône et d’Arenemberg, l’échoué honteux de Strasbourg, le misérable parodiste du golfe Juan à Boulogne, avait déjà sa pépinière d’aventuriers et de forbans autour de lui.

On ne cherche pas longtemps ces icoglans de la fortune, ces hommes poignards, tout à la fois valets de chambre et séïdes, quand on a, pendant vingt ans, comme Louis Bonaparte, embauché des complices, organisé des échauffourées, et ramassé dans les bas-fonds d’une société troublée par tant d’orages, les besogneux déclassés d’un demi-siècle de révolutions.

Donc Bonaparte avait ses hommes, ses hommes à lui, qui le poussaient et le suivaient, comme le génie, comme la force et l’espérance de leurs passions libertines : pour le parjure, pour l’assassinat et pour le vol il avait ses condottieri !

Derrière cet état-major ténébreux de brigands dévoués et prêts à tout, quand viendrait l’heure des exécutions sinistres, il avait sa grande armée des fonctionnaires, cinq cent mille hommes vivant du budget, hiérarchisés, casernés, dotés, accroupis sur leur traitement, et qui ne sortiraient pas, quand on assassinerait leur mère, le jour de la paie !

Il avait de plus l’armée, que le code et la discipline de son oncle, encore en vigueur, avaient organisée, dressée, formée, contre toute société civile se rattachant au tronc vigoureux des civilisations ouvertes et progressives : mais pour lutter contre le grand esprit de la France héritière de 89, et surtout coutre la Révolution de Février, le 89 de l’avenir, tout cela ne suffisait point.

Il fallait séparer, diviser le pays en deux camps ; il fallait organiser la guerre civile entre les intérêts et les intelligences ; il fallait surtout exploiter dans les campagnes, la peur du château, le soupçon de la ferme, la haine du presbytère, et rallier contre la Révolution qui couvrait la République, toutes les forces timides, égoïstes et lâches d’une civilisation qu’inquiétait le vol puissant mais fougueux des idées.

De là cette jacquerie que dénonçaient partout dans les départements, les procureurs généraux, les évêques, les préfets, les gendarmes.

De là le complot de Lyon, ce prologue tragique et si bien combiné de décembre.

De là ces quatre grandes subdivisions militaires qui partageaient la France en camps d’observation, d’où les généraux se répondaient de l’un à l’autre en frappant sur les glaives, comme en pays ennemi.

De là l’état de siége étendant dans le centre ses réseaux de fer, — et les destitutions par milliers, et la fermeture des établissements, et l’incarcération des suspects, et la ruine des familles.

Il fallait faire la peur des riches et l’exaspération des pauvres, on y a réussi !

Nos chroniques maintenant seront expliquées.

 

 

ÉPISODES DES DÉPARTEMENTS

Le conspirateur du 2 décembre, qui dans Paris jouait, avant son coup d’Etat, le rôle de Mazaniello contre l’Assemblée législative, ce conspirateur à double face jouait dans les départements le rôle de Gessler.

Ainsi dans le Var, dans les Basses-Alpes, dans l’Hérault et la Haute-Garonne, il faisait arrêter préventivement tous les citoyens connus par la vigueur du caractère et leurs antécédents républicains ; mais c’est surtout au sein de la France centrale que ces razzias furent les plus nombreuses ; ainsi, dans l’Allier, dans le Cher et dans la Nièvre, après avoir frappé les instituteurs, on faucha les huissiers, les notaires, les médecins, et jusqu’aux pauvres débitants qui tenaient les cafés et les petites auberges !

A Clamecy, quinze jours avant l’événement, tous les lieux dits suspects étaient fermés, les familles étaient sans pain et les chefs de maison avaient été conduits sous forte escorte, comme des voleurs, dans les prisons de Clamecy.

Cette première expédition avait déjà profondément irrité la conscience populaire, lorsque éclatèrent sur les départements les sinistres nouvelles de Paris ; aussi, les ouvriers des campagnes et ceux de. Clamecy, qui savaient leurs voisins en prison, se portèrent-ils en masse sous les murs du Donjon, dans le double but d’obtenir la délivrance de leurs amis et de venger la République.

Au moment où la foule enthousiaste et compacte, mais encore inoffensive jetait au vent le cri de justice, elle fut tout à coup chargée par plusieurs brigades de gendarmerie qui se tenaient cachées comme dans une embuscade. Cette attaque masquée fit courir le peuple aux armes; les barricades improvisées s’élevèrent de toutes parts ; la mairie, la prison et les divers établissements publics furent envahis ; en quelques heures enfin, un gouvernement révolutionnaire, ou plutôt de résistance légale, existait et fonctionnait.

