Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

 

DEUXIÈME PARTIE : NOTES ET RÉFLEXIONS

 

NOTES ET RÉFLEXIONS TIRÉES DE DOCUMENTS LAISSÉS PAR MARC-ANTOINE BRILLIER

En dehors des études considérables concernant sa profession d’avocat et des écrits relatifs à ses travaux parlementaires, Briller, qui lisait et méditait beaucoup, a laissé un grand nombre de notes contenant ses réflexions sur des sujets se rapportant en général à la politique, à l’organisation sociale, à la philosophie et à la religion.

Il a paru intéressant, pour mieux faire connaître l’homme aux générations nouvelles, de reproduire ici quelques-unes de ces notes, dont plusieurs n’ont peut-être aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif, mais qui révèlent, non sans originalité, l’indépendance de pensée de leur auteur, son robuste bon sens, l’étendue de son savoir et la sévère probité de sa conscience. Voici ces notes, groupées autant que possible selon le sujet traité.

 

ORGANISATION POLITIQUE

République — Monarchie

Une nation peut-elle adopter indifféremment l’une ou l’autre de ces deux formes de gouvernement ? Non.

La monarchie, gouvernement héréditaire, implique l’aliénation de tout ou partie de la souveraineté nationale. Or, l’aliénation de la souveraineté nationale est contraire :

A la loi morale,

Au droit des générations futures.

Les monarchistes admettent, je suppose, que les nations sont soumises à la loi morale comme les individus ; que le vol, l’assassinat sont des crimes pour les nations comme pour les particuliers, et qu’elles se déshonorent en les commettant. Mais pour qu’elles puissent pratiquer la loi morale, il est absolument, nécessaire qu’elles conservent leur souveraineté, c’est-à-dire le droit de se gouverner elles-mêmes et d’écouter la voix de leur conscience. Si elles aliènent leur souveraineté et se donnent un maître qui puisse les engager dans des guerres injustes, dans des entreprises criminelles, elles auront du même coup aliéné leur conscience, puisqu’elles n’en pourront plus suivre les inspirations. Elles auront donc fait un acte essentiellement contraire à la loi morale.

J’ai dit que l’établissement de la monarchie était contraire au droit des générations futures. En effet, si un père peut déshériter ses enfants de son bien, il ne peut les déshériter de leur propre bien. Or, le droit de suffrage est un droit personnel ; le fils ne le tient pas de son père, mais de sa qualité de citoyen. Ils ont tous les deux, comme électeurs, des droits parfaitement égaux. D’où il résulte que le père, — disons la génération actuelle, — ne peut, par son vote, engager le vote des générations futures, ni décréter que tel individu et ses descendants seront, à perpétuité, les chefs du pouvoir exécutif, pas plus qu’elle ne peut, cette loi, décréter que tel autre individu et ses descendants seront, à perpétuité, des représentants du peuple. La plus petite commune ne pourrait introduire le principe d’hérédité dans son administration ; à plus forte raison, la nation ne peut pas l’introduire dans son gouvernement.

Le principe d’hérédité est admissible à l’égard des choses auxquelles ne se rattache aucune idée de devoir, mais seulement des idées de droit, de propriété. Il est inadmissible à l’égard des fonctions publiques, qui sont des devoirs et non des droits. On comprend qu’un père transmette son champ à son fils imbécile, mais on ne comprendrait pas qu’un magistrat pût transmettre sa fonction à un fils idiot ou scélérat.

 

Deux causes puissantes maintenaient l’ancienne monarchie :

1° On croyait au droit de la famille royale, droit de propriété qui se transmettait de père en fils, comme un autre héritage ;

2° Les possesseurs de fiefs défendaient en elle leur propre intérêt.

L’ancienne monarchie était en harmonie avec les institutions du pays, et elle les avait pour point d’appui. L’idée de propriété était plus répandue ; elle s’appliquait non seulement aux choses corporelles, mais aussi à la plupart des choses incorporelles, aux états manuels, au commerce, à l’industrie, aux fonctions publiques et, notamment, à la première, à la plus haute des fonctions, la royauté.

L’idée de conserver les biens dans la famille était généralement admise. Même dans les familles des roturiers, on faisait un héritier dans la personne de l’enfant mâle premier né, et cela paraissait parfaitement légitime. On ne doutait ni du droit du père de famille de disposer de son bien en faveur de son fils aîné, ni du droit de celui-ci de l’accepter.

Ainsi, mêmes institutions et mêmes intérêts sur tout le territoire. Mettre en question le droit du roi, ç’aurait été mettre en question celui de tous les feudataires, qui se seraient tous levés pour le défendre.

