Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

PREMIÈRE PARTIE

 

IV     COUP D’ÉTAT DE 1851

 

 

Pour la perpétration de son crime contre la souveraineté nationale, Louis-Napoléon choisit la date anniversaire d’Austerlitz, éclaboussant ainsi du sang de son odieux attentat l’un des plus glorieux souvenirs des fastes de l’armée française. Pourtant, cette journée du 2 décembre d’où sortit le régime qui mena la France aux catastrophes, il semble que le gouvernement impérial, par un dernier reste de respect humain, n’ait plus jamais osé la revendiquer et s’en glorifier. C’est ce qu’avec sa foudroyante éloquence, Gambetta lui jetait à la face, en 1868, dans son immortel plaidoyer du procès Baudin, origine de sa fortune politique, lorsqu’il s’écriait : « Ce qui vous juge le mieux, parce que c’est l’attestation de vos propres remords, c’est que vous n’avez jamais osé dire : nous célébrerons, nous mettrons au rang des solennités de la France, le 2 décembre comme un anniversaire national ! Et cependant, tous les régimes qui se sont succédé dans ce pays se sont honorés du jour qui les a vus naître. Ils ont fêté le 14 juillet, le 10 août ; les journées de juillet 1830 ont été fêtées aussi ; de même que le 24 février : il n’y a que deux anniversaires, le 18 brumaire et le 2 décembre, qui n’ont jamais été mis au rang des solennités d’origine, parce que vous savez que si vous vouliez les y mettre, la conscience universelle les repousserait. »

 

 

Nous voici arrivé au point culminant de la vie politique de Brillier, à l’événement mémorable qui a fait entrer son nom dans l’histoire, à côté du nom de l’héroïque représentant Baudin, mort en défendant la loi et le République. Si, après plus d’un demi-siècle écoulé, le souvenir douloureux et tragique des journées de décembre 1851 parait aujourd’hui bien effacé, nos annales sont là pour le rappeler aux générations contemporaines et flétrir à jamais le nom des hommes sur qui retombent le sang versé et les conséquences du crime.

 

L’exécution du coup d’Etat fut singulièrement facilitée par la centralisation mettant entre les mains du Président toutes les forces organisées ; il lui suffisait du concours du ministre de la guerre et du chef de la police, pour se rendre maître de Paris et de la France.

 

Le plan consistait à arrêter clans la nuit du 1er au 2 décembre tous les représentants influents, surtout les généraux pouvant agir sur l’armée, et à occuper militairement le palais de l’Assemblée, ainsi que les principaux points de Paris.

 

Tout réussit au gré des conjurés. Le 2 au matin, une proclamation au peuple français annonçait la dissolution de l’Assemblée, le rétablissement du suffrage universel, et appelait les électeurs à un plébiscite. En même temps, les Parisiens apprenaient l’arrestation opérée, dans la nuit, des généraux Bedeau, Cavaignac, Changarnier, Lamoricière, Leflô, du lieutenant-colonel Charras, du lieutenant Valentin, de Thiers, du questeur Baze, des représentants Lagrange, Greppo, Martin-Nadaud, Roger (du Nord), et des républicains les plus influents des quartiers populaires.

 

 

L'arrestation du général Changarnier (gravure de L'Illustrated London News, 13 décembre 1851)

Il faut lire, dans L’Histoire d’un Crime, le début de cette journée angoissante, la violation de la salle où siégeaient les députés, leur expulsion brutale par la main des gendarmes :

 

A huit heures du matin, dit Victor Hugo, des forces formidables investissaient le palais législatif. Tous les abords en étaient gardés, toutes les portes en étaient fermées. Cependant, quelques représentants parvenaient encore à s’introduire dans l’intérieur du palais par la petite porte de la rue de Bourgogne ; ils pénétraient jusqu’à la salle des conférences où ils rencontraient leurs collègues sortis de chez M. Dupin.

 

Il y eut bientôt dans cette salle un groupe assez nombreux d’hommes de toutes les fractions de l’Assemblée, parmi lesquels MM. Eugène Sue, Richardet, Fayolle, Joret, Marc-Dufraisse, Benoît (du Rhône), Canet, Gambon, d’Adelswaerd, Crépu, Repellin, Teillard-Latérisse, Rantion, le général Leydet, Paulin Durrieux, Chanay, Brillier, Collas (de la Gironde), Monet, Gaston, Favreau et Albert de Rességuier.