En constatant ces faits par lesquels s’explique l’attitude du peuple à Clamecy, nous avons voulu prouver non seulement que le coup d’Etat légitimait par lui-même la résistance civique, mais qu’elle était encore une conséquence de la conspiration antérieure ourdie contre les patriotes dans tous les départements.

Nous ajouterons qu’au milieu de son triomphe, le peuple de Clamecy signalait ses brigandages par la proclamation suivante :

« ORDRE DU COMITE.

La probité est une vertu des républicains.

Tout voleur ou pillard sera fusillé.

Tout détenteur d’armes qui, dans les douze heures, ne les aura pas déposées à la mairie ou qui ne les aura pas rendues, sera arrêté et détenu jusqu’à nouvel ordre.

Tout citoyen ivre sera désarmé et emprisonné.

Clamecy, 7 décembre 1851.

VIVE LA RÉPUBLIQUE SOCIALE !

Le Comité révolutionnaire social. »

 

Voici maintenant quel fut le caractère de la répression exercée par les amis de l’ordre, de la famille et de la propriété.

 

 

LES PARLEMENTAIRES ASSASSINÉS

A la première nouvelle des événements qui se passaient à Clamecy, des troupes furent envoyées de Nevers ; elles appartenaient au commandement militaire du général Pellion, un de ces proconsuls à bes­tialité de caserne que M. Bonaparte avait envoyés dans les départements, pour enfermer la France dans un réseau de fer.

Avant que la colonne ne fut arrivée, les républicains de Clamecy envoyèrent une députation des leurs pour ouvrir conférence et pour s’entendre. Ces citoyens, au nombre de quatre, avaient l’attitude calme et tranquille des parlementaires en mission. Eh ! bien la troupe accueillit cette députation par une décharge. Trois sur quatre tombèrent mortellement blessés, entre autres le citoyen Chapuis qui, voulant venger ce guet-à-pens, apprêtait son arme quoique blessé, quand il reçut une dernière balle en pleine poitrine. Le parlementaire alors, jetant sa casquette en l’air, fit entendre un dernier cri de : Vive la République ! et tomba mort.

Ce cadavre héroïque, et qui valait mieux que celui de Dassas, fut pourtant insulté par un misérable gentillâtre de la suite du préfet, qui se cachait à l’ombre des bayonnettes. L’intrépide châtelain eut le courage, en passant devant Chapuis, de mettre pied à terre et de tirer un dernier coup de pistolet au mort. La troupe, le préfet et le général lui-même défilèrent devant les victimes : l’assassinat savourait son premier triomphe !

Que devinrent plus tard ces cadavres ? Les parents voulaient les faire enlever, mais ce pieux devoir ne fut pas compris par les bourreaux, et l’un d’eux répondit à une mère en pleurs : « Ton fils restera là jusqu’à ce que les chiens l’aient dévoré ! »

 

 

UN CONVOI DE FAMILLE

Le capitaine Sajou, du 10e régiment de chasseurs à cheval, marchait sur la ville d’Entrains à la tête de quatre-vingts soldats, lorsqu’il rencontra sur la route quelques citoyens qui revenaient à Billy.

Ces braves gens, effrayés à la vue de la troupe, cherchent à fuir à travers champs, mais trois d’entre eux sont arrêtés, et le quatrième tombant sous une décharge roule dans le fossé. Comme il n’était pas mort, un soldat l’ajuste une dernière fois avec sa carabine et le capitaine Sajou, se précipitant sur ce corps sanglant, le perce avec son sabre. Enivré d’un si beau succès, le héros remonte en selle, foule la victime aux pieds de son cheval, et brandissant son sabre, reprend la tête de la colonne.

Arrivé dans la petite ville d’Entrains, le capitaine Sajou se mit en mesure de faire exécuter par la troupe, transformée en escouade de police, les arrestations indiquées et marquées par les délateurs. Une maison entre autres eut surtout les grands honneurs de la journée, c’était la maison de l’armurier Guibert. Le capitaine Sajou trouve une vieille femme et l’arrête : elle avait soixante ans, c’était la mère ! Le capitaine Sajou trouve un jeune homme de vingt ans cloué dans son lit depuis deux mois et fort étranger, comme acteur du moins, à tout mouvement insurrectionnel ; il l’arrête : c’était un des fils de la maison ; l’autre s’était constitué la veille pour éviter cette razzia dans ses foyers. Le père, âgé de soixante ans est laissé de côté par le Bayard du 10e chasseurs ; mais nous le retrouverons bientôt dans la prison commune. Dans cette famille si vivante la veille, il ne reste plus qu’une jeune fille pour pleurer au foyer désert.

