Trois jours de généralat

L’orthographe est celle de l’éditeur (installé au Piémont), modifiée par les errata publiés en fin de volume.

 

Les notes sont de la rédaction du site.

 

 Trois jours de généralat

ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851)

par Camille Duteil

Savone, 1852, imprimerie de Félix Rossi

quatrième partie

Montagnac, Rietz[1], Mezel

 

(11 décembre)

 

 

Deux heures avant jour Amalric fit battre le rappel. Mon hôte entra avec une lampe et m’aida à m’habiller car je souffrais cruellement des suites de ma chûte sur les rochers dans la montagne d’Aups. J’avais tout le corps meurtri et le genou gauche enflé. — Je demandais où étaient les enfans.

 

Ils dorment, me répondit mon hôte, laissez-les dormir, j’en aurai bien soin et je les renverrai chez eux, que voulez-vous qu’on fasse à des enfans de cet âge ?

 

Je voulus au moins les voir encore et je me fis conduire dans leur chambre. Ils dormaient enlacés dans les bras l’un de l’autre. Leurs vêtements étaient épars sur le plancher, mais à côté d’eux, sur une chaise, ils avaient soigneusement placé leurs petites carabines et une dixaine de cartouches qu’ils avaient mendiées dans la route. Je sanglotais en les embrassant ; ils ne se réveillèrent pas.

 

— Vous êtes père ? me dit mon hôte qui pleurait aussi.

 

Je lui fis signe que oui ; je n’avais pas la force de répondre.

 

La voix stridente d’Amalric qui rangeait ses hommes me rappela à moi. J’embrassai mon hôte et sortis. Amalric me fit amener le cheval qu’on nous avait donné à Rodignac et me mit en selle. Je suivis la colonne qui se trouvait réduite de moitié, plusieurs nous avaient abandonnés, d’autres n’avaient pas la force de suivre.

 

Nous arrivâmes à Rietz au grand jour. Le froid du matin m’avait glacé et je m’arrêtai à la première auberge pour me chauffer pendant qu’Amalric et Martel se mettaient à chercher des vivres. Le maître de l’hôtellerie vint me descendre. Je fus m’asseoir auprès du feu.

 

— Vous n’êtes pas ici dans une auberge, général, me dit-il, vous êtes chez un citoyen et un ami ; voici vos pistolets, on aura soin de votre cheval ; je vais vous faire déjeûner de suite.

 

— Vous êtes un ancien militaire ? lui demandai-je.

 

— Oui, mais on ne pourra plus maintenant se faire un honneur d’avoir été militaire.

 

Plusieurs citoyens m’entourèrent, parmi eux il s’en trouvait qui revenaient de Digne. Je leur demandai si Digne était encore au pouvoir des démocrates. Ils me répondèrent qu’ils avaient laissé Digne parceque les vivres manquaient, mais qu’ils pensaient que cette ville était toujours au pouvoir de nos amis. — Je leur demandai des nouvelles de la colonne commandée par Aillaud[2], mon collaborateur au journal le Peuple ? — Ils ne savaient pas précisement où elle pouvait être campée, mais ils la croyaient toujours maîtresse du terrain.

 

Un tambour vint m’annoncer qu’on avait trouvé des vivres et qu’il avait été envoyé pour attendre mon ordre de départ. — Mais je vis bien que c’était une petite ruse pour déjeûner avec moi.

 

L’hôte, le tambour et le général se mirent fraternellement à table. Pendant que nous déjeûnions un de nos plus jeunes camarades accourut.

 

— Général, me dit-il, Arrambide est à trois lieues d’ici avec sa colonne , voulez-vous que j’aille lui dire de venir vous rejoindre ?

 

— Partez, mon enfant, lui répondis-je, prenez mon cheval et mes pistolets et dites à Arrambide que je marche sur Digne et qu’il vienne se joindre à moi le plutôt possible.

 

— Mais vous, général, comment ferez-vous pour suivre ?

 

— A pied, comme je pourrai, ne vous inquiétez pas de moi.

