Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

 

DEUXIÈME PARTIE : NOTES ET RÉFLEXIONS

ENSEIGNEMENT

INSTRUCTION OBLIGATOIRE.

L’enfant a-t-il intérêt à s’instruire ? J’ose à peine poser celle question, tant l’affirmative est évidente. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer la triste position d’un homme qui, faute de savoir lire et écrire, est obligé de livrer à un tiers le secret des lettres qu’il reçoit ou envoie, secret qui peut avoir une grande importance, soit pour lui, soit pour ses correspondants.

L’enfant a-t-il droit à l’instruction ? Oui.

Procréer un être humain, c’est lui conférer en même temps le droit à la vie, à la vie intégrale, c’est-à-dire à la vie physique, intellectuelle et morale. L’enfant a donc droit aux aliments nécessaires au soutien et au développement de sa triple vie ; il a droit à l’instruction et à l’éducation qui sont la nourriture de l’esprit et du cœur, comme il a droit au pain qui est la nourriture du corps.

Or, les droits de l’enfant constituent les devoirs du père. Celui-ci n’est donc pas libre de refuser à son enfant l’éducation et l’instruction, pas plus qu’il n’est libre de le laisser mourir de faim. Car, là où il y a devoir, il n’y a pas place pour la liberté ; le devoir s’impose, on est esclave de ses devoirs, comme on est esclave de ses engagements. On rirait si un débiteur invoquait sa liberté pour se dispenser de payer ses dettes.

Le parti catholique invoque la liberté, les droits du père de famille. Voyons comme il les respectait lorsqu’il dictait les lois : La déclaration du 24 mai 1724 porte : « Art.. 5. — Voulons qu’il soit établi, autant qu’il sera possible, des maîtres et des maîtresses d’écoles dans toutes les paroisses où il n’y en a pas, pour instruire tous les enfants de l’un et de l’autre sexe, des principaux mystères et devoirs de la religion catholique, apostolique et romaine…, comme aussi pour y apprendre à lire, et même à écrire à ceux qui pourront en avoir besoin. Art. 6. — Enjoignons à tous les pères de famille, tuteurs et autres personnes qui sont chargées de l’éducation des enfants, et nommément de ceux dont les pères et mères ont fait profession de la religion protestante réformée, ou sont nés de parents religionnaires, de les envoyer aux écoles et au catéchisme jusqu’à l’âge de 14 ans…

Ordonnons à nos juges, procureurs, et à ceux des sieurs qui ont la haute justice, de faire toutes les diligences nécessaires pour l’exécution de notre volonté à cet égard, et de punir ceux qui seraient négligents d’y satisfaire, ou qui auraient la témérité d’y contrevenir, par des condamnations d’amende qui seront exécutées par provision, nonobstant appel, à telles sommes qu’elles puissent s’élever. »

Comme on le voit, cette déclaration, émanée du parti catholique, ne tient aucun compte de la liberté des pères de famille, même en ce qui concerne leurs croyances religieuses.

 

INTÉRÊT ET DROITS DE L’ÉTAT

L’enfant n’a pas seulement une famille, il en a deux. En naissant, il devient à la fois membre de sa famille paternelle et membre de la grande famille française. On peut dire qu’il est sous l’autorité de deux tuteurs : son père, qui a la tutelle active, et l’État qui a une tutelle de surveillance, supérieure à celle du père, puisque l’État peut, dans certains cas, faire casser cette dernière par la voie de ses tribunaux.

De même que les deux familles ont des devoirs envers l’enfant, elles ont aussi des droits sur lui ; mais, ici encore, les droits de l’État priment ceux du père. C’est ainsi que l’État aura, un jour, le droit d’exiger de l’enfant, sans que le père y puisse mettre obstacle, le service militaire, son vote dans les élections sénatoriales, dans les jurys de Cours d’assises et d’expropriation pour cause d’utilité publique.

Comment pourrait-on contester à l’État le droit d’exiger que l’enfant se prépare à bien remplir tout au moins ces importantes obligations, par des exercices et des études préalables ? L’État a donc une double qualité pour exiger du père qu’il envoie son enfant à l’école : d’abord l’intérêt et le droit de l’enfant dont il a la tutelle supérieure, ensuite son intérêt, et son droit propres. 

