L’empire libéral

L’Empire libéral

Études, récits, souvenirs

 

par Émile Ollivier

 

 

Tome deuxième

Louis-Napoléon et le coup d’État

Paris, Garnier frères, 1897

pp. 453 et suiv.

 

 

 

CHAPITRE III

LE COUP D’ÉTAT

seconde partie

§ 5. — Les sociétés secrètes entrent dans l’action le 3 au soir. — Promenade de deux cadavres ; le peuple continue à ne pas remuer ; nouvelle tactique adoptée : prolonger la lutte et lasser la troupe. — Maupas ne la comprend pas et en est la dupe ; Morny, Saint-Arnaud, Magnan s’en rendent compte et la déjouent.

Une tentative plus sérieuse fut celle des sociétés secrètes. Si les chefs étaient emprisonnés, il restait, cachés dans les recoins de la vaste cité, des sous-officiers et des soldats intrépides, peu nombreux, pas même deux mille, mais résolus à ne reculer devant aucun moyen, à suppléer au nombre par l’activité, la ruse et le sacrifice d’eux-mêmes. L’inertie du peuple les consternait sans les décourager. Ayant constaté l’impuissance des députés montagnards, ils engagèrent l’action pour leur compte le 3 dans la soirée.

Les troupes avaient été rappelées dans leurs casernes comme la veille, et dans les rues ne circulaient que les forces de police. Ils prennent sous la paille où ils les avaient enfouis les cadavres d’un vieillard et d’un jeune homme tués le matin sur la barricade à côté de Baudin, les couchent sur une civière, et à la lueur des torches qui jettent des ombres lugubres sur les pauvres visages inanimés, ils s’avancent dans le faubourg Saint-Martin au chant de la Marseillaise et en appelant aux armes. Une escouade de sergents de ville commandée par le brigadier Revial fond l’épée à la main sur ce cortège et le dissipe ; un bataillon de chasseurs accourt, arrête les meneurs. Le peuple assiste immobile, silencieux, à cette mise en scène et à cette répression.

Le coup du cadavre manqué, ils changèrent de tactique, renoncèrent aux moyens rapides. Les faubourgs faisaient défaut, le peuple n’arrivait pas, ils mirent leur dernier espoir « dans une lutte lente, longue, évitant les engagements décisifs, changeant de quartier, tenant Paris en haleine, faisant dire à chacun : « Ce n’est pas fini », laissant aux résistances des départements le temps de se produire, mettant les troupes sur les dents, et dans laquelle le peuple parisien, qui ne respire pas longtemps la poudre impunément, finirait peut-être par prendre feu. — Barricades faites partout, peu défendues, tout de suite refaites, se dérobant et se multipliant à la fois; ne pas condenser la résistance dans une heure ou dans un lieu, mais la répandre sur le plus grand nombre de points, faire dans Paris la guerre du désert, prendre le temps pour auxiliaire, ajouter les journées aux journées, vaincre le coup d’État par la lassitude de l’armée[1]. »

C’était la stratégie qui, en 1830 et en 1848, avait triomphé d’une armée solide. Morny, Saint-Arnaud et Magnan devinèrent le piège. Leur plan le déjoua. On voulait qu’ils disséminassent leurs troupes, ils les concentrèrent ; on voulait les fatiguer par un piétinement dans la rue, ils les tinrent fraîches et reposées dans leurs casernes ; on voulait les épuiser par de petits engagements sans cesse renouvelés, ils laissèrent l’émeute s’établir à son aise sur le champ de bataille de son choix, dresser ses fortifications, puis, au moment donné, ils l’attaqueraient à la fois sur tous les points, en face et à revers, l’étoufferaient dans un étau. — C’était le plan adopté en juin 1848 par Cavaignac, malgré l’opposition de la Commission exécutive, et grâce auquel il triompha de la formidable insurrection.

Maupas n’en comprit pas la sagesse, il le combattit et, comme on ne s’arrêta pas devant son opposition, il s’efforça de le paralyser. Si on ne l’eût résolument mis à l’écart, une levée d’armes sans conséquence fût devenue une émeute redoutable dont on n’aurait triomphé qu’avec une grande effusion de sang. Il ne cessa, par des dépêches effrayées, de réclamer l’envoi de troupes sur les points multiples où les insurgés, suivant leur tactique, essayaient de faire croire à un danger.

On l’a accusé de lâcheté et supposé des réponses de Morny lui disant : « Couchez-vous. » Ces réponses sont imaginaires : il a manqué d’intelligence, d’expérience et non de courage. Il a été la victime, comme d’autres l’ont été dans des circonstances plus graves, des exagérations des rapports de police. Il n’est pas de source d’information plus dangereuse. La plupart des agents secrets, surveillants des sociétés auxquelles ils appartiennent, trompent la police autant que leurs complices, ils se vengent de l’abjection à laquelle ils se sont voués par les terreurs qu’ils s’amusent à inspirer à leurs bailleurs de salaire. Fussent-ils de bonne foi, il ne se défendent pas des illusions de ceux qu’ils surveillent et ils présentent comme des réalités menaçantes les fantômes les plus ridicules de l’imagination sectaire, toujours crédule aux espérances chimériques. Maupas se défiait d’autant moins de leurs exagérations que, par vantardise, il aimait à se persuader et à persuader aux autres qu’il courait des dangers extraordinaires.

