Les résistances au coup d’Etat

article paru dans Claude Latta, Les résistances au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Montbrison, Village de Forez, 2002 (commander cet ouvrage)

La résistance des républicains au coup d’état du 2 décembre 1851

150e anniversaire

 

 par Claude Latta

troisième partie

III. Les résistances au coup d’état

 

La résistance parlementaire

 

L’article 68 de la Constitution disposait : « Toute mesure par laquelle le président dissout l’Assemblée nationale […] est un crime de haute trahison. Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l’Assemblée nationale. Les juges de la Haute Cour de justice se réunissent immédiatement, à peine de forfaiture ».

Quelques représentants, qui avaient trouvé le Palais-Bourbon occupé par la troupe, battirent le rappel de leurs collègues et allèrent, dans la matinée du 2 décembre, à la mairie du Xe arrondissement (aujourd’hui le VIe arrondissement). 220 députés se réunirent finalement sous la présidence de Benoist d’Azy, représentant légitimiste. Un autre légitimiste, l’avocat Berryer, grande voix du barreau qui resta constamment ferme dans sa position hostile au coup d’état, proposa aussitôt que les députés présents ne se contentent pas d’une protestation mais, puisqu’ils étaient assez nombreux pour siéger valablement, qu’ils fassent « un acte d’Assemblée » ; les représentants présents votèrent donc à l’unanimité un texte décrétant que, « aux termes de l’article 68 de la Constitution », « Louis Napoléon Bonaparte est déchu de la présidence de la République et qu’en conséquence le pouvoir exécutif passe de plein droit à l’Assemblée nationale »[1]. Ils votèrent aussi la réquisition de la 10e légion de la garde nationale et de l’armée de Paris, placée sous les ordres du général Oudinot qui était représentant du peuple. Résistance digne mais purement symbolique car les conservateurs opposés au coup de force ne souhaitaient pas faire appel à la rue. Un régiment encercla la mairie et arrêta les 220 représentants : parmi eux, Berryer, Falloux, Tocqueville, Barrot, Rémusat. Ils furent conduits à Mazas. Ils furent ensuite rapidement libérés mais le souvenir de cette incarcération pesa lourd dans les rapports de l’Empire et de la bourgeoisie libérale car beaucoup de ces notables légitimistes ou orléanistes n’avaient guère apprécié de passer un ou deux jours en prison. Dans la matinée du 2 décembre, la troupe pénétra aussi dans le Palais de Justice et dispersa les magistrats membres de la Haute Cour qui s’étaient réunis – d’ailleurs sans beaucoup de conviction.

 

La résistance à Paris

 

Les républicains avaient opté tout de suite pour l’appel au peuple ce qui était d’ailleurs conforme à l’article 110 de la constitution : « L’Assemblée nationale confie le dépôt de la présente Constitution […] à la garde et au patriotisme de tous les Français ». Les représentants républicains passèrent la journée à essayer de se réunir et de se concerter pour organiser la résistance. Des journalistes diffusèrent les décrets de l’assemblée et des textes hostiles au coup d’état. Des représentants commencèrent à haranguer les passants sur les boulevards. En fin de journée un « Comité de résistance » fut désigné, formé de Victor Hugo, Victor Schoelcher, Hippolyte Carnot[2], Madier de Montjau, Michel de Bourges, Jules Favre et de Flotte.Jules Favre

 

Victor Hugo rédige l’appel suivant : « Louis-Napoléon est un traître, il a violé la Constitution. Il s’est mis lui-même hors la loi. Les représentants rappellent au peuple les articles 68 et 110 de la Constitution ainsi conçus. Le peuple désormais est à jamais en possession du suffrage universel, le peuple qui n’a besoin d’aucun prince pour le lui rendre, saura châtier le rebelle. Vive la République ! Vive la Constitution ! Aux armes ! »

 

Le comité décida que le lendemain 3 décembre les représentants de la Montagne descendraient dans la rue pour appeler le peuple aux armes. Cela paraissait difficile, mais non impossible. Certes, le peuple ne s’était pas soulevé spontanément. Le souvenir de Juin 1848 pesait lourd. Devant les affiches du coup d’état, on avait remarqué que beaucoup de gens du peuple approuvaient le rétablissement du suffrage universel et se réjouissaient de la dissolution de l’assemblée. Mais Bonaparte, sorti de l’Elysée à cheval pour inspecter les troupes, avait été maigrement applaudi par les passants.