 

Il partit. Je priai mon hôte de m’indiquer où je pourrais trouver des pantoufles de lisière, car mes brodequins me gênaient. — Nous sortimes pour aller chez le marchand. — En chemin je rencontrai un de mes hommes en longue cravate rouge appuyé tristement sur son fusil à deux coups et qui me dit d’un accent qui n’était pas méridional :

 

— Est ce que nous allons à Digne, général ?

 

— Sans doute, répondis-je ; pourquoi n’êtes-vous pas avec les autres ?

 

Je passai : mais entendant crier :

 

— Ah ! scélérat ! le second coup aurait été pour toi !

 

Je me retournai et je vis mon hôte qui avait désarmé cet homme.

 

— Qu’y a-t-il donc ? lui demandai-je.

 

— Il a voulu vous tuer, me répondit-il ; mais qu’il fasse bien attention que s’il est ici des réactionnaires pour lui donner asyle, il est des patriotes qui ne le laisseraient pas sortir vivant !

 

Je regardai avec dédain ce misérable qui palissait. — Je fis signe à mon hôte de lui rendre son fusil.

 

— Qu’il aille se faire pendre ailleurs, dis-je, allons acheter des chaussons.

 

Il est des moments dans la vie où on tient si peu à elle qu’on ne fait pas attention à des incidents de ce genre.

 

Après avoir pris des souliers de lisière, j’embrassai le brave aubergiste et fus rejoindre mes camarades. Nous partîmes.

 

Appuyé tantôt sur l’épaule de Martel, tantôt sur le bras d’Amalric, je me trainais comme je pouvais et je ralentissais la marche de la colonne. — La diligence de Digne vint à passer, Amalric me conseilla d’y monter avec les deux frères Coulomb de La Garde-Freinet pour aller jusqu’à Mezel où la colonne viendrait le soir me rejoindre. — Je montais en voiture avec mes deux compagnons et je m’apperçus bientôt que notre présence alarmait certains voyageurs tandis que d’autres nous témoignaient la plus vive sympathie.

 

Le conducteur fit arrêter la diligence un peu avant d’arriver à Mezel et nous descendîmes. Je m’informai auprès du premier citoyen que je rencontrai, si nous pouvions entrer dans son village. Il me répondit que nous n’avions rien à craindre bien que les autorités fussent d’un bleu-blanchâtre. Quant aux gendarmes ils avaient été désarmés et n’avaient pas repris encore leur uniforme ; mais ils avaient abdiqué depuis la veille la cravate rouge dont ils s’étaient décorés pour inspirer plus de confiance aux patriotes. — Nous lui demandâmes où nous pourrions aller loger.

 

— Chez moi, dit-il, venez mes pauvres frères.

 

Bientôt assis auprès d’un bon feu nous fûmes entourés de citoyens. Je demandai si Digne tenait toujours et si on avait des nouvelles de la colonne d’Aillaud. — Même incertitude qu’à Rietz. — Pour avoir des nouvelles précises je demandai si je ne pourrais pas m’aboucher avec quelque notabilité de l’endroit ? — On m’indiqua le colonel Freuchier. Je me fis conduire chez lui et je le trouvai occupé à soigner lui-même un de ses domestiques malade. — Cependant il me donna audience. — Je lui exposai franchement ma position, ainsi que celle de mes compagnons d’infortune et lui demandai si nous pouvions nous retirer sur Digne.

 

— Gardez-vous-en bien, me dit-il ; Digne est rentré dans l’ordre et vous y seriez fusillés sans pitié. Croyez-moi, partez le plutôt possible pour gagner la frontière du Piémont. Je vais m’entendre avec le maire pour faire donner des vivres à vos hommes et les faire reposer un instant ; mais, je vous le répète, mettez-vous en marche le plutôt possible car, prévenu que vous êtes ici, on va envoyer des troupes contre vous et Digne n’est qu’à trois lieues.