Il accable Morny et Magnan de nouvelles alarmantes et d’appels effarés. Le 2 au soir il écrit : « Les sections socialistes commenceront à dix heures, la nuit sera très grave et décisive. On a le projet de se porter sur la Préfecture de police ; tenez du canon à ma disposition. » Le lendemain matin à sept heures, il informe Saint-Arnaud que : « La nuit a été aussi calme que possible. »

Le 3, à 9 heures du matin, il télégraphie à Magnan : « Les ouvriers descendent en masse, la partie est nettement engagée, envoyez du monde sans perdre un instant, envoyez surtout des canons à Mazas, c’est le point de mire. » Magnan envoie le général Marulaz sur la place de la Bastille où il ne trouve aucune effervescence ; il fait enlever la barricade de la rue Sainte-Marguerite, et à une heure et demie, son divisionnaire Levasseur écrit à Magnan : « Tout est calme dans le faubourg ; les curieux abondent, mais les hommes sérieusement disposés à combattre semblent rares ; les groupes se dispersent sans difficultés. Pour le moment du moins, les ouvriers vaquent à leurs travaux et on ne remarque ni agitation ni affluence insolite dans les cabarets avoisinant les barrières. » Les rapports du colonel de Lourmel, du 51e de ligne, étaient encore plus rassurants sur Mazas, qui préoccupait si fort Maupas : « Tous les environs de Mazas paraissent très tranquilles. En traversant le boulevard, et particulièrement entre les rues Saint-Martin et Saint-Denis, quelques cris : Vive la République ! Vive la Constitution ! proférés par des hommes en blouse ; la circulation se fait très bien, je n’ai pas aperçu de rassemblement sur tout le trajet des Tuileries à Mazas. » (4 heures du matin.)

Magnan, Saint-Arnaud, Morny, d’abord émus des appels de Maupas, finirent par n’en tenir aucun compte. Magnan lui écrivit le 3 au soir : « Je fais abandonner tous les petits postes, mes troupes rentrent dans leurs quartiers pour s’y reposer. J’abandonne Paris aux insurgés, je les laisse faire des barricades ; demain, s’ils sont derrière, je leur donnerai une leçon. » Et en même temps il ordonne à ses trois divisionnaires de n’obéir à aucune réquisition de troupes.

L’action, d’abord fixée le 4, à dix heures du matin, fut remise à deux heures.

Quand les organisateurs des sociétés secrètes ne voient plus la troupe nulle part, ils se mettent à élever des barricades formidables, fort bien construites, dans le vaste carré compris entre la Seine, les boulevards, la rue de la Paix et la rue du Temple. Ils pénètrent dans les maisons, y saisissent les armes, et quelquefois autre chose. C’est à qui essaie de se mettre à l’abri du pillage en inscrivant sur sa porte : « Armes données. » Les rumeurs les plus fantaisistes circulent dans cette foule excitée : Le général Neumayer marche sur Paris ; Castellane a refusé de reconnaître le coup d’Etat ; les généraux d’Afrique sont délivrés ; la garnison et le peuple de Rouen fraternisent ; Lyon et Marseille sont au pouvoir de l’émeute ; les princes d’Orléans débarquent à Cherbourg ; le comte de Chambord arrive déguisé en dragon, etc.

Ces nouvelles parviennent aux représentants dans une de leurs nombreuses cachettes, ils les acceptent avec la crédulité des hommes de parti ; de l’extrême du découragement, ils passent à l’excès de la confiance. « Ça prend ! s’écrie Bastide, le difficile n’est pas d’incendier, c’est d’allumer. — Croyez-vous que nous vaincrons ? demande Bancel à Victor Hugo. — Oui. » Au bout de quelques discours pareils, ils ne doutent plus que le coup d’Etat ne soit vaincu. Pris d’une joie irrésistible, ils se lèvent, s’embrassent. Michel de Bourges frappe du poing sur la table. « Oh ! le misérable ! demain sa tête tombera en place de Grève, devant la façade de l’Hôtel de Ville. — Non, fait Hugo, cette tête ne tombera pas. — Comment ? — Je ne le veux pas. — Pourquoi ? — Parce qu’après un tel crime laisser vivre Louis Bonaparte c’est abolir la peine de mort. Michel de Bourges reste un instant rêveur, puis il lui serre la main[2]. » Sur quoi ils s’acheminèrent vers une autre cachette avec leurs écharpes non visibles, pour délibérer, décréter, se serrer la main, et attendre l’heure du sacrifice.

 

 

§ 6. — Dernière manoeuvre le 4 des sociétés secrètes : amener les troupes par des coups de fusil tirés des fenêtres à riposter et à tuer des curieux. — Comment cette manoeuvre s’exécute sur la brigade Bourgon, sur la brigade Cotte, sur la brigade Canrobert. — Fusillade du boulevard Montmartre. — De 2 heures à 5 heures, toutes les barricades sont enlevées.

Pendant que Victor Hugo et Michel de Bourges réglaient si magnanimement leur victoire, Saint-Arnaud et Magnan prenaient leurs dernières dispositions pour assurer la leur. Ils ne veulent pas qu’on puisse les accuser d’une traîtrise. Chacun saura à quoi expose la résistance. Le 4 au matin, est affichée sur les murs de Paris une proclamation de Saint-Arnaud : « Tout individu pris les armes à la main ou construisant ou défendant une barricade SERA FUSILLÉ. » Un des plus grands dangers des jours de lutte civile, c’est ce qu’on appelle les curieux inoffensifs : ils sont les palissades vivantes derrière lesquelles s’abritent les insurgés; sans leur complicité l’émeute plus rare serait plus facile à réprimer. Saint-Arnaud les engagea à rester chez eux. De son côté le Préfet de police les avertit qu’il y aura PÉRIL à stationner sur la voie publique et à former des groupes ; qu’on les dispersera par les armes sans sommation. Tout le monde était donc mis sur ses gardes.