Le capitaine Sajou continue ses exécutions prévôtales, et le lendemain, soixante-seize citoyens dont les portes avaient été marquées à l’encre rouge se trouvent sur la place de l’Hôtel-de-Ville, entre deux haies de soldats. Malheur à qui voudrait sortir de l’enceinte, le chef des sbires est là, pistolet et sabre en main, toujours menaçant, toujours insultant, toujours prêt à fusiller !

On amène une charrette : le fils Guibert y est jeté sur du foin, transi, fiévreux, grelottant :

« Avant d’arriver à Clamecy, mon pauvre enfant sera mort, » s’écrie le vieux père en larmes.

« Tant mieux, répond le capitaine, ce sera un brigand de moins. »

Et repoussant le vieillard, il fait attacher la mère, la mère de Guibert derrière la charrette où son fils gît mourant. Deux autres captives sont également accouplées ainsi que deux ou trois citoyens ; puis, se plaçant au milieu du cercle, après avoir fait armer mousquetons et pistolets, le capitaine Sajou dit à ses soldats :

« Soyez sans pitié pour ces canailles : traitez-les comme des Cosaques ! »

Sur ce, la colonne se met en marche : les soixante-seize prévenus, enclavés dans les lignes des chasseurs et les trois femmes enchaînées à la charrette, suivant, avec leurs deux compagnons de corde et de misère, les citoyens Coquard et Comeau.

Voilà le convoi : le fils mourant, couché sur du foin comme un gibier d’abattoir. La mère, attachée au char d’agonie comme à son supplice, en sabots, entendant le râle de son enfant, et le vieux père qui se traîne plus loin épiant, à travers les soldats, la fatale charrette ! La réaction, bien certainement, a de précieuses vertus de famille qui lui compteront un jour : elle excelle dans les tragédies de le guerre civile, et ce qu’elle a composé, cette fois, vivra longtemps dans les souvenirs de la Nièvre !

Durant le trajet, les prisonniers sont insultés, frappés, éclaboussés par les cavaliers partant au galop. Les femmes enchaînées, les pieds sanglants, suivent avec peine. On arrive enfin ; mais les prisons sont pleines et le nouveau butin est jeté dans les caves de la salle d’Asyle. Là, point de lumière, point de baquets, de la paille à peine…, et l’on passe trente heures sans pain et sans eau !

Le programme du capitaine, on le voit, avait été scrupuleusement suivi. Qui donc en effet, en pleine guerre, aurait ainsi traité même des Cosaques ?

 

 

RAZZIA DE VIEILLARDS

A. Billy, commune dépendant de Clamecy, le 27e opérait comme le 10e chasseurs dans Entrains, pour le compte de la réaction et de M. Bonaparte. Ils avaient déjà ramassé quelques suspects; mais la colonne n’était pas forte et, pour faire nombre, nos braves soldats, conduits par des éclaireurs de police, arrêtèrent quatre vieillards : l’un figé de soixante-trois ans, le citoyen Oudy ; l’autre, Badin, de soixante-neuf ans, le troisième, de soixante-quatorze. Quant au quatrième, le citoyen Ravier père, pauvre homme chétif et chancelant, comme il ne leur faisait pas honneur sans doute, ils l’accablèrent de coups et d’avanies, ainsi que ses trois complices du bord de la tombe, et puis ils le jetèrent dans un cachot.

Nous avions naguères à Londres (après toutes les amnisties-mensonges du 2 décembre !) un de ces Jacques sexagénaires qui promenait, au milieu de nous, sa vieillesse exilée : c’était le citoyen Badin.

Quand on le jeta sur la terre des proscrits, après les longs supplices du cachot et des pontons, il avait une blouse et des cheveux blancs pour le couvrir ! L’étranger s’arrêtait devant cette figure halée par le travail, devant cette figure de proscrit à l’empreinte séculaire, et M Bonaparte était jugé !

Dans cette même commune de Billy, qui vit cette expédition, les soldats faisaient enquête et visite minutieuse chez le citoyen Pinon, déjà sous les verroux : ils cherchaient des brochures, des munitions, des balles, et tandis que le gros de la troupe furetait partout, quelques-uns cajolaient l’enfant pour le faire parler, un enfant de cinq ou six ans. L’enfant contre le père !