 

Je remerciai le colonel et fus, bien triste, raconter mon entrevue à mes deux compagnons. Nous tînmes conseil avec les patriotes et l’un d’eux s’offrit d’aller au devant de la colonne pour hâter son arrivée. Mais au même instant le colonel entra :

 

— Vous n’avez pas un instant à perdre pour partir, nous dit-il. Le maire vient de recevoir une estaffette qui demande si on n’a pas vu les insurgés du Var. Digne est sans dessus dessous, les ponts sont barricadés, les canons en batterie ; profitez de cette panique ; vous attendant pour vous combattre, on n’aura pas l’idée de vous barrer le chemin. D’ailleurs le maire a dit à l’estaffette qu’on n’avait rien vu.

 

— Mais, colonel, songez donc que vivant et libre ne peux pas abandonner mes camarades ?

 

— On les fera prévenir et vous vous rejoindrez à Barême. D’ailleurs ils devraient déja être ici et il est à présumer qu’ils se sont arrêtés à Estoublons.

 

— Mais il nous faudrait un guide ?

 

Plusieurs citoyens se levèrent et s’offrirent de nous conduire à Barême.

 

— Mais je n’ai que des chaussons de lisière pour traverser vos montagnes couvertes de neige ?

 

Le colonel sortit ses souliers. — Ils m’étaient trop petits.

 

— Je vais, dit-il, vous chercher de grands souliers de chasse qui vous iront ; mais il vaut mieux cependant que vous veniez chez moi vous assurer vous même de la réalité du danger qui vous menace. Le maire nous attend.

 

Je retournai chez le colonel ; le maire me répéta que notre arrivée avait mis tout en émoi à Digne et m’engagea aussi à ne pas perdre de temps pour partir. — Il y avait dans son maintien et dans son regard un empesage et une froideur qui contrastait singulièrement avec les manières franches et ouvertes du vieux militaire ; le maire était un homme qui n’avait jamais connu le malheur et qui aimait à faire sentir le mérite d’un service. Le colonel qui avait souffert faisait le bien tout naturellement sans se préoccuper de notre reconnaissance.

 

Je me hâtai d’aller retrouver mes compagnons. Nous tînmes encore conseil avec les patriotes de Mezel. Tous à l’unanimité furent d’avis que nous devions partir de suite. — Le citoyen qui devait nous servir de guide amena chez lui les deux frères Coulomb. Je fus les rejoindre et leur demandai encore s’ils prenaient sur eux la responsabilité de notre départ dans le cas où nos camarades pourraient supposer un instant que j’aie voulu les abandonner ? — Ils acceptèrent cette responsabilité. Le plus jeune des frères Coulomb qui n’était pas compromis comme l’ainé auprès d’une bourgeosie implacable et ne soupçonnant pas d’ailleurs des proscriptions qui paraissaient ne plus être de notre époque, voulut rester pour retourner à La Garde-Freinet consoler au moins son vieux père. Les adieux des deux frères[3] qui peut-être ne devaient plus se revoir furent d’autant plus déchirants qu’ils furent silencieux. Je brûlai quelques papiers ; — je déposai mon épée ; Coulomb laissa son fusil et, après nous être embrassés encore, nous prîmes le bâton de voyage pour nous acheminer vers la terre d’exil.

 

 

 

Départ de Mezel, Barême, Mouriez, Anglès

 

(11 et 12 décembre)

 

 

Notre guide nous fit prendre la traverse, gravir une petite montagne et nous nous trouvâmes sur le grand chemin. — Un cri de montagnard se fit entendre, notre guide y répondit par un coup de sifflet. Ce cri nous signalait l’arrivée d’un ami. Le guide nous fit arrêter et celui qui nous appelait nous eut bientôt rejoint en courant.

 

— Prenez bien garde, dit-il, les estafettes se succèdent, il en est un qui doit être parti en avant sur le chemin que vous allez suivre. Il faut marcher avec précaution. Je vais aller avec vous, maintenant ne parlons plus.

 

Nous poursuivîmes notre route, Coulomb et moi marchant à l’ombre et nos deux guides au clair de la lune. Ils se baissaient de temps en temps pour voir s’ils n’appercevaient pas les traces d’un cheval au galop. Après avoir fait ainsi une lieue, notre premier guide nous recommanda au second et retourna à Mezel pour conduire le jeune Coulomb par des chemins détournés sur la route de La Garde-Freinet.

