Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

PREMIÈRE PARTIE

 

 

VIII     Sénat

Son rôle constituant terminé, l’Assemblée nationale, où les anciens partis découragés allaient s’émiettant, se résigna enfin à sa propre dissolution. Après avoir replacé la presse sous la juridiction correctionnelle, elle nomma en décembre 1875 les 75 sénateurs inamovibles qui, grâce à une entente faisant échec aux orléanistes, furent en majorité républicains, et elle se sépara définitivement le 31 décembre 1875.

Les élections sénatoriales eurent lieu le 30 janvier suivant. Le département de l’Isère avait à nommer trois sénateurs. Les trois candidats républicains présentés furent élus, savoir : MM. Michal-Ladichère, par 400 voix, Eymard-Duvernay, par 396 voix, Brillier, par 366 voix. Tous trois avaient fait partie de l’Assemblée nationale. Dans leur circulaire aux électeurs, ils disaient :

Lorsque nous avons été élus représentants à l’Assemblée nationale, personne n’ignorait que nous étions républicains. Nous sommes demeurés fidèles à nos antécédents et à l’esprit du mandat qu’on nous avait confié… Tous les trois, nous avons contribué à faire de la République le gouvernement de droit de la France ; c’est dire assez que nous sommes disposés non seulement à respecter ce gouvernement, mais encore à le défendre s’il était attaqué…

Nous sommes des conservateurs ; mais pour n’être pas confondus avec d’autres, nous allons vous dire ce que nous voulons conserver : Nous qui ne croyons pas au péril social, parce que nous croyons à la sagesse de la nation et à la puissance de la loi ; nous qui pensons que le plus sûr moyen de faire naître ce péril serait de renverser nos institutions, nous sommes les conservateurs de la République, de la Constitution, et des lois fondamentales de notre pays, si sagement établies par les hommes de 1789 ; nous sommes les conservateurs de tous les droits et de tous les intérêts légitimes ; nous sommes les conservateurs de la paix, de l’ordre et de la liberté.

Cette conservation, à laquelle nous serions prêts à consacrer ce qui nous reste de vie, la voulez-vous aussi, Messieurs les électeurs ?…

 

Les électeurs répondirent comme on vient de le voir.

Au Sénat, Brillier, qui représentait l’opinion avancée des élus de l’Isère, se fit inscrire à l’Union républicaine, groupe qui ne comptait qu’une vingtaine de membres, au nombre desquels Cazot, Challemel-Lacour, Crémieux, Ferrouillat, Pelletan, Peyrat, Schoelcher et Victor Hugo. Il suivit constamment la politique de ce groupe.

 

Dans son ensemble, le Sénat se trouva partagé à peu près en deux parts égales, les républicains faisant équilibre aux réactionnaires.

Quant à la Chambre des députés, dont l’élection eut lieu fin février, elle comptait 360 républicains contre 170 monarchistes. L’Isère avait donné les deux tiers des voix à ses huit candidats républicains.

Ces résultats manifestaient avec tant de force l’opinion du pays, que Mac-Mahon dut se résigner à prendre un ministère centre gauche qu’il confia à Dufaure. Mais celui-ci se sentant peu sympathique à la majorité républicaine, pourtant fort sage, se retira vers la fin de 1876. Le cabinet Jules Simon lui succéda.

Entouré et dirigé par une camarilla violemment cléricale, le Président de la République n’avait accepté cette dernière combinaison qu’à regret ; aussi, ne tarda-t-il pas à se mettre en conflit avec son ministère, à propos d’une question religieuse.

Le 16 mai 1877, à la suite d’une lettre du Président que Jules Simon interpréta comme une révocation, celui-ci démissionna avec tous les ministres. Mac-Mahon les remplaça par un ministère de Broglie, prorogea la Chambre, puis demanda sa dissolution au Sénat, qui l’accorda par 150 voix contre 130. Il va sans dire que Brillier était de la minorité.

Ce nouveau coup d’État parlementaire, à un moment où tout était tranquille en France et où les affaires reprenaient, fut accueilli avec une indignation à peu près générale, et, de tous côtés, on se prépara à y répondre en réélisant les 363 députés républicains, qui se présentèrent avec un programme unique.

La candidature officielle fut ressuscitée dans ce qu’elle avait de plus odieux. A Vienne, l’administration alla jusqu’à faire ouvrir une instruction contre des commerçants, signataires d’une adresse où ils se plaignaient de la crise que le 16 mai avait amenée dans les affaires, et à les obliger à montrer leurs livres pour prouver leurs dires.

Malgré une pression scandaleuse, aux élections du 14 octobre, les candidats du Maréchal furent battus, et il revint à la Chambre 335 républicains contre 208 réactionnaires.

Thiers était mort subitement le 3 septembre, et n’avait pu assister au triomphe de la nation contre le gouvernement personnel qu’on tentait de restaurer.

Cependant, dominé par son entourage, Mac-Mahon résistait encore, et le ministère de Broglie ne se retira qu’en novembre, pour être remplacé par un ministère d’affaire qui ne dura que quelques jours. Le Président se soumit enfin, et fit appeler de nouveau Dufaure. La crise d’où pouvait sortir la guerre civile se dénoua ainsi pacifiquement.

L’année 1878 s’écoula sans autre grand événement que le succès de l’Exposition attestant le prompt relèvement de la France.

 

Au mois de janvier 1879, eut lieu le premier renouvellement triennal du Sénat ; sur 82 élus, on comptait 66 républicains.