A mesure que les émeutiers se fortifiaient, les implorations de Maupas recommençaient : « Un symptôme fâcheux se produit sur toute la ligne, les habits noirs se mettent aux barricades, les gardes nationaux portent leurs fusils ; les honnêtes gens se plaignent amèrement de l’abandon où le gouvernement les laisse. Il faut agir, et avec le canon. Nous sommes entourés d’émeutiers ; on tire à ma porte. La mairie du VIe arrondissement est prise, pas un instant à perdre. Envoyez à la Préfecture un régiment et quatre canons. » (4 décembre, 1 h. 50) Une demi-heure après, il revient à la charge : « Nous sommes cernés, on se bat à nos quatre angles. Les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau sont sous les armes. » (2 h. 15)

Magnan n’eût pu envoyer à la Préfecture un régiment et quatre canons qu’en affaiblissant sa grande attaque combinée. Et qu’auraient trouvé ce régiment et ces quatre canons ? Personne, de l’aveu de Maupas lui-même. À une dépêche de Morny : « Vous a-t-on attaqué ? il avait répondu : — Oui, mais les insurgés ont pris la fuite à la première décharge. » Magnan n’aurait envoyé des troupes aux faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques qu’en compromettant sa réserve sur la rive gauche. Et qu’auraient-elles trouvé ? Personne. Ces faubourgs ne remuèrent pas de la journée. — On laissa donc Maupas appeler, maugréer, et on ne s’en occupa point.

Entre une et deux heures, les troupes s’ébranlent à la fois, en silence, chaque homme ayant soixante cartouches dans le sac et quatre jours de vivres. La division Renaud s’établit sur la rive gauche ; les deux divisions Levasseur et Carrelet enserrent l’émeute sur la rive droite dans un mouvement convergent. La division Levasseur arrive sur les boulevards par les rues Saint-Martin et Saint-Denis et prend l’insurrection à revers. La division Carrelet l’attaque de face en balayant les boulevards à partir de la Madeleine, en jetant des détachements sur sa droite ou sur sa gauche.

Les intrépides des barricades n’ont pas l’illusion de croire qu’ils résisteront à la masse en marche sur eux. Mais ils sont imbus de l’histoire révolutionnaire, ils savent qu’en février 1848 leurs affaires étaient perdues, quand un coup de pistolet tiré à propos du milieu de la foule sur les soldats, les rétablit en un clin d’oeil. La troupe avait riposté ; quelques-uns de ces incorrigibles curieux soi-disant inoffensifs avaient été atteints ; leurs cadavres promenés par la ville l’avaient soulevée. Pourquoi le même phénomène ne se reproduirait-il pas ? Malgré les avertissements de Saint-Arnaud et Maupas, une foule immense couvrait les boulevards, de la chaussée d’Antin à la rue Saint-Denis ; les fenêtres étaient garnies de spectateurs. Quelques coups de fusil tirés des maisons riveraines ou des rues adjacentes ou des trottoirs derrière les premiers rangs des curieux, exaspéreraient les troupes ; elles répondraient ; des victimes tomberaient, et qui sait si alors ne se produirait pas le soulèvement que n’avait pu susciter ni la mort de Baudin ni la promenade des cadavres ? Dans tous les cas on accuserait le Prince du carnage qu’on aurait provoqué et on le rendrait odieux.

Le général Bourgon, descendu de la caserne de la Nouvelle-France, débouche le premier sur le boulevard par la rue du Faubourg-Poissonnière. Il met en batterie sur sa droite deux de ses pièces pour contenir la foule qui vient du boulevard Montmartre, puis tourne à gauche et se porte sur les barricades échelonnées jusqu’à la porte Saint-Denis. La tête de sa colonne est assaillie par un feu roulant bien nourri, venu des maisons et des rues adjacentes ; vingt-huit de ses hommes sont mis hors de combat. — C’était la première application de la tactique révolutionnaire. Les troupes ainsi attaquées répondent en bon ordre et éteignent les feux.

Le colonel Rochefort, parti de la rue de la Paix, se montre le second, avec une avant-garde composée d’un escadron du 1erlanciers, flanqué de troupes d’infanterie. Vers la rue Taitbout il subit un premier choc, celui des cris : il se précipite sur les groupes d’où ils partent, les disperse et poursuit. A la hauteur du faubourg Poissonnière, ce sont les coups de fusil tirés des maisons et des fenêtres qui l’assaillent. Vers la porte Saint-Denis, un feu croisé et nourri venu de toutes les directions crible les troupes. — C’est la seconde application de la tactique révolutionnaire. Cette fois l’affaire se passe moins bien ; les soldats entrent en fureur et ripostent au hasard. Au bruit des détonations le général de Cotte, en marche derrière Rochefort, croit celui-ci en danger et accourt avec un bataillon du 72e. Ses soldats, animés par le feu, se rangent à côté de leurs camarades et tirent au hasard comme eux, sans se préoccuper de l’escadron de lanciers, pelotonné au milieu de la chaussée sous le feu des amis et des ennemis. Il faut au général de Cotte dix minutes d’efforts surhumains pour arrêter cette fusillade.

Mais voici le plus grave. Derrière la brigade de Cotte suit celle de Canrobert. A la hauteur du faubourg Poissonnière elle reçoit des coups de fusil[3] partis des maisons de droite, des fenêtres, des soupiraux, des toits, de derrière les groupes massés sur les trottoirs. Des soldats, des chevaux sont tués et blessés. — C’est la troisième application de la tactique révolutionnaire. Cette fois la panique se déclare en plein, et de la tête gagne toute la colonne qui lâche ses feux sans commandement, sans même prendre position, tirant en l’air et au hasard ; les canons se retournent vers la maison Sallandrouze d’où semblait venu le feu principal, et au milieu des décharges de peloton, tirent deux ou trois coups. A ce bruit Canrobert accourt. Il avait une canne à la main ; il en menace les hommes qui s’apprêtent à tirer, et donne à son clairon, Darot, l’ordre de sonner le cessez le feu ! On le vise d’une fenêtre ; la balle dévie et frappe Darot, qui tombe sur la jambe de son général à laquelle il cherche à se cramponner en disant : « Mon général, je suis mort[4] ! » — « Les chevaux d’artillerie, peu habitués au bruit de la mousqueterie, se cabrent, brisent les rais et les avant-trains ; en un clin d’oeil la batterie est hors d’état, sauf un canon[5]. » Le feu ne s’arrête qu’au bout d’une dizaine de minutes. Alors les régiments défilent de chaque côté de la chaussée, Canrobert laisse un bataillon pour garder ce qui reste de son artillerie et s’avance vers le faubourg Saint-Martin.

