L’impossible pardon

article paru dans Latta Claude, Les résistances au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Montbrison, Village de Forez, 2002 (commander cet ouvrage)

La résistance des républicains au coup d’état du 2 décembre 1851 – 150e anniversaire

 

 par Claude Latta

sixième partie

IV. L’impossible pardon

 

Le refus de l’amnistie

 

Napoléon III ne put jamais faire oublier le coup d’état, même lors de l’amnistie de 1859 et les républicains incarnèrent, pendant le second empire, une véritable « résistance civique ». Victor Hugo tonnait de son rocher de Guernesey contre « Napoléon le Petit ». Lorsque l’amnistie fut proclamée en 1859, Edgar Quinet refusa de rentrer en 1859 :

« Je ne suis ni un accusé ni un condamné. Je suis un proscrit. J’ai été arraché de mon pays par la force, pour être resté fidèle à la loi, au mandat que je tenais de mes concitoyens. Ceux qui ont besoin d’être amnistiés, ce ne sont pas les défenseurs des lois, ce sont ceux qui les renversent […]

La conscience d’un homme semble en ce moment bien peu de chose, mais peut-être le moment viendra où l’on trouvera bon de se rappeler que les exilés ont emporté et gardé le droit avec eux »[1].

 

Victor Hugo, lui aussi, refusa de rentrer. Il l’avait d’ailleurs annoncé à la fin des Châtiments, parus en 1854 et qui passaient clandestinement en France :

 

« J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;

 

Sans chercher à savoir et sans considérer

 

Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme

 

Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

 

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! si même

 

Ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ;

 

S’il en demeure dix, je serai le dixième,

 

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »[2].

 

 Le monument Baudin

 

Le corps d’Alphonse Baudin avait été, en 1851, inhumé presque clandestinement dans l’ancien cimetière Montmartre. En 1857, il fut transféré dans une concession perpétuelle. L’épisode de sa mort était oublié. En 1868, la publication du livre qu’Eugène Ténot consacrait à l’histoire du coup d’état eut un énorme retentissement. Il était le premier à raconter la mort de Baudin, à la replacer dans son contexte historique et à « présenter son sacrifice comme un exemple »[3]. Le 2 novembre 1868, des centaines d’ouvriers et de militants républicains défilent au cimetière Montmartre devant les tombes de Godefroy Cavaignac et de Daniel Manin mais aussi devant celle de Baudin que l’on venait de redécouvrir. Au lendemain de la manifestation du 2 novembre 1868, Charles Delescluze, dans Le Réveil prit l’initiative de lancer dans son journal une souscription destinée à élever un monument à la mémoire de Baudin. Le succès fut extraordinaire ; le pouvoir s’inquiéta et envoya devant les tribunaux, non seulement les journalistes qui avaient lancé la souscription mais aussi les principaux participants à la manifestation du 2 novembre. Lors des plaidoiries, ce fut le coup d’éclat inattendu d’un jeune avocat, Léon Gambetta, qui adopta une stratégie offensive et, dans sa défense de Delescluze, stigmatisa ouvertement le coup d’état :

Léon Gambetta

 

« Oui ! le 2 décembre, autour d’un prétendant, se sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque-là, qui n’avaient ni talent ni honneur, ni rang, ni situation, de ces gens qui, à toutes les époques, sont les complices des coups de la force, de ces gens dont on peut dire ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait Catilina, ce que César dit lui-même en traçant le portrait de ses complices, éternels rebuts des sociétés régulières : « un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes […..] Ce qui vous juge le mieux, parce que c’est l’attestation de vos propres remords, c’est que vous n’avez jamais osé dire : nous célébrerons, nous mettrons au rang des solennités de la France le 2 décembre comme un anniversaire national ! […] Il n’y a que deux anniversaires, le 18 brumaire et le 2 décembre, qui n’ont jamais été mis au rang des solennités d’origine, parce que vous saviez que si vous vouliez les y mettre, la conscience universelle les repousserait »[4].

 

Delescluze fut lourdement condamné : 6 mois de prison et 2000 francs d’amende ; mais la plaidoirie de Gambetta eut un grand retentissement politique : le coup d’état était rappelé et condamné. Napoléon III ne pourrait donc jamais faire oublier ce crime des origines. La mort de Baudin devenait symbolique et son action sera rappelée comme un exemple chaque fois que l’état de droit sera menacé.