 

Le temps était froid, la campagne couverte de neige ; bientôt le chemin serpenta entre deux montagnes d’apic. Le vent qui s’engouffrait dans cette gorge nous faisait claquer les dents : nos moustaches étaient hérissées de glaçons. Enfin nous sortîmes de cette route sépulcrale où le cri du grand duc perché sur les roches saluait seul notre passage et nous arrivâmes à un hameau sur le bord du chemin au pied de la montagne. — Je ne pouvais pas aller plus loin. Notre guide nous conduisit dans une chaumière. L’on s’empressa de jetter des manteaux de berger devant le foyer où je me couchai pour me refaire. — Pendant ce temps notre guide était allé chercher une carriole attelée d’un mulet. Après avoir bu un verre de vin chaud, il fallut partir. Les bons paysans qui nous avaient recus nous enveloppèrent dans leurs manteaux et nous couchèrent dans la carriole. Notre guide à cheval sur les brancarts fouetta vigoureusement le mulet et nous mena toujours au galop. — Coulomb et moi étions tellement harassés que, malgré les cahos de la charrette, nous nous endormîmes et notre guide fut obligé de nous réveiller lorsque nous fûmes arrivés à Barême.

 

Il était deux heures du matin. Nous frappâmes chez un patriote comme nous eussions frappé chez nous. Il se leva et, dès qu’il sut qui nous étions, il descendit sans se donner le temps de s’habiller, nous fit monter dans sa chambre, alluma un grand feu et fut éveiller sa femme pour qu’elle nous servît à manger. — Un vin généreux nous donna du courage. Pendant que nous soupions notre hôte fut chercher son neveu pour nous servir de guide. — II fallait partir la nuit de Barême car les autorités y étaient aussi réactionnaires que les gendarmes, et prendre des chemins détournés pour aller à Mouriez, de là, où l’on nous cacherait pendant la journée, nous devions être conduits la nuit par notre jeune guide chez un patriote qui nous ferait traverser la frontière malgré la surveillance de la douane et de la gendarmerie. Nous partîmes à trois heures.

 

Le jeune homme qui nous conduisait aurait donné de l’avance aux marcheurs de Cotignac ; il allait, venait et tournait autour de nous comme un chien agile autour de moutons tardifs ; il nous répétait à chaque instant qu’il faisait tous les jours ce chemin en deux heures pour aller voir sa maîtresse et que, revenu le matin de Digne, il ne se sentait pas du tout fatigué. — Nous qui n’allions pas chercher le bonheur à Mouriez nous mîmes quatre heures à faire cette route. Le jour allait commencer à poindre lorsque nous arrivâmes.

 

Notre guide nous conduisit chez le maire qui nous fit chauffer et nous mena coucher dans un grand lit. Nous allions dormir lorsque notre jeune homme, montant à pas de loup, vint nous dire de rester bien tranquilles et de ne pas souffler : les gendarmes étaient en bas qui nous cherchaient. — Nous entendions piaffer leurs chevaux. — Ils prenaient les instructions de M. le maire qui les envoya faire une perquisition dans une maison qui lui était suspecte au bout du village et où il présumait que nous avions dû nous refugier. — Les gendarmes coururent. La femme du maire monta et nous recommanda à son tour de ne pas nous montrer. — Les chevaux revinrent piaffer encore sous notre croisée, puis nous entendîmes galopper, puis un grand tumulte au dessous de nous. — Des crosses de fusil tombaient sur le carreau, des voix confuses prononçaient mon nom. On montait, — je cherchais instinctivement une arme pour me défendre ; — la porte s’ouvrit, c’était eux ! c’était nos camarades !

 

En les voyant venir les gendarmes s’étaient empressés d’aller les chercher plus loin.