 

 

LES CONSERVATEURS-VOLEURS

On sait la proclamation de Clamecy : le programme de ces brigands qui, disaient : « Respect aux prisonniers, mort aux voleurs. Vive la République ! » — Voici, maintenant, comment l’entendaient les sauveurs, les agents de l’administration au compte de l’ordre, de la religion et de la propriété :

Caurier, chapelier à Clamecy, (toujours Clamecy :ce fut le grand cirque de la Nièvre) — Caurier avait été blessé d’un coup de feu lors de la prise d’armes, et son associée de commerce, la femme Rougier l’avait soigné de son mieux, ainsi qu’un autre combattant, le citoyen Coqueval, mort depuis par suite de ses blessures.

Interviennent bientôt soldats, police et gendarmes : sous prétexte de perquisition, le domicile et le magasin. sont livrés au pillage et, parmi les maraudeurs officiels, un des plus ardents à la besogne, est le sieur Décheaux, agent salarié, délateur et frère de la femme Rougier L’on arrête cette dernière comme complice (elle avait pansé deux blessés !) et l’on ferme le magasin.

Quelques jours plus tard, Caurier, à l’hôpital, reçoit la visite d’un autre agent de l’administration, nommé Raoul ; l’agent lui fait des offres de service ; dans son malheur il surveillera ses intérêts, fera ses rentrées, remettra tout en ordre dans son magasin. Caurier lui confie ses clefs, et le malheureux est, nuit par nuit, dévalisé !

Tous ces vols seraient restés impunis sans une circonstance qui les fit découvrir et qui força le procureur de la République à poursuivre son complice :

Le vingt-deux avril 1852, toute la ville de Clamecy est en émoi, la police, les soldats, et les gendarmes parcourent les rues en tous sens; deux républicains se sont évadés, les nommés Millelot et Coquard, le premier condamné à mort et le second à la déportation dans une enceinte fortifiée ; l’agent Raoul est dépêché à la maison Coquard, et fait le guet sur la porte en attendant la femme de l’évadé. Cet homme portait à son gilet la chaîne de montre du fils Fouilleron, chaîne qu’il avait soustraite chez l’horloger Dinot ; par un singulier hasard la maison Fouilleron fait face à la maison Coquard, et madame Fouilleron reconnaît la chaîne de son fils au gilet de Raoul, elle court immédiatement chez l’horloger, qui constate le fait de la disparition de la chaîne et de la montre qui lui avait été confiée par madame Fouilleron ; ils se rendent chez le procureur, qui cette fois fut forcé de faire arrêter son agent et de procéder à une perquisition dans sa chambre.

On trouva à son domicile un trousseau de fausses clés, la montre en question et une foule d’objets sortis du magasin Caurier, dont il avait été constitué gardien par le propriétaire de la maison d’accord, avec Caurier.

Ce défenseur de l’ordre fut jugé, à l’audience on constata dix-huit vols ; il fut condamné à dix-huit mois de prison !

Une plainte avait été déposée quelques mois auparavant contre cet homme par le détenu Lavèvre, dont il avait voulu violer la fille, en lui promettant une permission pour voir son père ; le procureur avait refusé de le poursuivre, et le commissaire de police avait offert au citoyen Lavèvre, la liberté, s’il voulait se désister de sa poursuite, mais le père indigné réclama justice, ne put l’obtenir et fut transporté comme tant d’autres.

Décheaux, l’autre chercheur d’épaves ne fut même pas inquiété : le procureur de la République avait lui-même amnistié ce brave homme !

Quant à Caurier, il reste à l’hôpital, ruiné, prisonnier, attendant la mort ou de sa blessure ou de ses juges, et la complice du pansement, la femme Rougier, est traînée de prison en prison jusqu’à Saint-Lazare d’où la clémence de M. Bonaparte l’a depuis fait extraire et jeter comme tant d’autres en Afrique !

 

 

LE SUPPLICE D’UN JACQUES DE 74 ANS

Le Cher et l’Allier eurent, comme la Nièvre, leurs scènes de désolation, leurs assassinats, leurs délateurs, leurs bourreaux. Là comme ailleurs, les arrestations préventives, la fermeture des établissements, l’interdit sur les propriétés, toutes les avanies administratives ou policières frappèrent les démocrates et leurs familles.

Ces provocations avaient pour but d’exciter des révoltes partielles, d’éveiller toutes les peurs bourgeoises et de les entraîner, de les rendre complices quand éclaterait le coup d’Etat du salut, le guet-à-pens du 2 décembre.