Aujourd’hui, le droit féodal, qui depuis longtemps n’existait que pour la royauté, n’est même plus compris; on n’y croit pas. Un droit contraire existe pour tout le reste de la France. On ne voit dans la royauté qu’une institution à laquelle on ne tient, que par habitude, bonne à conserver tant qu’elle est utile.

Et, ce qui est grave, c’est que cette idée a été mise en pratique. Depuis 1789, on a fait et défait quatre monarchies. Au lieu de croire à un droit de propriété devant être respecté, même dans la personne d’un idiot, on croit au pouvoir de la nation de faire et de défaire la royauté.

Quant à la République, si elle a contre elle, de la part de quelques-uns, la crainte de l’inconnu, elle a surtout l’hostilité des gens possédant des fonctions publiques et qui espèrent les garder plus longtemps avec la royauté (1848).

 

 

SUR LE SUFFRAGE UNIVERSEL

Le suffrage universel pourrait-il décréter la monarchie ? Les monarchistes disent : le suffrage universel est souverain ; donc il peut faire la monarchie comme il a fait la République.

Je le nie.

Je constate d’abord que le corps électoral n’est pas la nation ; il n’en est que le quart ; neuf millions d’électeurs sur trente-six millions d’habitants. A la vérité, il représente la nation dans les comices électoraux ; mais sa mission, comme celle de tout représentant, consiste à agir au mieux des intérêts du représenté et, particulièrement, à veiller à la conservation de ses droits. Or, faire la royauté ou l’empire, ce serait de la part du corps électoral la plus criminelle des trahisons ; ce serait dépouiller la nation de son droit de souveraineté, qui renferme le principe de tous ses droits, pour en gratifier un homme et ses hoirs inconnus ; ce serait donner à cet homme et à des être inconnus le droit de mener le peuple comme on conduit un troupeau, le droit d’entreprendre par exemple les guerres les plus injustes, les plus insensées, dont la nation supporterait seule tout le poids, et par suite desquelles elle pourrait perdre même son existence, tandis que son chef, je veux dire son maître, en sortirait sain et sauf, lui, le seul coupable !…

Je dis en second lieu que le corps électoral n’est pas le suffrage universel, pas plus qu’il n’est la nation ; il n’en est que l’organe, le porte-voix. Le suffrage universel est un droit permanent, comme la liberté, comme le droit de conservation dont il fait partie ; on peut le supprimer en fait, on ne peut pas le supprimer en droit.

Les corps électoraux, au contraire, sont éphémères ; ils durent peu. Celui d’aujourd’hui aura cessé de vivre dans quelques années. Un autre lui succédera, qui sera son égal, qui aura les mêmes droits que lui, mais n’aura pas les mêmes moyens de les faire valoir, s’il se trouve en face d’une royauté établie par la trahison de son prédécesseur. Il ne lui suffira pas de mettre des bulletins dans une urne ; il lui faudra prendre le fusil et livrer la nation aux calamités de la guerre civile.

Les fonctions publiques exigent capacité et moralité de la part de ceux qui sont appelés à les remplir. Or, ces qualités sont essentiellement personnelles ; elles ne se transmettent pas de père en fils, elles ne sont même pas toujours permanentes dans la personne de celui qui en a été doué.

Conclusion : On ne peut déléguer les fonctions publiques, et le gouvernement en particulier, que pour un temps très court.

 

Le suffrage universel étant souverain, a-t-il le droit de prendre ses mandataires où il veut, même parmi les criminels de droit commun ?

La Chambre peut-elle statuer souverainement, non seulement sur la sincérité de l’élection, mais sur l’éligibilité du candidat ?

Je réponds :

Que la souveraineté réside dans le peuple ; qu’ « elle est une et indivisible » (art. 25 de la Déclaration des Droits de l’Homme[1]) ; qu’ « aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier » (art. 26) ; que « chaque député appartient à la nation entière » (art. 29 de la Constitution de 1793.)

Il est donc faux de dire qu’un collège électoral est souverain et qu’il peut exercer la plénitude de la souveraineté nationale. Un collège électoral n’est qu’un délégué de la souveraineté, et, s’il doit se conformer aux lois qu’elle lui a imposées, il ne faut pas oublier que le député qu’il est chargé d’élire n’est pas son député, mais le député de la France.

Quant à la Chambre des députés, elle aussi n’a qu’un pouvoir délégué ; elle n’est pas souveraine ; elle ne peut faire elle seule, sans le concours du Sénat, ni une amnistie totale, ni une amnistie partielle, directe ou indirecte.