 

Coulomb et moi nous nous levâmes bien vite. Sur trois cents que j’avais laissé, ils n’arrivaient que trente six[4] ; mais bien déterminés à s’ouvrir à tout prix un passage ou à mourir les armes à la main. — Après avoir remercié le maire démocrate et l’avoir chargé de faire nos adieux à notre guide qui était allé voir sa maîtresse, je m’acheminai avec mes compagnons pour Anglès où nous voulions faire une halte avant de quitter la France.

 

Amalric, muni d’un plan du Var, prit la direction de notre escouade ; je ne voulus pas monter sur mon cheval qu’on avait ramené, j’avais repris toutes mes forces en revoyant mes braves de La Garde-Freinet, et d’ailleurs, moi marchant, les autres pouvaient suivre. Je pris Martel sous le bras et en tête de notre escouade nous nous racontâmes mutuellement nos aventures depuis notre séparation.

 

Comme l’avait présumé le colonel Freuchier, la colonne s’était arrêtée à Estoublon et y avait couché. — Marius Pinchon[5], fourrier de La Garde- Freinet, s’était arrêté à Rietz ne pouvant plus suivre. Le jeune homme que j’avais envoyé au devant d’Arrambide était de retour, moulu par le cheval, et n’avait trouvé que des Bas-Alpins qui revenaient de Digne. Au même instant la troupe arrivait à Rietz, et après une courte halte, allait continuer sa marche et surprendre les Varais à Estoublon. — Marius monta à cheval, passa au milieu des soldats d’un air innocent, salua les officiers avec respect, et, lorsqu’il fut hors de portée, il partit au grand galop pour prévenir ses camarades. — En arrivant il frappa à toutes les portes en criant : Aux armes ! et bientôt tout le monde fut debout. On partit immédiatement, on abandonna la grand’route pour se jetter dans les défilés avec des guides sûrs. Mes compagnons seraient arrivés en même temps que moi à Barême si la fonte des neiges n’avait jetté un torrent imprévu sur leur route. Il fallait traverser huit mètres d’eau glacée de quatre pieds de profondeur, les guides ne savaient où passer et l’on ne pouvait pas revenir. Un des nôtres, embrigadé par Imbert pour faire des chevaux de frise, avait conservé la hache qu’on lui avait donné à Aups ; Martel lui dit d’abattre un sapin et bientôt un pont fut établi, le capitaine de Saint-Tropez qu’on surnommait, le Capellan[6] parcequ’il aimait à prêcher, profita de la circonstance du pont improvisé par son ordre, pour faire un sermon sur la supériorité de l’intelligence humaine. « Il faut trois mois au castor, disait-il, pour jetter un pont sur les marais, à l’homme que faut-il ? Trois minutes ! » Malheureusement en gesticulant sur le pont, Martel perdit l’équilibre et tomba à l’eau. On se précipita pour aller le relever, arrêter son chapeau, pécher ses pistolets et l’on ne fit plus attention si l’eau était profonde et glacée. — Mais cet incident occasionna une halte dans le premier village qu’on rencontra dans la montagne. Là on perdit encore beaucoup d’hommes qui voulurent se sécher complètement avant de se remettre en route. Ceux qui eurent le courage de partir n’arrivèrent à Barême que deux heures après mon départ.

 

Je n’étais pas assez ingambe pour suivre Martel qui, tantôt en avant pour éclairer notre marche, tantôt en arrière pour pousser les trainards, pressant et prêchant toujours, encourageait tout le monde. Cependant comme je voulais me reposer et que ce ne pouvait être qu’à la condition de gagner les devants, je le suivis lorsqu’après le passage d’un pont jetté sur un ravin il escaladait lestement une montagne rocheuse pour explorer les environs. Le sentier que nous étions obligé de suivre tournait et un énorme rocher masquait nos compagnons lorsque nous nous trouvâmes face à face avec deux douaniers armés de carabine. Ils firent halte et celui qui portait les galons de brigadier nous demanda où nous allions ? d’un ton qui signifie : vous ne passerez pas ! — Martel me dit :

 

— Ils nous prenent pour des contrabandiers, mais je vais leur parler et vous aller voir.