Avec des populations honnêtes, braves et profondément sympathiques, le piége n’était que trop certain, et presque partout on a vu se lever les campagnes pour délivrer les convois des premiers martyrs.

Ainsi, dans le département du Cher, à Percy, près de Saint-Léger, trois citoyens, pères de famille, furent arrêtés comme propagandistes républicains, dans les premiers jours d’octobre 1851. Ces braves gens nourrissaient : Ragoix, huit enfants; Monniau, sept, et Brau, neuf. A cette nouvelle, les communes indignées se rassemblent et prennent un rendez-vous central, pour de là se rendre à Sancerre et demander la délivrance des prisonniers.

C’est là que les attendait la provocation. Le lieu de réunion connu, la police bat tous ses rappels, et les groupes arrivaient à peine, que gendarmes et soldats, débouchant par toutes les issues, se précipitent sur ces pauvres paysans qui se dispersent comme la paille dans l’aire.

On traque les fuyards, on organise la chasse à travers champs, sur tous les chemins : il faut traîner des brigands à Sancerre !

Dans cette mêlée de cavaliers et de fuyards, un pauvre vieillard était resté seul sur la place : il attendait que le tourbillon fut passé pour continuer sa route et gagner le domicile de son frère, au village de Baux : tout à coup un artilleur, flairant sans doute une proie facile, se détache, court sur le vieux Laurent, le frappe à coups de pied et l’abat.

« Relève-toi, brigand, » dit le héros qui multiplie les coups, l’oeil sanglant, l’écume à la bouche.

« Hélas ! comment me lever, vous m’avez brisé les reins ! » L’artilleur redresse alors sa victime d’un poignet vigoureux, et quatre fois le sabre nu s’abat sur Laurent.

De nouveau, le vieillard tombe :

« Aie pitié de moi, dit-il à son bourreau, ne me fais pas souffrir : achève ! »

Comme l’orgie, le crime enivre : l’artilleur veut saigner cette fois à la façon des bouchers : le sang ruisselle, mais le coup porte à faux ; il traîne alors par les pieds ce qu’il croyait un cadavre jusqu’à sou cheval ; il appelle un compagnon d’armes resté témoin impassible de ce meurtre hideux, et nos deux braves vont jeter ce corps sanglant au poste voisin.

Cette pauvre guenille de vieillesse, on la laissa là, tout un jour, sur la paille, sans soins et dans le sang. La nuit venue pourtant, un soldat du poste s’approche et dit à Laurent :

« Eh bien, pauvre vieux, comment cela va-t-il ? »

« Je souffre bien et j’ai grand soif, va-t-on me laisser mourir ainsi ? »

Le soldat ému se retire ; il avait peut-être un père à tête blanche ! Il revient bientôt avec un camarade relever Laurent, et les deux l’emportent.

Quatre jours après ce lâche assassinat, les premiers soins à peine donnés, on chargeait le vieillard sur une charrette, et ses blessures encore ouvertes, on le transférait dans les prisons de Bourges !

Qu’avait donc à faire de cet invalide des temps la politique de M. Bonaparte ? La foi républicaine de Laurent datait de la grande Révolution dont il avait été le contemporain, et jamais il ne l’avait trahie ; mais aujourd’hui ce n’est plus un homme de lutte, c’est un homme de tombe : il est caduc, blessé, chevrotant : il a soixante-quatorze ans. C’est presqu’un siècle qui va mourir !

Qu’en pourrait donc faire M. Bonaparte ?

On dit que certains empereurs de Rome noyaient, pour se ranimer, des enfants dans leur bain. Est-ce qu’il faudrait à celui-ci la longue agonie des vieillards ?

Toujours est-il que Laurent, assassiné par un soldat de décembre, a traversé les cachots de Bourges, les voitures cellulaires, les prisons de route, et qu’il était, en mars dernier, dans le fort d’Ivry, marqué pour la transportation.

« Il trouvera son frère en Afrique, disait le commissaire des grâces. » — Son frère âgé de 62 ans !

 

 

LES INQUISITEURS DE DÉCEMBRE

Faure (Paul), cultivateur, âgé de vingt-cinq ans, fut arrêté à Châtillon (Drôme) ; il était accusé de faire partie d’une société secrète et d’en être le plus actif courrier.

Après deux jours de prison à Châtillon, Faure fut conduit à Dy [Die] en compagnie de huit autres citoyens enchaînés deux à deux.

A Dy, Faure eut à subir vingt-quatre jours de prison, pendant lesquels il fut conduit deux fois devant le juge d’instruction qui, malgré toutes ses instances, ses promesses et ses menaces, ne put arracher aucun aveu au prisonnier.