 

LAÏCITÉ DE L’ENSEIGNEMENT

L’école communale doit être accessible à tous les enfants de la commune ; tous y ont un droit égal, en payant, si l’école est payante, sans payer, si elle est gratuite. En fermer l’entrée à un seul ou, ce qui revient au même, lui permettre d’y entrer, puis le forcer d’en sortir ensuite par le genre d’enseignement qu’on y pratiquerait, ce serait violer scandaleusement son droit.

Or, tel serait l’effet de l’enseignement religieux donné dans l’école communale. S’il était catholique, il blesserait les croyances des juifs et des protestants, et les forcerait de quitter l’école ; si juif, il chasserait de l’école les protestants et les catholiques ; si protestant, il en chasserait les catholiques et les juifs.

On objecte le droit des majorités ; on prétend que la majorité des pères de famille a le droit d’exiger que l’instruction religieuse soit donnée dans l’école communale. Non, la loi des majorités n’a pas lieu d’être appliquée en cette matière ; je vais le prouver :

Je suppose qu’un individu possédant deux domaines, en apporte un dans la société dont il fait partie et se réserve l’autre en toute propriété. Quels seront les droits de la société sur ces deux domaines ?

Elle aura tous les droits sur le premier ; on le gérera selon la loi des majorités.

Elle n’aura aucun droit sur le second ; l’associé qui se l’est réservé en disposera à son gré ; la majorité, l’unanimité même de ses co-associés sera impuissante à lui opposer un mode d’administration quelconque. Eh bien, le domaine de la foi, des croyances religieuses, a été formellement réservé par le pacte social, à tous les citoyens en général et à chaque citoyen en particulier. Nos constitutions ne laissent aucun doute sur ce point. En garantissant la liberté des cultes, elles les ont affranchis de la loi des majorités. Ce faisant nos constitutions ont été sages, car on ne doit apporter dans un fonds social que des choses de même nature, qui puissent s’unir et se prêter un mutuel appui ; mais on ne doit pas y apporter des choses essentiellement antipathiques les unes aux autres et qui tendent à s’entre-détruire. On peut s’associer pour prier en commun, si l’on fait la même prière ; mais on ne peut pas s’associer pour prier en commun, si la prière des uns est un outrage pour la foi des autres. C’est pour avoir méconnu cette vérité et avoir admis le prétendu droit des majorités en matière de religion, que tant de crimes ont été commis, que les païens ont persécuté les catholiques, que ceux-ci ont persécuté les juifs, et ainsi des autres sectes religieuses.

 

INTÉRÊT DE LA RELIGION

La religion a intérêt à ce qu’on fasse des croyants, à ce qu’on grave profondément la foi catholique dans le coeur des enfants. Mais la foi ne procède pas du raisonnement ; elle procède de la confiance que peut inspirer à l’enfant la parole de celui qui est chargé de l’instruire, et cette confiance, pour produire son effet, doit être entière, absolue. La parole d’un simple instituteur ne peut pas avoir ce haut crédit auprès de ses élèves, par cette raison qu’il est obligé de se contredire dans les leçons qu’il leur donne. Dans la leçon d’arithmétique, par exemple, il leur démontre que deux et un font trois, tandis que dans celle du catéchisme, il leur affirme que deux et un ne font qu’un. Le prêtre, lui, n’est pas exposé à se contredire, n’enseignant que le catéchisme ; au surplus, sa parole impose aux enfants, à raison de son caractère sacré et de sa réputation de science et de haute vertu. C’est donc le prêtre et non l’instituteur, qui doit être chargé de faire des croyants, si c’est réellement l’intérêt de la religion qu’on a en vue.

 

AUTRES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA LAÏCITÉ.

Les républicains demandent que l’enseignement religieux soit séparé de l’enseignement laïque ; qu’il soit donné dans les lieux qui lui sont spécialement affectés : l’église, le temple, la synagogue ; enfin, qu’il ne soit pas plus transporté dans l’école, que l’école n’est transportée dans l’église.

Voici les motifs de cette demande.