 

L’indignation était au comble ; toutes les nuances se confondaient dans le même sentiment de dédain et de colère, et M. de Rességuier n’était pas moins énergique qu’Eugène Sue. Pour la première fois, l’Assemblée semblait n’avoir qu’un coeur et qu’une voix… Ils se rendirent tous à la salle des séances. Le passage était libre. La salle Casimir-Perier n’était pas encore occupée par la troupe. Ils étaient soixante environ. Plusieurs avaient ceint leurs écharpes. Ils entrèrent avec une sorte de recueillement dans la salle…

 

Quelques minutes s’écoulèrent. Personne ne parlait. Tout à coup des soldats de gendarmerie mobile, précédés d’un capitaine le sabre nu, paraissent sur le seuil. Les représentants se levèrent de tous les bancs à la fois, criant : Vive la République ! puis ils se rassirent.

 

Le représentant Monet resta seul debout, et d’une voix haute et indignée, qui retentissait comme un clairon dans la salle vide, ordonna aux soldats de s’arrêter. Les soldats s’arrêtèrent, regardant les représentants d’un air ahuri. Alors le représentant Monet lut les articles de la Constitution consacrant l’inviolabilité des représentants. L’article 68 destituait le Président dans le cas de trahison… D’autres protestations s’élevèrent. Pendant, qu’Adelswaerd parlait, le chef de bataillon commandant la gendarmerie mobile était entré. — Messieurs, dit-il, j’ai ordre de vous inviter à vous retirer, et si vous ne vous retirez pas, de vous expulser… Devant les nouvelles protestations des représentants, les soldats semblaient indécis. Mais une seconde colonne déboucha par la porte de droite et., sur un geste du commandant, le capitaine cria : — En avant ! F…-les tous dehors !

 

Alors commença on ne sait quelle lutte corps à corps entre les gendarmes et les législateurs, dont plusieurs se débattirent longtemps… Quelques-uns furent touchés par la pointe des baïonnettes ; presque tous eurent leurs vêtements déchirés.

 

Le commandant criait aux soldats : Faites le râteau ! Ce fut ainsi que soixante représentants du peuple furent pris au collet par le coup d’Etat et chassés de leurs sièges…

 

L’évacuation de la salle s’était faite tumultueusement, les soldats poussant le représentants devant eux par toutes les issues. Les uns sortirent par la rue de Bourgogne, les autres furent entraînés par la salle des Pas-Perdus vers la grille qui fait face au pont de la Concorde.

 

 

C’est à ce moment que se place l’incident du résident de l’Assemblée, Dupin, que quelques représentants étaient allés chercher clans son cabinet. Reprenons le récit de Victor Hugo :

 

Les représentants sommèrent le président de se mettre à leur tête et de rentrer dans la salle… M. Dupin refusa net… On lui fit violence, on lui passa une écharpe comme une corde autour du cou, et on le traîna vers la salle, se débattant, réclamant sa « liberté », se lamentant, se rebiffant… On n’alla pas loin. Les soldats barraient les issues. Le colonel Espinasse accourut. Le commandant de la gendarmerie accourut. Le colonel était pâle, le commandant était pâle, M. Dupin était blême. Il resta quelques instants interdit, abruti et muet. On lui cria : — Parlez donc, Monsieur Dupin… Alors le malheureux parla. Ce qui sortit de sa bouche en ce moment, ce que le président de l’Assemblée souveraine de France balbutia devant les gendarmes à cette minute suprême, on ne saurait le recueillir… Il paraît pourtant qu’il bégaya quelque chose comme ceci : — Vous êtes la force, vous avez des baïonnettes, j’invoque le droit et je m’en vais. J’ai l’honneur de vous saluer. — Il s’en alla.

 

 

On sait que l’Assemblée, décapitée par l’arrestation de ses chefs, essaya pourtant de résister. Après l’incident du matin relaté plus haut, plusieurs groupes de représentants se formèrent ; le principal de ces groupes, composé de plus de deux cents membres, presque tous monarchistes, se réunit à la mairie du Xe arrondisse-ment, alors rue de Grenelle. La réunion s’y constitua régulièrement pour délibérer, vota aux termes de la Constitution la déchéance du Président de la République, et nomma un commandant de l’armée. Mais des soldats arrivèrent, et leurs chefs intimèrent aux représentants l’ordre de se disperser, sous peine d’être conduits à Mazas. Le même cri se fit alors entendre : « Tous à Mazas ! » et tous les membres de la réunion furent emmenés entre une double haie de soldats à la caserne d’Orsay où on les enferma provisoirement.

 

Deux autres groupes, appartenant à la gauche, se réunirent, l’un rue Blanche, l’autre chez Cournet et réussirent à dépister la police.

 

La Haute-Cour, créée par la Constitution pour juger le Président, se constitua au Palais, mais fut aussitôt dispersée.

 

Quant à la population parisienne, elle se montrait curieuse, agitée, mais en général peu disposée à la résistance.