Les promesses, les menaces étant inutiles, on eut recours aux tortures physiques. C’est ainsi que Faure, rentrant de son deuxième interrogatoire, fut plongé dans un cachot vaseux, mis au pain sec et à l’eau. Tous les jours, à l’heure des repas, le geôlier sollicitait Faure de faire des aveux, l’avertissant que tant que durerait son silence, les portes de son cachot resteraient fermées sur lui. « Je n’ai rien à dire, » répondait Faure, « vous me tuerez, mais vous ne me ferez point parler. » Sur cette réponse, le geôlier, les gardiens et les gendarmes prodiguaient les injures et les menaces, et le patient, qui ne sentait déjà plus ses jambes, restait impassible : il savait qu’un mot de lui pouvait faire arrêter des hommes miraculeusement échappés aux poursuites de la police !

Après quatre jours de tortures, que son âge et sa bonne constitution lui permettaient seuls de supporter, Faure fut envoyé à l’hôpital, d’où il ne sortit que pour partir pour Cray [Crest].

A Cray connue à Dy, le prisonnier eut à subir plusieurs interrogatoires ; après le juge d’instruction et les gendarmes, vint le préfet de la Drôme lui-même. Promesses de liberté, promesses d’argent, menaces de déportation et de conseils de guerre, tout fut encore employé pour arracher un mot au malheureux prisonnier qui resta ferme, inébranlable dans sa résolution d’honneur.

Après quarante-cinq jours de prison à Cray, et en présence de l’énergie constante de ses dénégations, peut-être aussi pour faire disparaître cet exemple de toutes les tortures inquisitoriales, l’autorité décida l’envoi en Afrique de Faure, espérant qu’il y trouverait la mort, prix de son silence. Mais cette même autorité, inquiète et jalouse d’arriver à la découverte d’une société d’autant mieux trempée qu’un de ses membres le plus obscurs avait annoncé « préférer la mort à toute révélation, » l’autorité décembriste ordonna le retour à Brest de Faure.

A Brest, nouvelles tentatives, nouvel échec.

Faure repart pour l’Afrique ! Mais à peine a-t-il touché terre qu’on le ramène à Brest. Le paralytique des cachots est débarqué, porté sur un brancard par des matelots, et cette fois c’est le préfet qui l’interroge lui-même en pleine cour plénière de valets : mêmes questions, mêmes réponses.

Le préfet ordonne son envoi à l’hôpital, où le médecin reconnaît quelques jours après, suivant ordre supérieur, que Faure est paralysé par suite d’abus de boissons et que tous les soins de l’art seraient impuissants pour le guérir. Sur cette déclaration, Faure est de nouveau enlevé, porté à bord du Berthollet, et expédié en Afrique, où il arrive le 28 mai.

Du port d’Alger, Faure est conduit avec ses camarades de transportation au Lazaret.

Ceux qui le connaissaient me racontent son histoire. Je m’empresse d’aller le voir. Je trouve un homme couché sur la paille, sans chemise, presque sans vêtements et privé de l’usage de ses membres inférieurs, mais toujours calme, intrépide. Il me raconte alors cette lente odyssée que je viens de transcrire sur les paroles tombées des lèvres du martyr.

Faure le lendemain partait pour l’hôpital. Les uns m’ont dit qu’il était mort, d’autres m’ont affirmé qu’il était parti pour Cayenne ! C’est encore la mort… le prix de silence !

V. Frond.

 

 

LA BASTILLE DE MOULINS

Ceci est un ancien Château que notre vieille histoire a longtemps connu sous le nom de Palais-des-Bourbons ; incendié depuis longues années, ses massifs débris servent aujourd’hui de maison d’arrêt ou pour parler la langue du temps, de prison d’Etat. Un gardien chef, triste homme qui a fait tous les métiers, a la direction suprême de ce sombre établissement où sa volonté fait loi.

Dans les temps ordinaires, trois cents détenus peuvent à peine tenir sous ces voûtes ; mais à la suite de décembre, la tempête de la peste civile y charria huit cents républicains.

Ils venaient de toutes les communes et de tous les points du département entassés sur des charrettes, chargés de chaînes, escortés par des corps nombreux, le pistolet au poing et traversant des populations sympathiques, mais mornes. Là se faisait la distribution des prisonniers par chambrées, par cellules, et pour eux commençait le régime intérieur des bastilles.

