La République démocratique et sociale des socialistes, un demi-siècle après 1851

La « République démocratique et sociale » des socialistes, un demi-siècle après 1851

par René Merle

 

La secousse de l’Affaire Dreyfus, et la difficile constitution d’un bloc républicain contre la pénétration de la droite royaliste et cléricale dans l’appareil d’État, avaient coïncidé avec le cinquantenaire de la Seconde République. Dans la foulée, l’année 1901 avait connu, tant à Paris qu’en province, quelques célébrations de la résistance républicaine au coup d’État du 2 décembre 1851.

La victoire des radicaux aux élections législatives de 1902 sera une des conséquences immédiates de cette crise.

Dans ce contexte, l’unité des différents courants socialistes français se réalisera en 1905[1]. Après des années d’affrontement, le Parti socialiste français (pour dire vite un regroupement de courants réformistes) et le Parti socialiste de France (regroupant des courants « révolutionnaires », guesdistes et blanquistes) fusionnent pour former le Parti socialiste (Section Française de l’Internationale Ouvrière).

Mais le soutien critique des socialistes réformistes aux gouvernements radicaux sera de plus en plus combattu par l’aile « révolutionnaire » : en guise de remerciement aux prolétaires qui les ont soutenus, les radicaux ne leur renvoient-ils pas une répression de classe, qui culmine avec la politique de Clémenceau, en 1906-1907 ? Ainsi se cristallisent, au sein du parti, un courant qui condamne sans concessions la « république bourgeoise », et un courant qui estime que, plus que jamais, les socialistes doivent œuvrer pour améliorer cette république.

Quel rôle peut jouer dans cette polémique le souvenir de 1851 ?

 

Parmi les outils de propagande du nouveau parti, L’Encyclopédie socialiste[2], dirigée par le dirigeant guesdiste Adéodat Compère-Morel a une place de choix. Dans la succession de ses volumes, elle propose un panorama de l’histoire des courants socialistes, une présentation de l’organisation, de l’influence électorale et du programme du Parti.

Le volume La Révolution sociale, se propose de clarifier la notion de révolution, présentée systématiquement par les adversaires du socialisme comme antinomique de l’évolution, et comme synonyme de violence absolue.

Compère-Morel écrit dans son introduction :

« Aussi, avons-nous pensé rendre service à la propagande socialiste en donnant à nos lecteurs les moyens de se faire une idée exacte et réelle de ce qu’est une Révolution.

Pour cela faire, nous leur faisons un historique aussi précis que possible – tout en étant concis – de tous les mouvements populaires qui ont remué et soulevé les masses, depuis les révoltes inconscientes des esclaves romains jusqu’à l’immortelle Commune de 1871, en passant par la Guerre des Paysans, la Révolution de 1789 et celle de 1848 ».

Dans cette geste révolutionnaire, attentive « aux conditions nécessaires à la réussite de toute Révolution sociale », quelle place tient l’insurrection républicaine de 1851 ?

Aucune.

Le chapitre consacré à la Seconde République se clôt sur l’écrasement de l’insurrection ouvrière parisienne de Juin 1848 :

« La bataille est terminée. La Révolution et la République sont écrasées. Napoléon le Petit peut venir. Mais les représailles commencent de plus belle. « il faut en finir » avec les révolutionnaires qui eurent le tort de réclamer leur salaire pour l’œuvre révolutionnaire accomplie. Et des milliers prennent la route de l’exil. Les prisons se remplissent. La bourgeoisie est noble. Elle paye largement sa dette. On connaît la fin. Le 2 décembre 1851, Bonaparte a pris la place des démocrates traîtres à la Révolution et à la République, tenant sous sa botte impériale, la France pendant une vingtaine d’années et préparant Metz et Sedan. Une fois de plus, la majorité rurale conservatrice eut le dernier mot. L’évolution capitaliste n’était pas encore suffisamment avancée dans les campagnes. La classe ouvrière fut calomniée auprès de ses frères des villages. Et c’est dans cet abîme qui séparait Paris et les campagnes que la Seconde République s’est effondrée. La Révolution sociale ne peut sortir que de la solidarité des travailleurs, de tous les travailleurs des villes aussi bien que des campagnes ».

L’impasse faite sur le rôle des campagnes « rouges » dans la conscientisation républicaine des années 1849-1851, et dans l’insurrection, est d’autant plus frappante que Compère-Morel était un ancien paysan, et un spécialiste des questions agricoles au Parti socialiste. Elle ne saurait donc procéder d’une ignorance.

C’est donc un choix de la part du dirigeant guesdiste. L’engagement pour la « République démocratique et sociale » d’une partie importante de la paysannerie est tenue implicitement pour négligeable, car en fait il n’allait pas alors au delà de la défense d’un régime républicain bourgeois étranglé par celui même qu’il avait engendré.

On ne peut s’empêcher de penser aux péripéties de la constitution du bloc dreyfusard, auquel les guesdistes avaient initialement refusé de s’associer, et dont, a posteriori, beaucoup pensaient qu’il avait été un leurre pour la cause du prolétariat.

 

Mais quid du côté des « réformistes », dont le plus illustre des représentants était Jean Jaurès ?