A cinq heures, toutes les barricades, éventrées d’abord par le canon, étaient enlevées à la baïonnette.

Le Président calme, confiant, prêt à monter à cheval, recevait les rapports des généraux et ceux plus nombreux encore de ses fidèles présents un peu partout. Un moment le brave général de Cotte, soucieux de la résistance de la barricade de la rue Saint-Denis, envoie prévenir qu’on se mette sur ses gardes à l’Elysée. Sans sortir de sa quiétude, le Prince autorise Fleury à convertir les Tuileries en un camp retranché dans lequel, le cas échéant, on se défendrait à outrance. Mais le général de Cotte ne tarda pas à venir lui-même annoncer qu’il était le maître de la situation.

Que faisaient les Montagnards ? Il parait bien que pendant la période d’accalmie et d’attente, quelques-uns étaient allés encourager les constructeurs de barricades. A l’heure du combat et du sacrifice, où étaient-ils ? L’un d’eux nous le dira. « Que faisions-nous pendant tout ce temps, nous autres représentants d’un peuple abusé ou sacrifié, mandataires d’une nation dont la vie normale était suspendue ? Nous nous trouvions réunis au nombre d’une quarantaine, sous la présidence de V. Hugo, rue Richelieu, n° 15, au fond d’une cour, dans les appartements de l’un des nôtres, M. Grévy, qui lui-même était à Mazas. Nous entendions de près l’horrible fusillade des boulevards, le canon ébranlait les vitres, les cris aigus des blessés nous déchiraient le coeur[6], et nous frémissions de notre impuissance. Hugo se tenait debout au milieu de nous, pâle, non d’effroi, mais de cette sainte et terrible colère qui a éclaté plus tard en cris terribles et en oeuvres impérissables[7]. » L’occasion paraissait cependant indiquée de revêtir les écharpes, de les rendre visibles, de forcer le tyran à les transpercer.

Le soir il y eut encore sur quelques points, notamment à la barricade du Petit-Carreau, où tomba le frère du représentant Dussoubs, une dernière convulsion du désespoir. Tout était fini. Les troupes campèrent sur les boulevards, au milieu des empressements d’une grande partie de la population. Cette population elle-même replaçait dès le lendemain les pavés et rétablissait la circulation.

« Le Peuple recula, a dit Victor Hugo. Il recula le 5; le 6, il disparut. Nous nous retrouvâmes le 5 ce que nous étions le 3, — seuls. » — Le peuple ne recula pas, car il ne s’était jamais avancé ; il ne disparut pas, car il ne s’était jamais montré. Le 4, ils avaient été aussi seuls que le 2 et le 3, car les combattants des sociétés secrètes n’agissaient pas d’après leurs conseils.

 

 

§ 7 — La conduite des vaincus : la grande scène des montagnards ; l’héroïsme d’Odilon Barrot ; la lettre du roi Jérôme au Président. — La conduite du vainqueur ; rétablissement du vote secret. — Proclamation du Président.

Battus, abandonnés, les députés voulurent du moins finir « par une grande scène. » Ils se trouvèrent une cinquantaine chez le représentant Raymond, place de la Madeleine. L’intrépide Charamaule arrive. Il tire de son large caban deux pistolets, les met sur la table et dit : « Tout est fini, il n’y a plus de faisable et de sage qu’un coup de tête. Voici ce que je propose. Mettons nos écharpes et descendons processionnellement deux par deux dans la place. (Enfin !) Vous voyez ce colonel qui est là devant le grand perron avec son régiment en bataille ? Nous irons tous à lui, et là, devant ses soldats, je le sommerai de se ranger au devoir et de rendre à la république son régiment. S’il refuse… (il prit dans ses mains les deux pistolets), je lui brûle la cervelle ! — Charamaule, dit Hugo, je serai à côté de vous. — Je le savais bien, dit Charamaule, et il ajoute : Cette explosion réveillera le peuple. — Mais s’écrièrent plusieurs, si elle ne le réveille pas ? — Nous mourrons. — Je suis avec vous, dit Victor Hugo. Et ils se serrent la main. Mais les objections surgissent. — Non, disent de très nobles contradicteurs, cet aujourd’hui que vous nous proposez, c’est la suppression de Demain, prenez garde ! Il y a une certaine quantité de désertion dans le suicide. » Le mot désertion heurte douloureusement l’intrépide Charamaule : « Soit, dit-il ; je renonce. » Hugo et les autres renoncent aussi, et « après cette grande scène », on se serra la main, et cette fois encore les écharpes restèrent dans les poches.

La plupart des représentants détenus à Vincennes et au Mont-Valérien, furent mis en liberté, après quelques façons. A Vincennes, où se trouvait Odilon Barrot, ce fut plus solennel. Le soir de son arrestation il était couché auprès de Berryer. « Eh bien, Berryer, dit-il, il est donc écrit qu’après plus de soixante ans écoulés depuis 89, nous voilà réduits toi et moi à voir de nouveau la force triompher du droit. — Tais toi, Barrot », fit Berryer en se retournant. — L’ennemi de la force devint imposant à l’annonce de sa mise en liberté. Il se hissa sur une chaise convertie en tribune, il dit au général qui l’invitait à sortir : « Les représentants arrêtés protestent contre le nouvel attentat qu’on veut accomplir sur leurs personnes, ils ne céderont qu’à la force pour quitter la prison et reprendre leur liberté. »— On commit ce nouvel attentat, on le poussa avec une aimable violence dans un fiacre, et il rentra chez lui aussi glorieux que Mirabeau au sortir de la séance du Jeu de Paume. Les autres furent mis dans un omnibus et descendus au milieu d’une des rues avoisinant le jardin des Plantes.