Ni feu, ni lumières, ni couvertures : un peu de pain, un baquet d’eau ; pour lit, de la paille hachée qu’on ne renouvelait guère, et pour plusieurs, la pierre nue. Interdiction de voir les familles. Après deux mois seulement, entretiens de dix minutes dans un chenil hideux, toujours en présence des geôliers qui ne laissaient entrer les visiteurs qu’après les avoir fouillés, même les femmes.

Autre mesure ignoble, surtout pour des détenus politiques : les geôliers n’étant pas en nombre suffisant, on leur avait adjoint les voleurs qui non seulement avaient mission de préparer les vivres, mais aussi de surveiller les prisonniers républicains. Pendant trois mois, l’hôpital fut fermé pour eux, mais il y avait une infirmerie pour ces voleurs-gardiens !

Ce régime d’enfer ne pouvait qu’engendrer des maladies graves ; aussi, dans un mois, vingt-huit détenus sont morts dans la vermine et les douleurs sans nom des agonies abandonnées. C’est ainsi que Decoulange est mort au Donjon, sur la paille et sans secours, n’ayant pu voir sa femme qui, jour et nuit, assiégeait les portes.

Au fond de ce repaire, un autre martyr, le citoyen Charpin, gisait atteint d’une fièvre cérébrale. Là, pendant la nuit et dans un accès de délire, Charpin se lève et frappe en tous sens : le poèle s’écroule sur lui ; les gardes accourent, saisissent Charpin furieux et sanglant, l’emportent et le jettent tout nu dans une cage de fous. La nuit se passe, les gardes reviennent, mais Charpin n’est guère plus qu’un cadavre, le dernier souffle erre sur sa lèvre mourante ! On s’empresse alors, pour cacher le crime, d’emporter le patient à l’hôpital : avant d’arriver, Charpin était mort.

La discipline intérieure de ces hideuses prisons était de tout point conforme à cette gestion philanthropique. A la moindre alerte, au moindre chant, tout factionnaire avait pour consigne de faire feu. Des claires-voies tamisaient le jour à travers les barreaux, et quand venait à se produire la moindre contravention, le plus petit fait contraire à la lettre absolue des nouveaux réglements, quelques victimes parmi les détenus étaient choisies et jetées dans les cachots où la police travaillait aux révélations.

De ces cachots-tombes, la prison de Moulins en possède trois qui n’ont jamais cessé d’être peuplés ; ils sont souterrains, humides , presque vaseux ; le jour n’y arrive que par un soupirail placé sur l’un des angles : la surface est de six pieds de long sur quatre de large et quatre de hauteur : l’un d’eux n’a pour plancher que la terre ; les deux autres sont sablés, tous sont fermés par des portes de six pouces d’épaisseur, armées de trois énormes verroux.

Il existe un quatrième cachot, dit le Cachot-des-Fers. Ce dernier a un mètre cinquante de profondeur, un mètre de largeur et deux mètres de hauteur. Le prisonnier est debout, pris par une ceinture de fer, les pieds et les bras enchaînés : une barre de fer passant par la ceinture, et contre laquelle est adossé le patient, enlève tout mouvement au prisonnier et le condamne à l’immobilité des marbres.

C’est dans ce cercueil de pierre et de fer qu’entre autres martyrs qui l’ont traversé, le citoyen Stanislas Papu a expié le crime d’avoir composé une chanson sur les barbes socialistes proscrites et condamnées par M. de Charnailles.

C’est ce même M. de Charnailles qui, dirigeant comme préfet de l’Allier, l’épée en main, les enquêtes et les interrogatoires, adressait à de simples prévenus ces paroles paternelles :

« Vous voila donc enfin, tas de canailles ! la société est grandement débarrassée !… Et vous, monsieur Billard, vous êtes donc bien pris cette fois ; mettez votre casquette par terre, ou je vous plonge mon épée dans le ventre. »

Puis, se tournant vers son geôlier en chef, il ajoutait :

« Vous savez, monsieur le directeur, à quelle espèce de gens vous aurez à faire ; ce sont des misérables qui ne valent pas la corde qui les pendra. Vous les traiterez comme tels ! »

 

 

Ceci n’est qu’un coin partiel et très limité de la vaste scène qui s’est déroulée dans les campagnes en décembre : les Basses-Alpes, le Var et l’Hérault en ont vu bien d’autres, et quand l’histoire des paysans enregistrera son nouveau chapitre des Cévennes républicaines, devant ce tableau que l’ombre couvre encore, toutes les légendes du temps passé pâliront.