Dans son magnifique discours à la jeunesse (distribution des prix, Lycée d’Albi, 1903)[3], Jaurès déclarait à propos de la Première et de la Seconde République :

« République, suffrage universel, démocratie, ce fut, à en croire les sages, le songe fiévreux des hommes de la Révolution. Leur œuvre est restée, mais leur fièvre est éteinte et le monde moderne qu’ils ont fondé, s’il est tenu de continuer leur œuvre, n’est pas tenu de continuer leur délire. Et la brusque résurrection de la République, reparaissant en 1848 pour s’évanouir en 1851, semblait en effet la brève rechute dans un cauchemar bientôt dissipé ».

Jaurès poursuit en évoquant la Troisième, celle du présent :

« Et voici maintenant que cette République, qui dépassait de si haut l’expérience séculaire des hommes et le niveau commun de la pensée que, quand elle tomba, ses ruines mêmes périrent et son souvenir s’effrita, voici que cette République de démocratie, de suffrage universel et d’universelle dignité humaine, qui n’avait pas eu de modèle et qui semblait destinée à n’avoir pas de lendemain, est devenue la loi durable de la nation, la forme définitive de la vie française, le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde».

Et il conclut en fécondant son engagement républicain par son idéal socialiste :

« Ceux qui, depuis un siècle, ont mis très haut leur idéal ont été justifiés par l’histoire. Et ceux-là aussi seront justifiés qui le placent plus haut encore. Car le prolétariat dans son ensemble commence à affirmer que ce n’est pas seulement dans les relations politiques des hommes, c’est aussi dans leurs relations économiques et sociales qu’il faut faire entrer la liberté vraie, l’égalité, la justice. Ce n’est pas seulement la cité, c’est l’atelier, c’est le travail, c’est la production, c’est la propriété qu’il veut organiser selon le type républicain. À un système qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopération sociale où tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement élus par eux, administreront la production enfin organisée ».

On sait comment, de son entrée en socialisme au début des années 1990, jusqu’à son assassinat en 1914, Jaurès militera pour pousser jusqu’au bout les virtualités de la République démocratique jusqu’à la République sociale, par une conquête pacifique de l’opinion, celle des prolétaires au premier chef, mais aussi et en même temps, celle de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. On pourrait penser que l’exemple des Insurgés de 1851 aurait été pour lui en quelque sorte la préfiguration de ce nouveau bloc de classe.

Ce n’est pas exactement la cas. On peut lire dans son Histoire socialiste, parue au même moment :

« Et nous ne dédaignerons pas non plus, malgré notre interprétation économique des grands phénomènes humains, la valeur morale de l’histoire. Certes, nous savons que les beaux mots de liberté et d’humanité ont trop souvent couvert, depuis un siècle, un régime d’exploitation et d’oppression. La Révolution française a proclamé les Droits de l’homme ; mais les classe possédantes ont compris sous ce mot les droits de la bourgeoisie et du capital. Elles ont proclamé que les hommes étaient libres quand les possédants n’avaient sur les non-possédants d’autre moyen de domination que la-propriété elle-même, mais la propriété c’est la force souveraine, qui dispose de toutes les autres. Le fond de la société bourgeoise est donc un monstrueux égoïsme de classe compliqué d’hypocrisie. Mais il y a eu des heures où la Révolution naissante confondait avec l’intérêt de la bourgeoisie révolutionnaire l’intérêt de l’humanité, et un enthousiasme humain vraiment admirable a plus d’une fois empli les cœurs. De même dans les innombrables conflits déchaînés par l’anarchie bourgeoise, dans les luttes des partis et des classes, ont abondé les exemples de fierté, de vaillance et de courage. Nous saluerons toujours avec un égal respect, les héros de la volonté, et nous élevant au-dessus des mêlées sanglantes, nous glorifierons à la fois les républicains bourgeois proscrits en 1851 par le coup d’État triomphant et les admirables combattants prolétariens tombés en juin 1848 ».

Si la masse des insurgés était fournie par le petit peuple rural, la direction de la Résistance était bourgeoise. En unissant la mémoire de la révolte sociale des prolétaires de juin 1848, et celle de la révolte politique et « morale » des républicains bourgeois de 1851, Jaurès témoigne de son refus du sectarisme « guesdiste ». Pour autant, quel que soient son flair et son génie historique, il contourne peut-être une des plus remarquables spécificités de l’insurrection de 1851, celle d’une autonomie révolutionnaire du petit peuple rural, à jamais brisée par la répression, et renvoyée par force aux engagements radicaux ultérieurs. À tout le moins, à la différence de l’Encyclopédie socialiste, il inscrit la résistance de 1851 dans le processus réel du cheminement vers la République, toujours à poursuivre.

 

René Merle, 4 juin 2009


[1] Parmi les abondantes études consacrées à cette unité, cf. notamment la communication de Raymond Huard aux rencontres de la Fondation Gabriel Péri, «  L’unité socialiste en 1905… ». http://www.gabrielperi.fr/Compte-rendu-de-la-rencontre,280

[2] Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, 1912.

[3] http://www.lours.org/default.asp?pid=100