Au matin du 3, Victor Schoelcher prend la tête d’un groupe d’une quinzaine de Représentants, ceints de leur écharpe tricolore, qui parcourent les rues du faubourg Saint-Antoine en appelant à l’insurrection : insurrection légitime contre un président parjure. Les ouvriers sont hésitants, troublés par le rétablissement du suffrage universel et tenant souvent des propos hostiles aux Représentants : ne sont-ils pas les héritiers de l’Assemblée constituante qui, en juin 1848, a voté les pleins pouvoirs au général Cavaignac pour écraser dans le sang la révolte des ouvriers parisiens ? Ne touchent-ils pas une indemnité parlementaire de 25 francs par jour alors que le salaire quotidien d’un ouvrier varie de un à deux francs par jour ? De toute façon, ne manquent-ils pas cruellement d’armes depuis les journées de Juin et la répression qui les a écrasés et désarmés ?

Pourtant, deux postes de garde isolés sont pris et désarmés ; les soldats, surpris, sont obligés de céder leurs fusils ou se laissent désarmer. Les fusils sont cependant en nombre insuffisant pour armer les quelque 150 ouvriers qui se sont rassemblés et placés sous l’autorité du représentant Frédéric Cournet. On renverse plusieurs voitures et une barricade s’élève rue du faubourg Saint-Antoine alors qu’une colonne de soldats, formée de trois compagnies du 19e de ligne, venant de la place de la Bastille, s’avance vers les insurgés.

Eugène Ténot, le premier historien sérieux du coup d’état, place à ce moment précis l’anecdote célèbre des « vingt-cinq francs » : « Quelques minutes avant l’arrivée des troupes, [le député Alphonse Baudin] faisait appel à un groupe d’ouvriers. L’un d’eux lui dit :

– Est-ce que vous croyez que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs par jour ?

– Demeurez là encore un instant, mon ami, répliqua Baudin, avec un sourire amer, et vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs ».

Victor Schoelcher et six autres représentants s’avancent alors, sans armes, à la rencontre des soldats. Baudin resta debout sur un omnibus renversé qui constituait la pièce maîtresse de la barricade. Eugène Ténot rapporte les paroles de Victor Schoelcher aux soldats : « Nous sommes les Représentants du peuple, s’écria-t-il ; au nom de la Constitution, nous réclamons votre concours pour faire respecter la loi du pays. Venez à nous, ce sera votre gloire. » L’officier qui commandait les troupes répondit qu’il obéissait aux ordres et continua à faire avancer ses soldats. Schoelcher fut dans la bousculade menacé d’un coup de baïonnette. Un ouvrier, qui était sur la barricade, le crut en danger et abattit le soldat. Ses camarades ripostèrent d’un feu nourri : Baudin et un jeune homme qui étaient à côté de lui s’écroulèrent. Baudin avait été frappé de trois balles dans la tête. Il mourut après une demi-heure d’agonie.

La mort de Baudin eut à l’époque peu de retentissement mais devint symbolique à la fin de l’Empire, lors du procès de Gambetta en 1868. Elle marque le début de la répression sanglante qui frappa d’abord Paris. Schoelcher et ses compagnons continuèrent à parcourir le faubourg, sans grand résultat. Mais dans d’autres quartiers, au faubourg Saint-Marceau, à Belleville, dans les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, quelques barricades s’élevèrent. La tension augmentait, la foule applaudissait les harangues des représentants. A la préfecture de police, Maupas s’affolait. Seul Morny, nommé ministre de l’Intérieur dans un gouvernement qui rassemblait les conjurés, gardait son sang-froid et prenait son temps. Il réussit à convaincre le général Magnan de changer l’ensemble de sa stratégie répressive et de retirer ses troupes des quartiers difficiles, de laisser les barricades s’édifier et de revenir pour mieux les écraser[3]. Le général de Saint-Arnaud publia, de son côté, le célèbre décret du 3 décembre indiquant que « tout individu pris construisant ou défendant une barricade sera fusillé ». Le lendemain, Maupas prenait un arrêté qui, comme le fait remarquer Olivier Pelletier, « constituait l’aboutissement de cette volonté de clarification du terrain des affrontements : « la circulation est interdite à toute voiture publique ou bourgeoise […] Le stationnement des piétons sur la voie publique ou la formation des groupes seront sans sommations dispersés par les armes. Que les piétons paisibles restent à leur logis […] ». Ces deux décrets définissaient l’ennemi : le combattant des barricades, mais aussi le piéton, le badaud, qui était un insurgé potentiel et qui, averti, n’avait pas à se plaindre d’une fusillade éventuelle puisqu’il aurait dû rester chez lui.