 

Effectivement Martel commença par faire l’éloge de la République. — Les douaniers se regardèrent. — Il continua par l’oraison funébre de la Constitution. — Le brigadier fronça les sourcils. — Enfin prenant sa voix la plus pathétique, Martel déclara que nous étions de pauvres réfugiés qui allaient chercher dans le Piémont le repos que nous ne pouvions plus espérer dans notre malheureuse France. — Les deux douaniers détachèrent leur carabine. — Martel ne comprenait pas que son éloquence produisit si peu d’effet. — Il continua cependant et voilà que la figure du brigadier devient riante, celle de son compagnon s’épanouit. Ils remirent leur carabine sur l’épaule et vinrent nous serrer la main avec effusion. Le brigadier surtout qui regrettait de ne pas être chez lui pour nous offrir un verre d’eau-de-vie.

 

— Voyez, me dit Martel, ce que c’est que de parler aux hommes le langage de l’humanité et du patriotisme !

 

Le changement des figures de la douane au moment où nos camarades tournaient le rocher en apprêtant leurs armes, me fit supposer que leur arrivée avait puissamment secondé l’éloquence de Martel.

 

Nous avions recruté en route un professeur de mathématiques qui, ayant pris ses oreilles pour des cornes, s’était enfui et se refugiait en Piémont n’emportant, comme Bias, que sa science. Parmi nous se trouvait aussi le maître d’école de Brue[7], jeune manchot, dont l’ignorance égalait la présomption. Pour charmer les ennuis du voyage, Campdoras, le chirurgien de marine, faisait disputer l’instituteur de Brue avec le professeur de Marseille ; il les faisait prendre sur l’orthographe, sur la grammaire et principalement sur le socialisme. Ils se traitaient réciproquement d’ignare, d’imbécille et Campdoras donnait raison à tous les deux. Cependant Amalric et moi fûmes obligés d’intervenir et de prier Campdoras de laisser les savants tranquilles, car la règle des participes avait amené la discussion sur le terrain du duel ; le maître d’école de Brue parlait même déja de brûler une amorce.

 

Après avoir marché toute la journée, nous arrivâmes le soir à Anglès. Le maire nous conseilla de pousser jusqu’au Vergon où nous trouverions des vivres, tandis que c’était à peine s’ils en avaient pour eux dans leur misérable commune. Cet homme avait une figure sinistre, il ne regardait jamais en face et, n’osant pas nous repousser, il chercha à nous éloigner par le mensonge. Selon lui le Vergon n’était qu’à une heure de marche. Des bûcherons à-peu-près sauvages, entouraient leur maire et paraissaient émerveillés de l’entendre parler français. Malgré la fatigue et l’obstination de plusieurs qui ne voulaient pas aller plus loin, nous donnâmes l’ordre de continuer la route et, après quatre heures de marche sur les neiges des montagnes, nous arrivâmes enfin au Vergon.

 

 

 

Au Vergon, passage du pont de Geydan, Sos, Arrivée en Piémoun

 

(12 et 13 décembre)

 

 

Aller plus loin paraissait impossible. Après nous être établis dans une auberge, il fut resolu qu’on souperait et qu’on coucherait là. Nous ne connaissions personne au Vergon. Mais un citoyen ayant appris notre arrivée vint nous trouver et, m’appelant par mon nom, demanda à me parler en particulier.

 

— Vous êtes un des rédacteurs du Peuple, me dit-il, je suis un de vos abonnés, vous pouvez avoir confiance en moi. II faut que vous partiez de suite. Un de nos gendarmes vient de monter à cheval pour aller réunir des forces et vous faire couper la retraite au pont de Geydan seul endroit où vous puissiez passer pour entrer en Piémont. Il faut traverser ce pont, cette nuit, avant deux heures. Je vous servirai de guide.

 

Je fus prévenir Amalric qui de son côté s’était procuré un guide pour partir un peu avant le jour. — On soupa à la hâte et la nécessité plus forte que le sommeil et la fatigue nous fit remettre en marche précédés par nos deux guides sans armes qui, pour abréger le chemin, nous conduisirent par des sentiers perdus dans la montagne.