Le prince Napoléon (Jérôme) se trouvait parmi les vaincus de cette journée. Il avait véhémentement reproché à son père de s’être rangé dans le cortège du traître. « Si vous ne l’aviez pas fait, vous seriez maître de la situation. » Il essaya de donner bel air à sa défaite. Il dicta à son père, toujours faible à son égard, la lettre suivante, colportée dès le lendemain dans les cercles politiques et que les historiens hostiles ont citée depuis avec éloge :

« Mon cher neveu, le sang français coule ! Arrêtez-le par un sérieux appel au peuple ! Vos sentiments sont mal compris. La seconde proclamation où vous parlez de plébiscite est mal reçue par le peuple qui n’y voit pas le rétablissement de son droit de suffrage. La liberté est sans garantie si une Assemblée ne concourt pas à la constitution de la République. — L’armée a le dessus, c’est le moment de compléter une victoire matérielle par une victoire morale. Ce que le pouvoir ne peut faire quand il est battu, il doit souvent le faire quand il est le plus fort. — Après avoir frappé les anciens partis, relevez le peuple : proclamez que le suffrage universel sincère, sans entraves, agissant avec la liberté la plus grande, nommera et le Président et une Assemblée constituante pour sauver et établir la République. C’est au nom de la mémoire de mon frère, partageant son horreur pour la guerre civile, que je vous écris ! Croyez-en ma vieille expérience ;pensez que la France, l’Europe, la postérité vous jugeront. Votre dévoué et affectionné oncle. »

L’exhortation d’arrêter par un appel sérieux au peuple le sang qui coule, contenait sous un conseil une cruelle accusation. C’était déclarer le Président responsable du sang répandu, qui n’aurait pas coulé si cet appel sérieux avait été fait dès le premier moment. L’invitation de convoquer une Constituante impliquait le reniement de la doctrine plébiscitaire du grand Empereur et l’invitation au suicide. Une Constituante eût été ou une réunion de comparses, alors à quoi bon la convoquer ? ou une résurrection de l’anarchie, alors à quoi bon avoir accompli le coup d’État ? Conseils donnés sachant qu’ils ne peuvent ni ne doivent être suivis, pour se targuer de les avoir donnés.

Le seul avis pratique était de renoncer au vote public sur registre. Le retour au vote secret avait déjà été réclamé si instamment de toutes parts, et notamment de la Préfecture de police, qu’au moment où Jérôme écrivait sa lettre, le Président, sur l’avis conforme du Conseil des ministres, avait rendu le décret suivant : « Le vote aura lieu au scrutin secret, par oui ou non, au moyen d’un bulletin manuscrit ou imprimé, les 20 et 21 décembre, dans le chef-lieu de chaque commune. » Les registres sur lesquels étaient consignés les votes déjà donnés par l’armée durent être brûlés.

Quand l’aide de camp Ducasse eut remis la lettre du Roi au Président, celui ci lui répondit que la modification conseillée par son oncle serait officielle le lendemain matin ; il ne discuta pas le surplus de la lettre, sachant bien qui en avait été l’inspirateur.

La hauteur de cette âme sereine se retrouve dans la proclamation par laquelle il constate la fin des troubles. (6 décembre.) Pas un mot provocant contre les vaincus, pas une fanfaronnade ou une exaltation orgueilleuse ; un appel au bon sens, une tranquille confiance, la résolution renouvelée de se soumettre au verdict national.

« Les troubles sont apaisés. Quelle que soit la décision du peuple la société est sauvée. La première partie de ma tâche est accomplie ; l’appel à la nation, pour terminer les luttes des partis, ne faisait, je le savais, courir aucun risque sérieux à la tranquillité publique. Pourquoi le peuple se serait-il soulevé contre moi ? Si je ne possède plus votre confiance, si vos idées ont changé, il n’est pas besoin de faire couler un sang précieux ; il suffit de déposer dans l’urne un vote contraire. Je respecterai toujours l’arrêt du peuple. Mais, tant que la nation n’aura pas parlé, je ne reculerai devant aucun effort, devant aucun sacrifice pour réprimer les tentatives des factieux. » Il ajoute que cette tâche lui est rendue facile par le dévouement et la discipline de l’armée et par la répugnance profonde que les quartiers populeux, où jadis se recrutait l’insurrection, ont témoignée aux excitations de l’anarchie.

 

 

§ 8. — Le coup d’Etat raconté par Victor Hugo. — Les 25 millions volés à la Banque. — Les massacres du boulevard Montmartre prémédités. — Exécutions nocturnes au Champ-de-Mars. — Examen de ces diverses accusations.

Tel est le récit véridique du coup d’État emprunté aux sources les plus sûres et contrôlé par une minutieuse enquête. Rapprochons-en, pour que le lecteur entende toutes les cloches, celui que Victor Hugo a narré ou chanté dans ses célèbres phamphlets, Napoléon le Petit, les Châtiments, L’histoire d’un Crime, afin de déshonorer l’événement qu’il n’avait pu empêcher.