Brillier, qui faisait partie du tiers sortant, avait refusé de se représenter, alléguant le mauvais état de sa santé. Il souffrait, en effet, depuis un certain temps d’une affection des bronches aggravée avec l’âge ; il avait alors soixante-dix ans. Homme du devoir strict, il n’avait pas voulu accepter un nouveau mandat, que ses forces physiques ne lui permettaient plus de remplir avec l’exactitude qu’il avait jusque-là apportée dans l’accomplissement de sa tâche.

Pour les mêmes raisons, il s’était déjà démis de ses fonctions de conseiller général, par la lettre suivante adressée le 14 août 1878 au président de la Commission départementale :

Monsieur le Président et cher collègue,

J’ai l’honneur de vous adresser ma démission de membre du Conseil général de l’Isère, avec prière de la transmettre à qui de droit.

Je regrette de me séparer de collègues que j’estime et qui out toujours été bienveillants pour moi ; mais l’état de ma santé ne me permet pas de collaborer à leurs travaux, et m’oblige à résigner mon mandat.

Veuillez, etc.

Brillier,

Conseiller général, sénateur.

 

Lue dans la séance du Conseil général du 27 août, cette lettre provoqua un mouvement de regret si sympathique que, sur la proposition d’un membre, le Conseil vota, à l’unanimité, le refus de la démission. Brillier, informé de l’incident, aussi flatteur pour lui qu’honorable pour le Conseil, répondit aussitôt en confirmant, à un de ses collègues, sa résolution en ces termes :

Mon cher ami, je vous remercie de votre affectueuse lettre. Je voudrais bien pouvoir céder au désir de mes anciens collègues, et au vôtre en particulier ; mais je ne le puis. Me démettre est une nécessité absolue, et je ne pouvais le faire dans des circonstances plus favorables. La réaction n’a pas de candidat sérieux à nous opposer en ce moment ; plus tard, la situation pourrait changer.

 

Du reste, le même mouvement de sympathie avait éclaté autour de Brillier, lorsqu’il annonça qu’il ne se représenterait pas aux élections sénatoriales. Tous ses amis s’efforcèrent de le faire revenir sur sa décision. A ce sujet, le député Ferdinand Reymond, avec lequel il était lié depuis 1848, lui écrivait :

Nous aurions voulu joindre nos efforts à tant d’autres pour vous dire aussi : ne nous abandonnez pas. Mon cher Brillier, vous avez tenu à vous découronner vous-même. Tout le monde l’a regretté. Ce qui me console et ce que j’espère, c’est qu’un hiver passé dans le Midi, sans préoccupations et sans soucis, vous débarrassera enfin de vos misères qui pèsent sur vous comme une continuelle menace, et qu’on vous retrouvera encore pour le Sénat, ou la Chambre des députés. Reprenez votre santé d’autrefois, car votre mission n’est pas finie.

 

Ce même mois de janvier 1879 vit la démission de Mac-Mahon, forcé dans ses derniers retranchements par une majorité républicaine dans les deux Chambres. Son successeur fut Jules Grévy.

Désormais, les trois pouvoirs appartenaient aux républicains, et le pays, délivré du cauchemar des coups d’État, pouvait enfin reprendre dans la tranquillité matérielle et le calme moral le cours de ses destinées, et se livrer avec une activité féconde aux travaux de la paix.

 

Ici, se termine la carrière d’homme public de Brillier, carrière au cours de laquelle il eut à traverser, sous cinq gouvernements, la période la plus agitée et la plus critique de notre histoire dans la seconde moitié du siècle dernier.

Pour ne s’être point manifesté par des succès de tribune, le rôle politique qu’a joué Brillier n’a pas été moins utile, ni moins bienfaisant. L’influence qu’il a exercée autour de lui a été considérable, aussi bien dans le milieu parlementaire, que dans la sphère plus restreinte des conseils locaux de la région où il était fixé, et où son nom, respecté de tous, jouissait d’une très grande autorité. Il fut, pendant longtemps, le chef incontesté du parti républicain clans l’Isère.

Membre écouté des grands comités, notamment du comité de Législation dans les Assemblées de la deuxième République, président du groupe important de l’Union républicaine dans l’Assemblée nationale de 1871, il n’a dépendu que de lui d’être appelé à un ministère, où son action eut pu s’exercer plus directement dans l’intérêt de la démocratie. Sa profonde science juridique le désignait tout particulièrement pour le ministère de la Justice, et s’il en déclina l’offre, ce fut pour des motifs tirés de son état de santé et d’une affection de la gorge qui lui interdisait les fatigues de la tribune.

Dans son rôle administratif comme adjoint, puis comme maire de Vienne, Brillier s’est appliqué, avec sa fermeté accoutumée, à maintenir les prérogatives municipales de cette ville, à assurer la prospérité de ses finances, et à faire adopter toutes les mesures propres à améliorer le sort de sa population ouvrière, très intéressante et très nombreuse. On sait, d’autre part, quelle virile attitude prirent, grâce à lui, les citoyens de cette cité industrielle pour apporter, en 1870, leur courageux concours à la défense nationale.

Le court passage de Brillier à la préfecture de l’Isère, s’il ne lui a pas fourni l’occasion de donner toute sa mesure dans cette branche de la grande administration, a montré du moins ce qu’on eût pu attendre de son énergie, de sa haute expérience, et a suffi, en tout cas, pour susciter et diriger l’élan patriotique que ce département a montré à l’époque douloureuse de l’invasion étrangère.