 

« La gloire des insurgés de Décembre »

 

L’Empire sombra, en 1870, avec la défaite de Sedan et la perte de l’Alsace-Lorraine. Ce désastre sembla être la « punition » du 2 décembre et la justification des hommes de la résistance à ce coup d’état. Lorsque la République fut rétablie en 1871 et que les républicains eurent reconquis le pouvoir en 1876-1877, les victimes de la répression du 2 décembre 1851 devinrent des héros, publiquement honorés par la République. Ce fut la « gloire des insurgés de Décembre » (Maurice Agulhon)[5] qui nous rappelle que la République – en France, elle se confond avec la démocratie – a toujours besoin d’être défendue. La loi de « réparation nationale » de 1881 indemnisa plus de 22 000 victimes de décembre en leur donnant une pension, à eux ou à leurs ayants droit[6]. Mais elle leur rendit surtout solennellement leur honneur bafoué de citoyens et ce titre de pension était dans les familles un sujet de grande fierté.

Un témoignage de cette fierté : la petite fille de Gratien Chastan, l’une des victimes du coup d’état, rapporte que sa « tante Marie », la dernière fille de Gratien, toucha cette très modeste pension de 52,00 F par an jusqu’à sa mort en… 1956 ! Elle sortait « son papier jauni et usé, où l’on pouvait […] lire : « A Gratien Chastan, victime du coup d’Etat du 2 décembre 1851, la République Française reconnaissante » et déclarait aux employés de la perception, étonnés d’un titre de pension de cette nature, qu’elle la toucherait, pour le symbole qu’elle représentait, « tant [qu’elle] vivrait », ajoutant : « et je tâcherai de vivre longtemps »[7].

Aux Mées, un monument est inauguré le 4 septembre 1913 à la mémoire des « Républicains des Basses-Alpes qui ont lutté en décembre 1851 pour la Loi, le Droit et la République ». Le dernier insurgé condamné encore vivant, François Barbarin, âgé de 83 ans, conseiller municipal à La Javie, assiste à la cérémonie et reçoit, ce jour là, la croix de chevalier de la Légion d’Honneur[8].

Quant à Baudin, son souvenir a été honoré par la République ; les livres d’histoire en usage jusque vers 1960 insistaient, à la suite de Delescluze, Gambetta et Hugo, sur la grandeur de son sacrifice. Jacques-Olivier Boudon note que Victor Hugo avait mis l’accent, en 1877, sur « la dimension sacrificielle » de sa mort en relatant leur dernière rencontre :

« Le 2 décembre au soir, je lui avais demandé : Quel âge avez-vous ? Il m’avait répondu:  pas tout à fait trente-trois ans[9]. En donnant à Baudin l’âge du Christ sur le point d’être crucifié, Victor Hugo entend marquer la symbolique de cette mort ; elle n’est pas un échec, mais l’annonce d’une prochaine résurrection de la République »[10].

 

Un monument avait été élevé en décembre 1871 sur la tombe de Baudin, au cimetière de Montmartre-Nord et existe toujours : œuvre du sculpteur Aimé Millet, il représente Baudin, vêtu d’une redingote, avec son insigne de représentant, gisant après sa mort, le front troué d’une balle. Le socle du gisant porte l’inscription : « A Alphonse Baudin, Représentant du Peuple, mort en défendant le Droit et la Loi, le 3 décembre 1851 ». Mais la dépouille mortelle de Baudin, « mort pour la liberté », repose depuis 1889 au Panthéon où elle a rejoint celle de Victor Hugo. Une statue avait été dressée à Paris en 1901 mais a été envoyée à la fonte par le gouvernement de Vichy ; à Nantua, sa ville natale, une statue a été dressée sur la place de l’église. Dans les départements où subsistait, vivace, le souvenir de l’insurrection, son nom a été donné à des rues (Haute-Vienne, Nièvre, Allier) et à Cosne-sur-Loire, où la résistance au coup d’état avait été vive, une colonne a été dressée à sa mémoire en 1901 pour le cinquantenaire de sa mort[11].

En revanche, malgré les ouvrages qui apportent des nuances sur le bilan de son règne, voire qui proposent une réhabilitation de l’empereur, la mémoire de Napoléon III continue d’être bannie : le coup d’état, Sedan et la perte de l’Alsace-Lorraine pèsent lourd dans la mémoire collective. En 1968, le gouvernement n’a pas souhaité appuyer un comité qui s’était formé pour que les corps de Napoléon III, de l’impératrice Eugénie et du prince impérial fussent ramenés d’Angleterre pour être inhumés dans la chapelle impériale d’Ajaccio[12].

