GIONO : un double regard sur l’insurrection républicaine de 1851

article publié dans le Bulletin n° 21, octobre 2002

GIONO : un double regard sur l’insurrection républicaine de décembre 1851

  

Il semble que Giono n’ait fait allusion à ces événements qu’à deux reprises, dans Les âmes fortes (1949) et dans Ennemonde et autres caractères (1968)

 

            Voici les citations des passages concernés :

 

Les âmes fortes, (p. 311 et 312, tome V, La Pléiade)

 » … en 51, Bernard (Monsieur Numance) qui, naturellement malgré jeunesse dorée, filature, rentes sur l’Etat, a vadrouillé inutilement dans toute la région, chassepot à la bretelle contre Badinguet, Bernard évite Cayenne et Lambessa de justesse à cause des vingt personnes qui s’entremettent, se compromettent, se feraient hacher en chair à saucisse plutôt que de supporter le plus petit regard réprobateur des yeux clairs de Sylvie. (Madame Numance, généreuse bienfaitrice) Il échappe à la déportation, on rafistole tout ça avec du papier collant, et vogue la galère.  »

Dans une note de l’appareil critique, Robert Ricatte indique (p. 1075 et 1076) la vraisemblance historique de la participation de Numance à l’insurrection et dresse un tableau assez complet de l’ensemble des événements dans le Sud Est.

Et il mentionne l’autre allusion à décembre 1851 dans l’œuvre de Giono, à savoir Ennemonde. Voici donc cette deuxième citation :

Ennemonde et autres caractères (p. 338 et 339, tome VI, La Pléiade)

 » En plus de la maison, il restait une autre trace de ce personnage que Louis appelait « le vieux » : c’était un petit drapeau tricolore portant brodés les mots : « La liberté ou la mort ». Une épave du coup d’Etat de 51. En 51, le « vieux », qui d’après les dires de Louis devait avoir soixante à soixante-cinq ans, trouva aux environs d’un endroit appelé le bac du Sauvage le corps d’un petit homme à moitié dissimulé dans les joncs. L’ayant sorti du marais, il reconnut un garçon boucher de Bellegarde… Le petit boucher avait le corps enveloppé dans ce drapeau. Quand il put parler (ce qui arriva assez vite car il en avait très envie), il raconta au vieux que, faisant partie des forces républicaines insurgées, il avait, poursuivi par les troupes de ligne, essayé de traverser un bras du Rhône à la nage mais que, roulé par les eaux, il s’était épuisé et avait finalement perdu connaissance. Le vieux rendit le garçon boucher à la consommation courante et l’insurgé laissa le drapeau chez le bouvier ».

 

Que dire de ce double regard de Giono sur l’insurrection de décembre 1851 ? Que cela ne l’intéresse pas beaucoup… (au contraire des carbonari dont il est question maintes fois dans l’œuvre).

– Les deux épisodes cités n’ont pas de signification particulière dans le roman et ils sont vus à travers des personnages secondaires, surtout dans Ennemonde

– Certes la fin peu glorieuse de ces deux aventures (les compromissions pour éviter la déportation de Numance) et la suite immédiate du passage cité, qu’il serait trop long de rapporter ici, montrent le couple Numance « éberlué de l’estoufade à laquelle ils viennent d’échapper » ; le jeune garçon dont la mort romantique dans les plis du drapeau est évitée de peu) pourrait rendre sympathiques ces acteurs d’un drame réel.

 

– Mais la façon désinvolte qu’utilise Giono pour conclure en construction identique, à dix-neuf ans d’intervalle, les deux seuls paragraphes de son œuvre concernant l’insurrection républicaine de décembre 1851 (le « rafistolage » avec du papier collant ; le rendu du garçon à « la consommation courante ») laisse penser que l’immense auteur, qui a payé de sa personne le prix de ses idées, considérait en 1949 et en 1968 que tout ce « vadrouillage inutile » était à ranger dans les « détails » de l’Histoire. Avec toute la réserve qu’impose tout rapprochement sémantique.

 

Mais est-on bien sûr que Giono, le Manosquin, le petit-fils d’un proscrit réfugié à Manosque en 1851, n’a pas écrit autre chose que les deux extraits cités plus haut ?

 

Georges BÉSINET