Les campagnes ! au mois de novembre 1848, elles avaient donné, par millions, leurs suffrages à cet homme que protégeait l’étoile de Sainte-Hélène : elles ne le connaissaient pas : elles ne savaient rien ou presque rien de sa vie, de son caractère, de ses luttes deshonorées. Il ne s’était inscrit au grand livre populaire ni par d’éclatants services, ni par les idées, ni par d’héroïques dévouements : il était l’inconnu, mais l’inconnu sous la gloire, et son nom seul avait fait sa fortune.

Pendant trente ans, les veillées des champs avaient raconté les prodigieux poèmes de l’empire, ses invasions lointaines, ses luttes acharnées, ses agonies vaillantes, et les derniers supplices de son capitaine au Caucase de la mer d’Afrique.

La patrie, souillée par deux invasions restées sans vengeance, avait eu sa part dans la chute tragique de l’homme, et le cœur du paysan y répondait en gardant sa mémoire, en couronnant ses bustes, oubliant, hélas ! que sous le héros et sous le martyr, il y avait eu le monstre !

Ce n’est que cette pieuse légende du capitaine de 1815, resté dans leur souvenir comme une grande image de la patrie blessée, qui poussa les campagnes au scrutin du ler  décembre [10 décembre], et qui livra le gouvernement de la République au neveu de l’empereur.

Or, comment l’héritier de la légende, le bénéficiaire posthume a-t-il, à son tour, payé sa dette à ce peuple dont la piété naïve croyait venger en lui le soldat de la France abattu par l’Europe et par ses rois ?

Regardez passer dans la Nièvre, dans le Var, dans l’Hérault, dans l’Allier, ces charretées de captifs enchaînés, blessés, défaillants, et que poussent vers les prisons des soldats farouches, le mousquet à l’épaule, l’insulte à la bouche, le sabre au poing :

C’est la reconnaissance du prince, c’est la justice du 2 décembre !

Regardez au revers des chemins, ces cadavres de prolétaires que la balle a couchés et qu’a scalpés la haine sauvage de l’officier ou du gendarme :

Ce sont des électeurs acharnés et dévots de la première présidence, auxquels M. Louis Bonaparte vient de payer sa bienvenue !

Entrez dans ces cabanes, dans ces maisons, dans ces fermes la veille encore riantes et pleines, aujourd’hui vides et désolées : qui les a dépeuplées ? Où sont les rudes travailleurs, les enfants, les femmes ? Les mères sont en prison, les pères captifs ou morts, et les enfants au foyer du voisin ou pleurant sur les routes.

Les sbires de M. Bonaparte ont passé par là :

C’est encore la reconnaissance du prince et la justice du 2 décembre !

O paysans ! dans votre misère et votre ignorance héréditaires, vous n’étiez pas responsables quand vous avez voté pour ce prétendant qui portait un nom marqué par la gloire ; vous aviez même, au fond de vos instincts confus, une raison logique d’honorer ce nom qu’avaient proscrit les Bourbons et l’étranger ; c’était votre protestation à vous qu’on n’avait pas appelés, depuis trente ans, dans les luttes publiques.

Mais voyez ce qu’ils valent, tous ces rejetons-prétendants, jeunes ou vieux, ambitions blasonées par les siècles, ou maigres aventuriers parvenus :

A peine le pied à l’échelon, Louis Bonaparte met en coupe réglée vos instituteurs, vos maires, vos juges, et vous livre à ceux de 1815, comme si les Cosaques tenaient encore la Champagne ; il lance à travers vos fermes, vos haies et vos villages des meutes de gendarmes qui vous espionnent et vous traquent comme des bêtes fauves : il fait fouiller vos maisons, fermer vos cabarets, enlever vos meilleurs : il vous emprisonne, il vous décime, il vous ruine, et quand vient plus tard l’heure de son crime, il jette sur vous ses armées, il vous fusille, vous exile, vous transporte, comme des pillards et des assassins, vous, le travail vivant, la pépinière de nos légions, vous, la grande charrue de la France !

Gardez maintenant, au fond de vos foyers désolés, les images du grand capitaine ; chantez ses victoires, couronnez ses bustes, et quand reviendront, hâves, décharnés, brisés, ceux d’Afrique ou de Cayenne, ils vous diront ce que valent les empereurs !

Oui, cette dernière guerre, cette guerre aux paysans portera ses conséquences. Pour la première fois, depuis 92, ils se sont levés pour le droit quand les villes tremblaient, et la faux s’est trempée dans les idées : isolés, dispersés, mal conduits, ils ont succombé ; mais la campagne sait garder ses haines saintes !

Désormais, la dernière idolâtrie a fait son temps : les empereurs sont morts comme les rois !