 

Par où avons nous passé ? il me serait bien difficile de le dire. — Notre cheval qui n’en pouvait plus était resté au Vergon, d’ailleurs il n’aurait pas pu nous suivre au milieu des rochers et au bord des précipices dont la vue donnait le vertige et faisait dresser les cheveux sur la tête. — La lune qui éclairait cette nature abrupte de montagnes couvertes ça et là de plaques de neige, occasionnait les phénomènes du mirage ; je voyais des villes, des clochers et des forêts là où il n’y avait que des roches volcaniques et des masses de granit. Nous nous donnions le bras pour nous soutenir les uns les autres. On poussait en avant les plus fatigués. Martel avec les guides était en éclaireur : Amalric et Campdoras aidaient les traînards à rejoindre. — L’instituteur de Brue ne nasillait plus la règle des participes et marchait fraternellement avec le professeur de mathématiques qui aurait bien voulu être encore à Marseille. Après avoir monté et descendu, remonté et descendu encore, traversant quelques villages en silence, nous arrivâmes enfin, à trois heures, dans une sorte de plaine couverte de cailloux qui paraissait fermée de toute part par des rochers perpendiculaires ; — c’était comme un cercle de l’enfer du Dante. — Nous longeames le côté que n’éclarait pas la lune ; le pont de Geydan n’était plus qu’à cent pas devant nous. Là était un poste de la douane qu’on avait peut-être renforcé. On s’arrêta un moment dans une caverne tandis que Martel et les guides furent reconnaître le passage. Je dis de réamorcer les armes, — à un coup de sifflet on s’ébranla en masse pour aller en avant.— Perrez[8], le vieux capitaine de La Garde-Freinet, n’avait qu’un pistolet, je n’avais rien du tout, on nous fit mettre au centre et, l’arme haute, le doigt sur la détente, nous passâmes devant la douane laissant le pont à notre droite et continuant toujours dans l’ombre notre route en longeant les bords rocailleux du Var. Après avoir fait cinq cents pas nos guides nous embrassèrent en nous disant : Vous êtes sauvés ! Ils pleuraient de joie. On choisit parmi nos armes de chasse les plus belles qu’on leur donna comme souvenir. Nous étions bien encore en France, mais nous n’avions plus de gendarmes, ni de troupes, ni de douaniers à craindre, et au point du jour nous arrivions à Sos, dernier village de la frontière.

 

Nous espérions y faire une dernière halte. Nous frappâmes à une auberge, l’hôtellier mit la tête à la fenêtre et la referma aussitôt avec épouvante. — Nous frappâmes encore en lui disant qui nous étions. — Il s’aventura une seconde fois et nous déclara qu’il était malade, — que sa femme était malade, — que sa servante était malade, — que sa maison enfin n’était qu’un hôpital. — Nous fûmes frapper à une autre auberge. A peine l’hôtellier nous eut-il apperçu qu’il se barricada et nous n’eûmes pas même la consolation de parlementer avec lui.

 

Martel ayant apperçu le curé courut le haranguer, lui exposa notre malheureuse position, et, dans les termes les plus pathétiques, implora sa charité chrétienne pour nous faire donner quelques bouteilles de vin, en payant, et allumer un peu de feu pour réchauffer nos membres glacés. — Le curé qui d’abord avait eu peur, voyant qu’il avait affaire à de pauvres fugitifs, engagea le citoyen Martel à prendre patience.

 

— Promenez-vous de long en large, lui dit-il, pendant que je dirai ma sainte Messe et, après, je ferai en sorte de vous faire ouvrir quelque part.

 

Se promener de long en large !… Mieux valait partir, et c’est ce que nous fîmes en maudissant le dernier village français, nous qui n’avions eu qu’à bénir tous ceux où nous nous étions arrêtés jusqu’alors.

 

Après une dernière marche, ou pour mieux dire un suprême effort, nous arrivâmes exténués de faim et de fatigues sur le territoire piémontais et, dans une pauvre ferme où l’on nous acceuillit, nous rompîmes pour la première fois le pain noir de la charité et de l’exil.