Le père de famille doit l’instruction à ses enfants en sa double qualité de père et de citoyen.

Comme père, il ne relève que de sa conscience.

Comme citoyen, ayant la noble mission de former, dans la personne de ses enfants, d’autres citoyens capables de remplir les devoirs inhérents à cette qualité, il doit compte de sa conduite à la société.

Mais si le père de famille a des devoirs envers la société, par réciproque, la société a des devoirs envers lui. Elle lui doit, notamment, protection pour sa foi religieuse, dans sa personne et dans celle de ses enfants. Elle ne peut, au moment même où elle demande au père de famille d’accomplir son devoir envers elle, d’envoyer ses enfants à l’école, violer elle-même ses devoirs envers lui, et mettre dans l’école un enseignement attentatoire à sa foi religieuse, un enseignement formant un obstacle moral insurmontable à l’entrée de ses enfants dans l’école. Quel est, en effet, le catholique qui voudrait envoyer ses enfants dans une école où l’on enseignerait exclusivement la religion juive ou protestante, et réciproquement, au risque d’y voir périr ses propres croyances ?

Il fut un temps où l’on avait confondu la religion et le civil, le spirituel et le temporel. Le baptême, qui faisait le chrétien, était en même temps l’acte civil qui constatait l’état du citoyen ; l’acte civil du mariage était confondu avec le sacrement et authentiqué par le prêtre. Il en était résulté que les protestants refusaient d’aller à l’église pour faire baptiser leurs enfants, et que ceux-ci n’avaient pas d’acte civil régulier pour constater leur filiation. Ils refusaient aussi d’aller à l’église pour faire célébrer leur mariage, et leurs enfants étaient déclarés bâtards. On sait les persécutions qui ont été la suite de cet état de choses, le bannissement des meilleurs citoyens, la confiscation de leurs biens, la paix troublée dans les familles et dans l’État, etc.

Les lois issues de la Révolution de 1789, auxquelles a présidé une grande pensée de paix publique et de liberté, ont mis fin à ce déplorable état de choses, en séparant le spirituel du temporel. Elles ont laissé le baptême et le sacrement du mariage dans l’église ; elles ont transporté dans la maison communale, et mis dans les mains du maire, les actes civils constatant les naissances et les mariages, et ces lois s’exécutent sans difficulté.

Ce qui a été fait pour les actes de l’état civil, doit être fait pour l’enseignement primaire. Lorsqu’on n’enseignera dans l’école que la lecture, l’écriture et le calcul, les pères de famille ne pourront pas, sous prétexte de religion, refuser d’y envoyer leurs enfants. N’est-ce donc pas une bonne et sage mesure que de ne mettre dans l’esprit des enfants que des idées et des connaissances sur la valeur desquelles tout le monde est d’accord, à l’occasion desquelles nul dissentiment ne peut s’élever et qui, loin de diviser les hommes, ne peuvent que les rapprocher ? Les idées religieuses, au contraire, sont sujettes à controverse ; elles passionnent, elles divisent ; on se rappelle quelles violentes protestations soulevèrent parfois, dans les cours publics, de simples allusions des professeurs.

Si l’on objecte que, dans cette argumentation, il n’est tenu aucun compte du droit des majorités, il est aisé de prouver que ce droit n’est pas applicable en l’espèce. La majorité des habitants de la commune est, aussi bien que la minorité, soumise à l’autorité de la loi, et elle est tenue de respecter les droits que la loi a consacrés. Or, le droit de tout père de famille d’envoyer ses enfants à l’école communale et d’y faire respecter leur foi religieuse, est reconnu et consacré par la loi, et il n’est pas permis à un vote de majorité d’y porter atteinte.

Si, d’autre part, on invoque contre cette thèse l’intérêt de la religion et l’intérêt de la morale, il suffit, pour répondre à l’objection, de faire remarquer que l’intérêt de la religion n’a nullement été compromis par la séparation du spirituel et du temporel dans le baptême et dans le mariage. Il ne sera donc pas davantage compromis par la séparation du spirituel et du temporel dans l’enseignement, bien au contraire. D’ailleurs, seuls, les catholiques réclament ; cela prouve qu’ils le font dans un intérèt de domination.