« La résistance avait pris des proportions inattendues, la victoire semblait incertaine. Maupas reculait et défaillait, et à ses dépêches épouvantées, Morny répondait : « Couchez-vous ! » Les principaux complices militaires tenaient conseil, on apercevait des fenêtres des maisons voisines, dans la cour de l’Élysée, deux chaises de poste attelées, postillons en selle. Le vieux Jérôme Bonaparte, voyant le coup d’Etat chanceler, écrivait à son neveu d’arrêter l’effusion du sang par un sérieux appel au peuple. — Le coup d’Etat était perdu ; il fallait un coup de terreur pour le relever. On le fit. Louis-Napoléon ordonna de massacrer tous les passants qui encombraient les boulevards, de la rue de Richelieu à la rue Saint-Denis. On fusilla, on massacra surtout les femmes et les enfants; une rivière de sang coula sur le boulevard où on laissa les cadavres effarés, pâles, stupéfaits, afin que leur vue terrifiât. Sur les barricades les soldats furent non moins atroces ; ils ne firent pas de prisonniers, piétinèrent les vaincus ; après les avoir tués ils retournèrent leurs poches et les volèrent, puis campés sur les places publiques, ils burent toute la nuit, le cigare à la bouche, narguant les passants et faisant sonner l’argent qu’ils avaient dans les poches ; les officiers cassaient les rouleaux de pièces d’or comme des bâtons de chocolat : chaque général avait reçu un million et chaque soldat deux pièces d’or. On avait pourvu aux dépenses de cette corruption et de cette orgie en dévalisant la Banque de France de 25 millions. Il y eut plus encore. Après les massacres du boulevard, les exécutions secrètes, car ce crime était composé d’audace et d’ombre : d’un côté il s’étale cyniquement au grand jour, de l’autre il se dérobe et s’en va dans la brume. Chaque nuit on fusilla, parfois au Champ-de-Mars, parfois à la Préfecture de police, parfois dans les deux endroits à la fois. — Le 13 les massacres n’étaient pas encore finis. Le matin de ce jour-là, au crépuscule, un passant solitaire, qui longeait la rue Saint-Honoré, vit cheminer entre deux haies de cavaliers trois fourgons pesamment chargés. On pouvait suivre ces fourgons à la trace du sang qui en tombait. Ils venaient du Champ-de-Mars et allaient au cimetière de Montmartre. Ils étaient pleins de cadavres. »

Aucune de ces allégations qui ne soit démontrée matériellement fausse.

On n’a pas volé 25 millions à la Banque de France. En 1851, 25 millions étaient en effet à la disposition du ministre des Finances en vertu d’un traité de 1850. Le caissier de la Banque était obligé de livrer cette somme à la première réquisition sans s’enquérir de l’emploi qu’on en faisait, mais, en la livrant, il devait en constater la sortie et en faire un virement au compte courant du Trésor. Or, il résulte des Comptes courants de la Banque que le 2 décembre ce virement n’avait pas été fait, que les 25 millions se trouvaient dans les coffres, où ils sont restés bien longtemps après[8].

L’argent qu’on n’a pas pris à la Banque n’a pas été fourni par d’autres. Saint-Arnaud et Fleury ne reçurent que 40 000 francs[9]. C’est avec cela qu’ils ont distribué un million à chaque général et deux pièces d’or à chaque soldat d’une armée de 50 000 hommes !

Le coup d’État n’a jamais été aux abois. Dès le 2 décembre au soir, son succès était certain ; il n’a été compromis ni par l’héroïsme in partibus du comité de résistance des députés, ni par l’héroïsme, celui-là réel, des quinze cents braves qui construisirent les barricades et les défendirent. L’insurrection n’a paru avoir un instant des chances que parce que les troupes s’étant retirées en attendant l’heure du combat, lui laissèrent le champ libre pendant quinze heures. — Des chevaux étaient en effet tenus prêts dans la cour de l’Elysée, mais c’était les chevaux de selle destinés à mener à la bataille, s’il y avait lieu, le Prince et son état-major. Le Prince était décidé à s’ensevelir sous les ruines des Tuileries converties en camp retranché plutôt que de fuir. — La lettre du roi Jérôme n’a pas été écrite en prévision de la débâcle, elle l’a été après la victoire, le 4 au soir, à 10 heures.

Les circonstances mélodramatiques accumulées autour de la fusillade des boulevards sont des calomnies. Le feu n’a pas duré un jour ni même quelques heures, à peine quelques minutes. Les cadavres des victimes n’ont pas été laissés intentionnellement gisants et visibles. Morny, le 4 au soir, télégraphiait à Maupas : « Faites retirer les cadavres qui sont à l’heure qu’il est dans la cité Bergère. » — Maupas répondait : « Les cadavres sont depuis longtemps enlevés par mes ordres. » Quant à la fusillade elle-même, elle n’a été ni ordonnée ni préméditée, elle a été une malheureuse et courte panique provoquée par les coups de fusil prémédités des insurgés[10].

Sur ce point on touche à l’évidence. Si l’on avait prémédité de massacrer des curieux inoffensifs et des passants, Saint-Arnaud et Maupas n’auraient pas publié des proclamations pour les avertir du péril auquel ils s’exposaient en ne restant pas chez eux. — Le 4, de 9 à 10 heures du soir, après avoir reçu les rapports de ses divisionnaires, Magnan écrivait à Saint-Arnaud : « Les généraux ont montré un grand élan et une grande valeur ; les troupes, qui faisaient pour la première fois la guerre des rues, ont été trop facilement émues des coups de fusil qui leur venaient des fenêtres. Elles y ont répondu par des fusillades inutiles ; les généraux les ont calmées, et leur exemple les a entraînées sur le terrain des barricades. » Est-ce que le scélérat qui vient d’accomplir un massacre rend compte ainsi au scélérat qui l’a ordonné ?