 

 

Comme Dédale qui laissait tomber son ciseau en sculptant la chûte d’Icare, j’ai bien souvent laissé tomber ma plûme en écrivant notre malheureuse campagne ! J’aurais voulu n’avoir pas de reproches amers à adresser à des compagnons d’infortune ; mais j’avais promis de dire toute la vérité et je l’ai dite. — Ami du peuple je ne fus jamais son flatteur.

 

Je ne reverrai plus la France !… Lorsqu’elle sera libre et glorieuse comme je l’ai rêvée, la terre de l’exil recouvrira mes os !… Dieu m’est témoin que j’aurai donné mille fois ma vie pour la sauver d’une grande honte : il sait aussi qu’aucun sentiment de vanité ou d’intérêt personnel n’a été le mobile de mes actions soit comme écrivain politique, soit comme chef des insurgés du Var. Sans orgueil, mais sans crainte, je peux attendre le jugement de l’histoire, si l’histoire a le temps de s’occuper de moi.

 

 

Savone 12 avril 1852.

 

mise au point de Camille Duteil  

 

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[1] Le nom de cette ville s’orthographie habituellement Riez.

 

[2] André Aillaud, dit Aillaud de Volx (1799-1854), mort en déportation à Cayenne.

 

[3] Jacques-Ferdinand Coulomp, 26 ans, bouchonnier, et Paul-Etienne Coulomp, 29 ans, bouchonnier.

 

[4] Duteil établit une liste de 37 noms (y compris le sien) à son arrivée à Puget-Théniers : 1 Pierre Camille Duteil, 2 Firmin Almaric (bouchonnier, La Garde-Freinet), colonel d’Etat-major, 3 Antonin Campdoras, (chirurgien de marine, St-Tropez), chirurgien Major, 4 Ollivier Augustin, (bouchonnier, La Garde- Freinet), 5 Honoré Joseph, (17 ou 18 ans, bouchonnier, La Garde-Freinet), 6 Hermentaire Giraud, (bouchonnier, La Garde-Freinet), 7 Etienne Coulomb, (charretier domestique, La Garde-Freinet), 8 Toussaint Ollivier, (bouchonnier, La Garde-Freinet ), 9 Bernard Toulon, 10 Frédéric Lucet, 11 Jean Dupuis, 12 Antoine Arlao, 13 Pierre Antoine, (17 ans, bouchonnier, La Garde-Freinet), 14 Edouard Lazare Martel, (maître serrurier, St-Tropez), Capitaine, 15 Marius Hasse, 16 Alphonse Garnier, (serrurier, St-Tropez), 17 Champ Vertillan, 18 Eugène Marmontel, (scieur de long, La Garde-Freinet), 19 Joseph Marquaire (ouvrier en pianos, St-Tropez), 20 Dieudonné Faurié, 21 Pierre Collet, (bouchonnier, La Garde-Freinet), Capitaine, 22 Joseph Villy, (bouchonnier, La Garde-Freinet), 23 Alexandre Bobiche, 24 Etienne Lorgues, (bouchonnier, La Garde-Freinet), 25 Raymond Castellar, 26 Léon Raybaud, 27 Vital Pérez, (bouchonnier, La Garde-Freinet), Capitaine, 28 Léonce Gartinel, (cafetier et bouchonnier, La Garde-Freinet), 29 Nicolas Auvet, (élève instituteur, Brue-Auriac), 30 Alexandre Agnely, (bouchonnier, La Garde-Freinet), 31 Pierre Lonjon, (bouchonnier, La Garde-Freinet), 32 Alexis Clément, (bouchonnier, La Garde-Freinet), 33 François Rouch, 34 Achard-cadet, 35 Marie Pichon, (tailleur, La Garde-Freinet), 36 Ferrier, 37 Pagier.

 

[5] Marie Pichon, tailleur.

 

[6] Le curé.

 

[7] Nicolas Auvet.

Le professeur de mathématiques est un dénommé Roch, qui correspondit avec Victor Schoelcher.

[8] Vital Perez, bouchonnier.