Lorsqu’elle statue sur la validité d’une élection, elle agit comme juge et elle doit se conformer aux lois. Si elle les viole, elle commet un acte d’autant plus coupable que sa décision est sans appel.

Que dirait-on si une Chambre des députés, sous prétexte qu’elle a le droit de statuer souverainement sur la validité des élections, proclamait celui qui a obtenu le moins de voix ?

 

DE LA DÉLÉGATION

Les divers systèmes d’organisation politique ayant pour base la souveraineté populaire peuvent se résumer en trois :

Premier système. — Délégation de l’exercice de tous les droits purement communaux à un seul citoyen ;

Délégation de l’exercice des droits départementaux à un seul citoyen ;

Délégation de la souveraineté nationale à un citoyen faisant les lois et les règlements et nommant à tous les emplois publics.

Deuxième système. — Ce système consisterait à faire la délégation à plusieurs citoyens au lieu de la faire à un seul.

Troisième système. — Délégation indirecte. Le système consisterait à faire élire dans la commune les représentants municipaux, qui éliraient les représentants départementaux, qui, à leur tour, éliraient les représentants de la France.

Ce dernier système aurait le grave inconvénient de confier une mission politique et d’intérêt général, à des hommes qui sont élus principalement en vue d’un mandat tout à fait différent, en vue du mandat de gérer les intérêts purement communaux. Il parait aussi vicieux, mais en sens contraire, que celui qui attribuerait au délégué politique, citoyen ou assemblée, le mandat de faire gérer les intérêts purement communaux par des fonctionnaires de son choix direct et exclusif.

Quels sont les avantages et les inconvénients de la délégation faite à un seul citoyen, et de la délégation faite à une assemblée ?

La délégation faite à un seul citoyen est beaucoup plus simple ; le choix est plus facile, l’action du représentant est plus libre, plus prompte. Mais il y a moins de garantie.

La délégation faite à plusieurs collectivement, est moins propre à l’action ; mais elle vaut mieux pour le conseil. Pour agir, il faut l’unité de volonté ; pour délibérer, il faut la diversité des opinions.

Quel est d’ailleurs le but de la délégation ? C’est de donner des organes aux êtres moraux, commune, département, nation. Ces organes doivent être aptes non seulement à agir, mais surtout à bien sentir, à bien comprendre les besoins des corps moraux qu’ils représentent. La collection entière des individus qui composent chaque corps moral, serait sans contredit la plus apte à sentir les besoins qui lui sont propres. Or, plus on se rapproche de la collection, plus on a de chances de trouver un bon organe ; plus on s’en éloigne, moins on a de chances de le rencontrer.

D’autre part, par cela même que le pouvoir est divisé sur plusieurs têtes, il y a moins de danger de le voir usurper les droits de la nation.

On peut d’ailleurs corriger l’inconvénient que nous avons signalé plus haut en n’obligeant pas les délégués à agir collectivement, et en leur permettant de choisir parmi eux celui qui sera chargé de l’exécution.

 

De la députation

La députation est un contrat, qui a pour cause l’intérêt public et pour objet un service politique.

Ce contrat peut être rompu en vue d’un intérêt plus grand, d’un service plus important que le député est jugé seul capable de rendre.

Il ne peut pas être rompu arbitrairement, sans nécessité, à plus forte raison dans un but d’intérêt personnel. On ne peut dire à des électeurs qui viennent de remporter une victoire, et ont dû croire que le bénéfice leur en était assuré pendant une durée fixée : de par notre seule volonté, tout est remis en question ; la bataille électorale va recommencer ; vous allez recommencer à former des comités, à faire des circulaires, à défendre votre candidat et à attaquer son adversaire, avec tout le travail, tous les ennuis qui en pourront résulter, et avec l’inquiétude en plus de ne peut-être point réussir.

Un candidat écrivait à Brillier, en 1848 : « J’ai fait tout ce que j’ai pu dans l’intérêt de votre candidature ; avez-vous appuyé la mienne auprès de vos amis ? » Il s’attira la réponse suivante :

« Les électeurs exercent une sorte de magistrature, puisqu’ils ont à statuer sur le mérite des candidats qu’on leur présente. Ceux-ci doivent donc se tenir à l’écart, et attendre modestement la sentence qui va être rendue, comme un justiciable attend celle de ses juges. Tels sont les principes dont je me suis fait une règle invariable de conduite.

C’est vous dire clairement que je ne me suis pas plus occupé de votre candidature que de la mienne. »

 

MANDANTS ET MANDATAIRES

Pour le mandant, demander compte est un droit.