Morny

 

§         Le 4 décembre voit les barricades se dresser en plus grand nombre et de nouveaux insurgés les rejoindre : ils ne sont pas aussi nombreux qu’en février ou juin 1848, mais très déterminés. Denis Dussoubs, frère d’un représentant de la Haute-Vienne, est tué sur l’une d’elles, rue Montorgueil[4]. Rue Saint-Denis, il faut plusieurs heures de canonnade pour écraser une barricade de pavés qui est une véritable forteresse. Les républicains ont finalement accepté, par une sorte d’héroïsme du désespoir, la stratégie de l’insurrection partielle – dans un quartier de Paris – et de la barricade. Celles-ci vont être balayées en moins de trois heures.

§         De nombreux « bourgeois de Paris », membres des classes moyennes, manifestent leur sympathie aux républicains, crient « Vive la Constitution ! » et huent les troupes qui passent, groupées en fortes colonnes. Le drame éclate alors le 4 au début de l’après-midi : au signal de quelques coups de feu isolés partis du boulevard Bonne-Nouvelle, la troupe riposte par une intense fusillade générale propagée de proche en proche tout le long de la ligne des boulevards, visant les badauds, hostiles mais désarmés, tirant sur les gens qui sont aux balcons et aux fenêtres. Il est difficile d’arrêter le feu qui dure plusieurs minutes. Il y a environ 300 morts. Des femmes et des enfants ont été tués. La fusillade est-elle le résultat d’une réaction de panique qui s’est produite chez les soldats et qui s’est propagée parmi eux, sans que les officiers puissent arrêter le feu[5] ? Ou a-t-elle été voulue pour terroriser une fois pour toutes les Parisiens ? L’arrêté de Maupas que nous avons cité est évidemment troublant et fait pencher pour cette seconde explication…

§         En tout cas, l’effet de terreur est immense et ces dix minutes de fusillade viennent de mater Paris pour 19 ans[6]. Morny vient de retourner la situation et Magnan lance ses troupes contre les barricades, rapidement enlevées et dont beaucoup de défenseurs, pris les armes à la main, sont fusillés. Paris n’oubliera pas les Gavroche tués, comme souvent, dans les combats :

« L’enfant avait reçu deux balles dans la tête

 

C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grand-mères

 

de leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps

 

Cousent dans le linceul des enfants de sept ans »

 

(Victor Hugo, Les Châtiments).

 

 Le 5 décembre 1851, l’ordre règne à Paris.

 

Le grand événement de décembre 1851 :  la résistance en province

La résistance en province est le grand événement de décembre 1851. En effet, tout au long de la 1ère moitié du XIXe siècle, la province avait subi les changements de régime imposés par les événements parisiens (1815, 1830, 1848). En 1851, plusieurs régions résistent de façon inattendue avec, dans les départements du Var et des Basses-Alpes, un véritable soulèvement armé. A part la chouannerie de 1793 et les « maquis » de 1943-1944, on ne voit guère d’autre prise d’armes rurale de la même importance, même si le soulèvement « pour le droit » n’a affecté que quelques régions.

Il s’agissait de défendre la république. En province, partout où la propagande républicaine avait pénétré, les « rouges » avaient fait connaître les articles 68 et 110 de la Constitution en vertu desquels un coup d’état donnerait le signal de l’insurrection. Les populations rurales « rouges », prêtes à défendre la République, étaient, en outre, souvent exaspérées par les tracasseries des préfets qui avaient dissous des municipalités républicaines ou supprimé des journaux locaux.