Mais voici qui est plus explicite. Canrobert a dit au Sénat (11 décembre 1879) : « Le feu, absurde au point de vue militaire, inutile et très dangereux pour ceux qui l’exécutaient, n’a été commandé par personne : tous les officiers qui ont opéré avec des jeunes troupes faciles à s’émouvoir devant des cris tumultueux accompagnés de quelques coups de fusil, comprendront ce que je dis, parce qu’ils savent très bien qu’on ne fait pas tirer des troupes formées en colonnes serrées et qu’il arrive, dans certains moments, que les troupes tirent sans commandement. » — Bien avant cette déclaration solennelle les camarades de Canrobert l’ont maintes fois entendu aborder l’officier qui fit pointer les canons sur la maison Sallandrouze en lui disant : « Ah ! c’est vous-qui faites tirer le canon sans l’ordre de votre chef. » Ceci clôt le débat. Victor Hugo affirme, Canrobert nie. Qui hésitera entre la parole de l’homme de métier qui a entendu siffler les balles et de l’homme de phrases qui préparait des antithèses au fond d’une cour ? Qui ne préférera la parole du maréchal de France, dont la longue vie toute d’honneur n’a jamais été ternie par un mensonge, à celle du poète, dont les oeuvres sont pleines de mirages d’imagination, inconscientes certainement, mais que chez tout autre on appellerait des impostures[11].

Le seul ordre sévère donné aux soldats et sans mystère, puisque Saint-Arnaud l’avait publiquement annoncé le matin même, avait été « de fusiller quiconque serait pris les armes à la main. » Les soldats ne l’exécutèrent pas. Voilà en quoi consista leur cruauté. Magnan le constate dans sa lettre à Saint-Arnaud déjà citée, du 4 au soir : « Les soldats, malgré mes ordres, ont fait des prisonniers. »

A en croire les anathèmes tragiques des Châtiments et de Napoléon le Petit, les rues de Paris auraient été converties en ruisseaux de sang. Combien y a-t-il eu de victimes sur le boulevard Montmartre ? Trente-cinq ! Combien en tout, soit du côté des soldats, soit du côté des insurgés ? D’après la statistique dressée par un statisticien savant et exact[12], Trébuchet, chef de bureau de la Salubrité à la Préfecture de police, il y a eu 209 morts, dont 116 seulement tués sur place et parmi eux les 35 atteints sur les boulevards, et 299 blessés. L’état dressé, on découvrit que quelques insurgés, supposés à l’étranger, avaient été tués, et que quelques blessés avaient été soustraits aux recherches. On arriva ainsi au chiffre définitif d’environ 600 tués ou blessés. C’est beaucoup trop ; mais qu’est-ce en comparaison des victimes de l’insurrection de Juin et surtout de celles qui tombèrent par pelletées pendant la semaine sanglante de la Commune ? Il y a plus de sang du peuple aux mains républicaines qu’à celles de Louis-Napoléon.

Quelles preuves, quels commencements de preuves fournit M. Hugo de cette monstrueuse accusation des massacres nocturnes continués pendant plusieurs jours ? Maupas les nie[13]. Que lui oppose Victor Hugo ? Des témoins qu’il avait promis de nommer et qu’il ne nomme pas, un passant inconnu ! Cependant les témoins n’eussent pas été difficiles à trouver, surtout après la chute de l’Empire. « A la première exécution auraient assisté deux mille soldats. Sur ces deux mille soldats, quelques-uns, au moins, étaient républicains, ils auraient parlé ; les victimes laissaient des familles ; ces femmes, ces pères, ces enfants auraient parlé. Personne n’a rien dit[14]. »

Les pamphlets de V. Hugo, outrages à la vérité, sont surtout des blasphèmes contre la patrie. Ils dépassent la vendetta personnelle d’une ambition déçue. Qui en effet traînent-ils dans la boue plus encore qu’un prince humain et généreux. Qui ? les héros de l’Afrique qui allaient bientôt devenir ceux de la Crimée, de l’Italie et de Metz. Qui encore ? Nos chers soldats à la fois si bons et si vaillants, dont l’univers entier connaît l’humanité. Qui ? La nation entière. Son armée a toujours été le meilleur d’elle-même. Or si un jour, une minute, cette armée, parce qu’on l’avait gorgée d’or et d’argent, s’est avilie jusqu’à n’être plus qu’un ramassis « de bandits, de chenapans, d’escarpes, de détrousseurs de poches, de bourreaux, d’ivrognes, de vendus », quelle nation serions-nous donc ? Mais si tout ce que vous avez affirmé est vrai, l’intitulé de votre livre serait inexact. Ce n’est pas de Napoléon le Petit qu’il s’agirait, c’est de la France la Petite, ou, pour mieux dire, L’ignominieuse, de la France, émule de Sodome et de Gomorrhe. C’est du reste ce que laisse échapper le poète :

Quand l’Empire en Gomorrhe avait changé Lutèce. 

Vraiment la haine est en certaines âmes la muse souveraine, car ces pamphlets sans vérité, sans vraisemblance, affligeants, contradictoires, calomniateurs, étincellent de beautés sans égales. — « Pour moi, a dit Lamartine en fermant les Châtiments, je ne comprends pas qu’on ait de la haine pendant plus d’un vers. »

 

 

§ 9. — Le coup d’Etat en province. — Jacquerie ; les martyrs du Droit.

L’immense majorité de la province adhéra autant que Paris. Le langage des ouvriers lyonnais ne différa pas de celui de leurs frères de la capitale. « Le Président nous rend le suffrage universel : pourquoi nous battrions-nous ? Nous nous compterons au scrutin. » La Croix-Rousse resta aussi impassible que le faubourg Antoine[15]. Vingt-sept départements seulement protestèrent par des soulèvements plus ou moins sérieux. Nulle part, si ce n’est très accidentellement, il ne s’agit de la Constitution. Les démagogues n’en avaient aucun souci. Ils guettaient le moment d’exécuter leur agression sociale, et ils saisirent celui-là à défaut d’un autre. La petite jacquerie qui éclata alors donna un avant-goût de ce qu’eût été la grande jacquerie de 1852 si on ne l’avait prévenue.

V. Hugo se récrie contre ce mot, de jacquerie. Elle est, comme la fusillade du boulevard, une préméditation du tyran : un peu de spectre rouge lui était utile, il a crié à la jacquerie comme l’assassin crie au voleur, il a appelé jacquerie une insurrection légale, constitutionnelle, vertueuse.