Pour le mandataire, rendre compte est un devoir et un droit. Le compte rendu n’est en effet qu’un corollaire de la responsabilité du mandataire, responsabilité qui est une loi morale de premier ordre. Il serait immoral, en effet, de dire à un mandataire : « Agis comme tu l’entendras, fais le bien, fais le mal, le résultat sera le même pour toi ; tu n’as pas à craindre de blâme, ni à attendre de louange de la part de ton mandant ; il ne saura pas ; tu n’as aucun compte à lui rendre : tu es irresponsable. » On répondra sans doute : il a sa conscience, à qui il rendra compte et qui le jugera sévèrement. Mais les consciences, même les bonnes, peuvent avoir des défail lances ; elles sont sujettes à succomber aux obsessions de l’intérêt privé ou des passions ; elles ont alors besoin d’un point d’appui qu’elles peuvent trouver dans le sentiment de la responsabilité. Il est bon que le mandataire puisse, dans ces circonstances, se dire : j’ai à rendre compte de ma conduite ; ce que je ferai, on le saura ; si c’est mal, j’aurai blâme et mépris.

Le mandataire a un intérêt très grand à rendre compte de sa conduite. Supposez qu’on prenne une mauvaise mesure qu’il aura combattue de toutes ses forces ; il aura intérêt à faire connaître cette particularité, afin de n’être pas confondu avec ceux qui ont provoqué ladite mesure, ni enveloppé dans le blâme qui les atteint.

 

LA GRATUITE DU MANDAT

Dans le droit romain, le mandat était essentiellement gratuit. Les jurisconsultes romains pensaient sans doute que le mandat ayant son principe dans des sentiments de l’âme, dans l’amitié, dans la bienfaisance, le mandataire ne pouvait dignement être récompensé que par des sentiments ayant même origine, c’est-à-dire par la reconnaissance, par l’attachement, par le dévouement, et que le caractère de cet échange de sentiments moraux serait dénaturé par une stipulation de salaire.

Ce principe de la gratuité absolue du mandat a été appliqué aux consuls et aux syndics des villes, sous l’empire de l’ancien droit français.

« Consuls, syndics, procureurs et commis d’un pays ou de ville, tuteurs ou curateurs, commissaires, administrateurs et autres telles gens, doivent être récompensés des frais et de la dépense qu’ils ont faite à l’exercice de leur charge, sans salaires de leurs journées, sinon de ceux qu’ils peuvent avoir employés et payés. »

Guy-Pape raconte qu’en 1454, les consuls et syndics de la ville de Grenoble, rendant leurs comptes réclamèrent un salaire pour leurs voyages et leurs travaux, alléguant que la coutume les y autorisait.

Le Parlement fit faire une enquête, et il fut prouvé que la coutume était contraire à la prétention des consuls et qu’ils n’avaient droit qu’à la répétition de leurs dépenses.

Nos lois modernes proclament aussi la gratuité absolue du mandat municipal. La loi du 21 mars 1831 dans son article premier, la loi du 14 avril 1871 dans son article 19 consacrent cette gratuité. Enfin, la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale, actuellement en vigueur, contient à cet égard la disposition suivante :

« Art. 74. Les fonctions de maires, adjoints, conseillers municipaux, sont gratuites. Elles donnent seulement droit au remboursement des frais que nécessite l’exécution des mandats spéciaux. Les conseils municipaux peuvent voter sur les ressources ordinaires de la commune, des indemnités aux maires pour frais de représentation. »

Il suit de là que la loi de 1884 exclut aussi énergiquement que les lois précédentes tous salaires et, à plus forte raison, tous honoraires pouvant être réclamés pour un acte accompli par un conseiller municipal dans l’intérêt de sa commune.

Le conseiller est lié par le contrat tacite qu’il a fait avec ses électeurs, qu’en échange de l’honneur qu’ils lui ont conféré par leur élection, il a promis son concours gratuit pour tous les actes d’administration.

En ce qui concerne les honoraires, si un avocat, conseiller municipal plaidant pour sa commune, avait le droit d’en réclamer, il pourrait dans certains cas être soupçonné de n’avoir sollicité son mandat que pour s’approprier une riche clientèle, au préjudice de ses confrères et au mépris des règlements de l’ordre.

Je lis dans une lettre qui m’a été adressée par un brave ouvrier très intelligent : « Mes fonctions de conseiller municipal me suffisent bien, et la spécialité que je me suis faite de toutes les questions d’instruction me permet de faire quelque bien à notre bonne ville de Grenoble. L’estime de mes concitoyens me paye largement de la peine que je me suis donnée. »

                                               


[1] Il s’agit là de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 24 juin 1793 (note de la rédaction du site)