 

Les héritages du 2 décembre

 

La tradition républicaine de célébration de la Résistance au coup d’état a été longtemps très vivace. Victor Hugo l’a incarnée. Sa gloire, encore aujourd’hui, est celle de l’un de nos plus grands poètes mais c’est aussi celle du représentant du peuple qui courait les rues de Paris le 3 décembre pour appeler aux armes ; c’est la gloire de l’auteur des Châtiments[13], à la fois poète et résistant. Les républicains n’ont pas pardonné le 2 décembre. Ils ne l’ont pas, non plus, oublié et ont voulu en tirer les leçons :

Du 2 décembre est née une méfiance, longtemps enracinée, pour le bonapartisme et sa dimension populiste et démagogique, pour les « hommes providentiels » et le recours à « l’appel au peuple ». La IIIe République a privilégié le rôle du Parlement et du « filtre » qu’il représente. Les républicains ont vu à temps le danger que représentait le général Boulanger et ont su se débarrasser de lui. Ils ont maintenu l’armée dans l’obéissance et le rôle que lui donnait pourtant la guerre de 1914-1918 ne l’a pas fait dévier de son devoir de servir la République.

Les républicains ont également compris que le suffrage universel ne résolvait pas tous les problèmes de l’accès à la démocratie. Les lois scolaires de Jules Ferry tirent la leçon du coup d’état en affirmant, en somme, qu’on devient citoyen par l’instruction, donnant à tous les moyens de comprendre les enjeux d’une élection. On sait en France, depuis décembre 1851, que le suffrage universel peut être perverti lorsque n’existent pas les autres libertés.

La Résistance de 1940-1944 a réactualisé la mémoire du coup d’état. Dans les régions où la résistance de 1851 avait été forte, elle a souvent servi de référence pour les résistants de 1940-1944. La France Libre a, d’autre part, considéré que le régime de Vichy était non seulement illégitime parce qu’ayant accepté la défaite mais qu’il était encore illégal, nul et non avenu, parce qu’ayant violé les textes constitutionnels de 1875. La Constitution reste ainsi le socle d’un « Etat de droit ».

Le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958[14], le recours au référendum et l’élection du président de la république au suffrage universel avaient, certes, des parfums de bonapartisme et de coup d’état. Mais le retour des libertés après la paix en Algérie, la rude leçon d’obéissance donnée à l’armée en 1961-1962, le départ du général de Gaulle, battu par les Non du référendum de 1969 et l’alternance de 1981 ont finalement donné à la Ve République ses brevets de démocratie. C’était une autre leçon pour l’historien : les acteurs de l’Histoire et les régimes se jugent aussi à l’ensemble de leurs actes et, dans la condamnation par les Français de Napoléon III, Sedan a pesé lourd.   

 

Pour conclure :  Connaissance et reconnaissance

 

En 1851, l’avenir appartenait, en fait, aux vaincus. Lorsque la loi de « réparation nationale » de 1881 fut votée, le président de la République était Jules Grévy, ancien député de 1848, et son président du conseil Léon Gambetta, l’avocat de Delescluze, l’homme du monument Baudin. Le jeune député républicain Pierre Waldeck-Rousseau[15] fut le rapporteur de la loi « de réparation nationale de 1881 » qui rendait justice aux résistants de 1851 : il fut plus tard l’auteur de la loi sur la liberté syndicale (1884) et de la loi sur les associations (1901) qui, aujourd’hui encore, est l’un des fondements de notre démocratie. En 1881, Pierre Waldeck-Rousseau venait d’être élu député républicain. Son père, René Waldeck-Rousseau[16], député républicain en 1848-1849, vivait encore : il avait été victime du coup d’état, se cachant pour éviter d’être arrêté, et la loi qui réhabilitait son action avait été préparée par son fils…

Selon la belle formule de René Merle[17], l’histoire des résistances au coup d’état du 2 décembre est à la fois connaissance et reconnaissance : l’Histoire est connaissance. Elle suppose l’étude de la résistance au coup d’état, épisode aujourd’hui bien oublié ; elle s’accompagne de la publication des études faites. La commémoration est reconnaissance : il y a 150 ans, des hommes se sont levés pour défendre la liberté. Honneur, donc, aux résistants de décembre 1851, à Alphonse Baudin, représentant du peuple mort à Paris sur la barricade du faubourg Saint-Antoine, et à André Ailhaud, l’un des chefs de l’insurrection provençale, déporté mort à Cayenne[18].