Qu’y a-t-il en effet de plus légal que d’emprisonner des préfets, des maires, des magistrats, des commissaires de police, surtout de fusiller et de torturer des gendarmes ?

Le constitutionnalisme de ces héros ne fut pas moins manifeste. Partout ils arborèrent la bannière socialiste. Dans le Var, une belle jeune femme s’avançait à la tête des bandes, vêtue en déesse Raison, le drapeau rouge en main, le bonnet phrygien sur la tête.

Les manifestations vertueuses manquèrent encore moins. On arrêta les courriers, on ouvrit les dépêches, on pilla les caisses publiques, on fouilla et dévalisa les maisons privées, on viola, on brûla les archives des notaires, on assassina, on arracha à leur maisons, à leurs familles, à leurs presbytères, des vieillards, des hommes paisibles, des prêtres ; on les traîna comme otages, en leur faisant souffrir toutes les affres de l’agonie ; sans l’irruption soudaine de la troupe, on les eût égorgés.

Anciennement, arrêter des fonctionnaires et des magistrats, assassiner et torturer des gendarmes, arborer le drapeau rouge, faire des otages, était considéré comme des actes de bandits, ne donnant droit qu’au bagne ; aujourd’hui, ce sont des actes de martyre, donnant droit à une pension de l’État.

 

                                                        



[1] Victor Hugo, Histoire d’un Crime, t. 1, p. 234; t. II, p. 44-77.

[2] Victor Hugo, Hist. d’un Crime, t. II, page 87.

[3] Premier rapport du général Carrelet, 4 décembre, 8 heures et demie du soir.

[4] Ces détails ont été donnés par le général lui-même.

[5] Second rapport du général Carrelet, 4 décembre.

[6] A cette distance, il fallait avoir l’ouïe miraculeusement fine.

[7] PIERRE LEFRANC, Le 2 décembre, p. 210.

[8] Un des plus fougueux adversaires de l’Empire, un ministre républicain, M. Burdeau, a été obligé de le reconnaître dans la séance du 29 juin 1892.

[9] C’est le chiffre donné par Maupas dont les jugements n’ont aucune valeur, mais dont les affirmations sont bien plus exactes que celles de Fleury qui écrit à la fin de sa vie, d’après des souvenirs un peu effacés et qui brouille souvent les dates et les faits.

[10] On a cité la lettre d’un capitaine anglais, Jessé, qui déclare n’avoir pas vu tirer sur les troupes. Cela prouve qu’il a mal regardé ou mal vu. Les officiers qui recevaient les balles sont de meilleurs témoins que lui. D’ailleurs, même cet Anglais détruit le système odieux de Victor Hugo. II constate que la fusillade n’a duré qu’un quart d’heure, et il l’attribue à une panique.

M. Victor Pierre, adversaire prononcé du Président et du coup d’État, dans son Histoire de la République de 1848 (t. II. p. 657 et 660), a réfuté les lugubres sornettes de V. Hugo : « L’aspect de l’insurrection n’était pas redoutable ; Magnan n’hésitait pas, Louis-Napoléon n’était pas épouvanté. Cette façon dramatique de présenter les choses n’est conforme ni à la vérité, ni à la vraisemblance ; c’est un procédé d’imagination et de mise en scène pour expliquer le massacre du boulevard. Il n’est pas seulement vraisemblable, il est certain qu’il y a eu provocation de la part des insurgés, et que, spécialement entre la rue du Sentier et la rue Saint-Denis, des coups de feu venant des rues ou des maisons riveraines jetèrent l’alarme parmi les troupes et amenèrent ces décharges générales et spontanées que les officiers n’avaient pas commandées et que, malgré leurs efforts, ils ne pouvaient arrêter. — La haine ne dispense pas du bon sens, et, si nous admettons que Louis-Napoléon ait osé donner cet ordre infâme et qu’il ait trouvé des âmes assez avilies pour consentir à le recevoir, nous serons forcés d’admettre aussi que ses généraux le trahissaient, eux qui, au péril de leur vie, se jetaient au-devant de leurs soldats pour conjurer leur fureur. »

[11] M. Biré, dans ses remarquables Etudes sur V. Hugo, qui peuvent marcher de pair avec celles de Sainte-Beuve sur Chateaubriand, a détruit d’une main ferme et alerte tous ces mirages et rétabli la vérité sur la vie et les actes du poète.

[12] Ce sont les expressions de Victor Hugo (Napoléon le Petit, page 107, en note). Il ajoute, il est vrai : « il a dressé cet état de bonne foi, nous n’en doutons pas. Il a constaté ce qu’on lui a montré et ce qu’on lui a laissé voir, mais il n’a rien pu savoir sur ce qu’on lui a caché ; le champ reste aux conjectures. » On n’a pu rien lui cacher, car il est allé lui-même dans les hôpitaux, dans les ambulances, à la Morgue, dans les prisons et dans les cimetières.

[13] Extrait d’un Rapport du Préfet de police sur les événements de décembre 1851 : « Dois-je relever une infime calomnie que quelques gens mal intentionnés n’ont pas craint de répandre, sans y croire à coup sûr ? On a parlé de fusillades nocturnes au Champ-de-Mars et aux environs de Paris. Ce n’est là qu’un détestable mensonge. Les insurgés ont été traités avec toute la modération, toute l’humanité possibles, traités comme des vaincus par de généreux vainqueurs… Sobres de leur victoire et de leur force, l’armée, l’autorité ont dédaigné les représailles. »

[14] Biré, V. Hugo aprés 1852, p. 20-21. Ce témoignage est d’autant moins suspect que M. Biré, lui aussi, appelle le coup d’Etat un crime.

[15] Journal du maréchal Castellane, 2 décembre.