Les nouvelles circulaient lentement et le pouvoir était maître du télégraphe. Il y a donc un décalage de l’information et la province n’apprend le coup d’état que le 3, le 4 ou le 5 décembre – lorsqu’il a triomphé à Paris. Les grandes villes, tenues par les préfets, ne bougent pas. Les capacités de résistance des ouvriers de villes comme Limoges ou Lyon avaient été brisées par une répression antérieure. Les chefs montagnards sont à Paris et manquent à l’insurrection : Louis-Napoléon Bonaparte avait d’ailleurs volontairement attendu que la rentrée parlementaire soit faite pour déclencher le coup d’état.

L’exemple de la Corrèze est éclairant : en décembre 1851, Pierre Bourzat, député montagnard de la Corrèze, était à Paris pour la session parlementaire ; il se battit sur les barricades parisiennes et, coupé de son département, il ne put donner de mots d’ordre ou transformer en mouvement les quelques incidents qui eurent lieu.

Avant de s’insurger, la nécessité s’imposait aux chefs montagnards locaux d’apprécier l’état d’esprit des autorités locales ainsi que celui de la ville, ou de la grande ville voisine qui pouvait servir de relais. Bref, la résistance en province ne commence pas tout de suite. Elle se produit surtout entre le 3 et le 8 décembre 1851.

 

Géographie de la résistance

 

Les principales régions où se manifeste une résistance au coup d’état sont les suivantes :

– Le Nord du Massif central : l’Allier, la Nièvre, le Cher, l’Yonne. La principale insurrection se produit à Clamecy qui est occupé par les insurgés.

– Le Sud-Ouest a des centres nombreux mais qui ne parviennent pas à faire leur jonction : Bédarieux (Hérault), Béziers, Auch, Mirande, Marmande, la région d’Agen, les Hautes-Pyrénées.

 

le monument de Marmande (photo Christian Martin)

– Il y a aussi des insurrections plus isolées, par exemple celle de Poligny dans le Jura ou de Montargis dans le Loiret, qui est occupé par les républicains.

– C’est surtout le Sud-Est qui s’est soulevé, un véritable « incendie provençal » qui embrase le Var et les Basses-Alpes[7]. L’Ardèche et la Drôme mais aussi l’Hérault connaissent également d’importants mouvements.

 

Pourquoi ces régions se sont-elles insurgées et quels sont les éléments qui ont permis l’insurrection ? Pourquoi d’autres régions favorables aussi aux démocrates socialistes ne sont-elles pas armées contre le coup d’état ?

 


[1] Séance extraordinaire du 2 décembre 1851 tenue dans la grande salle de la mairie du Xe arrondissement à 11 heures du matin, procès-verbal publié dans Victor Hugo: Œuvres complètes, édition chronologique de Jean Massin, Paris, Club français du livre, 18 vol., 1967-1970. tome VIII, Histoire d’un crime, p. 255 et sq.

[2] Hippolyte Carnot était l’un des fils de Lazare Carnot, membre du Comité de salut public, l’ « Organisateur de la victoire » en 1793-1794.

[3] Olivier Pelletier : « Figures imposées. Pratiques et représentations de la barricade pendant les journées de décembre 1851 » dans Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur [dir.], La Barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.

[4] Michel Laguionie : La vie généreuse et pathétique de Denis Dussoubs, Limoges, Lucien Souny, 1989.

[5] De tels faits ne sont pas rares dans une troupe qui, se sentant menacée, a des réactions difficiles à maîtriser. En février 1848, la fusillade du boulevard des Capucines est un phénomène de ce type. Plus près de nous, la fusillade de la rue d’Isly à Alger en 1962 nous permet de comprendre la difficulté, en période de crise,  d’avoir des forces de l’ordre gardant toujours leur sang-froid.

[6] Il n’y a pas d’insurrection parisienne entre 1851 et 1870 (la journée du 4 septembre 1870 qui, à l’annonce de la défaite de Sedan, provoque la chute de l’Empire).

[7] Les Basses-Alpes sont devenues en 1970 les Alpes-de-Haute-Provence.