Symboliquement, à Aups, dans le Var, la plaque commémorant la Résistance de 1940-1944 a été apposée sur le monument qui honore l’insurrection républicaine de décembre 1851[19].

 

Montbrison, novembre 2001-janvier 2002,

150e anniversaire de la résistance des républicains au coup d’état du 2 décembre 1851

 

 

Claude Latta

 


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[1] Edgar Quinet : Œuvres complètes, Paris, Librairie Germer-Baillière et Cie, s.d., tome XXIV.

[2] Victor Hugo : « Ultima Verba » dans Les Châtiments, Londres et Bruxelles, édition clandestine sans nom d’éditeur, 1854.

[3] Edith Rozier-Robin : « Le souvenir du 2 décembre », 1848, Révolutions et mutations au XIXème siècle, Bulletin de la Société d’Histoire de la Révolution de 1848, 1985, n° 1, p. 93.

[4] Léon Gambetta : Discours et plaidoyers politiques, tome I, Paris, Charpentier, s.d.

[5] Maurice Agulhon : Coup d’état et République, Paris, Presse de Sciences Po, Bibliothèque du citoyen, 1997, p.59-60.

[6] Denise Devos : La Troisième République et la mémoire du coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte. La loi de réparation nationale du 30 juillet 1881 en faveur des victimes du 2 décembre 1851 et des victimes de la loi de sûreté générale du 27 février 1858, avant-propos de Jean Favier, Paris, Archives nationales, 1992. Cette étude qui est aussi un inventaire par départements des 22000 dossiers de pension est un extraordinaire instrument de travail pour les historiens du mouvement républicain.

[7] Marie-Louise Jullien : « Notre grand-père Chastan » dans Nos aînés témoins de l’Histoire, Marseille, CNDP, 1982. Disponible sur le site internet de l’association 1851-2001. (texte intégral)

[8] « François Barbarin, le dernier insurgé », article en ligne sur le site internet des Amis des Mées. (texte intégral)

[9] Victor Hugo : Histoire d’un crime, Paris, rééd. Laffont, 1887, p. 271. Victor Hugo a sans doute, sinon inventé, du moins recréé, en poète, la conversation. Baudin avait 50 ans au moment de sa mort.

[10] Jacques-Olivier Bourdon, art. cit., p. 239.

[11] Ibid., p. 245.

[12] René Rémond : La vie politique en France, tome 2 : 1848-1879, Paris, Armand Colin, coll. U, 1969, p. 228-229.

[13] Les hasards du calendrier et de l’écriture font que le ministre de l’Education nationale avait demandé aux professeurs de parler de Victor Hugo, aujourd’hui 7 janvier 2002, à tous les élèves de France. Le journal télévisé passait donc un reportage sur un lycée où des élèves étudiaient un passage des Châtiments

[14] Sur la question de savoir si 1958 est un coup d’état, cf. Maurice Agulhon : Coup d’état et République, Paris, Presse de Sciences Po, Bibliothèque du citoyen, 1997.

[15] Pierre Waldeck-Rousseau (1846-1904), avocat, député de 1879 à 1889, ministre de l’Intérieur, puis sénateur  de 1894 à 1904, président du conseil en 1899-1902.

[16] René Waldeck-Rousseau (1809-1882), avocat, membre de la Société des droits de l’homme sous la monarchie de Juillet, député républicain modéré en 1848-1849, maire de Nantes en 1870-1871.

[17] René Merle : « Introduction » de Provence 1851, une insurrection pour la République, op. cit. René Merle, professeur de Lettres,  spécialiste de la littérature en langue d’oc, historien de la résistance au coup d’état du 2 décembre, est président de l’Association pour le 150e anniversaire de la Résistance au coup d’état du 2 décembre 1851 (Association 1851-2001).

[18] André Ailhaud, qui avait arrêté à Marseille le 27 décembre 1851, fut condamné à la déportation par un conseil de guerre et envoyé à Cayenne où il mourut en 1854 à l’hôpital de l’île du Salut. Cf. supra et Christian Maurel, art. cit.

[19] La lettre de la Fondation de la Résistance,  décembre 1998, p. 17.