 

 

Ainsi se passa la journée du 2. Les épisodes sanglants étaient réservés aux deux journées suivantes. Le récit de ces deux journées, particulièrement de celle du 3, où Brillier et quelques-uns de ses collègues bravèrent la mort avec tant d’héroïsme, a été fait avec une sobriété et une précision émouvantes par Eugène Ténot, dans son Étude historique sur le coup d’Etat. Nous lui empruntons le récit des événements du 3, relatif à la barricade Saint-Antoine où Baudin fut tué :

 

Les représentants réunis le 2 chez Frédéric Cournet s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain au faubourg Saint-Antoine.

 

Le 3, un peu avant huit heures du matin, quelques-uns de ces représentants remontaient à pied la grande rue du Faubourg-Saint-Antoine, se dirigeant vers la salle Roysin, où le rendez-vous avait été fixé.

 

Les ouvriers du faubourg stationnaient en groupes nombreux sur le devant de leurs portes, s’entretenant des événements de la veille. Les représentants leur adressèrent sans grand succès de vives exhortations :

 

« Quoi ! disaient-ils, vous ne faites rien ? Qu’attendez-vous ? Est-ce donc l’Empire que vous voulez ? — Non, non, répondaient la plupart des ouvriers. Mais pourquoi nous battre ? On nous rend le suffrage universel !… Et puis, que pourrions-nous faire ? On nous a désarmés depuis juin ; il n’y a pas un fusil dans tout le faubourg. »

 

Quelques-uns, mais en petit nombre, promettaient d’agir.

 

Un incident peu connu vint, sur ces entrefaites, glacer le peu de dispositions au combat que les représentants républicains rencontraient dans le faubourg. Neuf ou dix omnibus, chargés de représentants arrêtés la veille à la mairie du Xe arrondissement, passèrent, sous l’escorte de quelques lanciers. On transférait ces prisonniers de la caserne du quai d’Orsay à Vincennes. — « Ce sont des représentants qu’on emmène ! crièrent quelques voix : délivrons-les ! » — On sait combien sont subits les entraînements des foules populaires. Un mouvement se fit dans les groupes. Quelques hommes intrépides s’élancèrent. Le premier omnibus fut arrêté. Le représentant Malardier et Frédéric Cournet étaient au nombre de ceux qui s’étaient jetés à la tête des chevaux. Aussitôt, ils virent se pencher aux portières, des représentants, — c’étaient certainement des membres de la droite, —  qui, la tête effarée, supplièrent le peuple de ne pas les délivrer.

 

La foule indignée fit selon leur désir.

 

« Vous voyez bien qu’il n’y a rien à faire avec ces gens‑là ! » dit à Cournet l’un des hommes du peuple qui s’était jeté avec le plus d’ardeur à la tête des chevaux.

 

Cet incident extraordinaire au premier abord, — on voit rarement des prisonniers s’opposer à ce qu’on les délivre, — ne surprendra pas le lecteur, qui se souvient des cris poussés la veille à la mairie du Xe arrondissement : « A Mazas ! Qu’on nous emmène tous à Mazas ! »

 

Vers huit heures et demie, un certain nombre de républicains, déterminés à donner le signal de la résistance, parmi lesquels quinze ou seize représentants du peuple, se trouvaient réunis à la salle Roysin. Au nombre des représentants, on comptait MM. Baudin, Bourzat, Brillier, Bruckner, Charamaule, Dulac, Esquiros, de Flotte, Madier de Montjau, Maigne, Malardier, Schoelcher, etc. On nomme, parmi les citoyens qui s’étaient joints à eux, MM. Jules Bastide, Alphonse Brives, Charles Broquel, Xavier Durrieu, Frédéric Cournet, Rosier, Lejeune (de la Sarthe), Amable Lemaitre, Maillard, Ruin, Léon Watripon, et d’autres encore.

 

Il y avait eu, parait-il, malentendu sur l’heure fixée. Quelques-uns parmi ceux qui avaient promis de venir arrivèrent trop tard.

 

Quoi qu’il en soit, vers neuf heures, les représentants et leurs amis, en tout une quarantaine de personnes, sortirent de la salle Roysin. Les représentants avaient mis leurs écharpes. Ils se présentèrent dans la grande rue du Faubourg-Saint-Antoine, criant : « Aux armes ! aux barricades ! Vive la République ! Vive la Constitution ! »

 

En quelques instants, une centaine d’ouvriers s’étaient joints à eux. La masse cependant demeurait inactive, sinon indifférente.

 

Le rassemblement s’arrêta, au coin des rues Cotte et Sainte-Marguerite. On se mit en devoir de construire une barricade, sans même se demander si la position était bien choisie. Une grosse charrette, deux petites, un omnibus, qui passaient, furent successivement arrêtés, dételés et renversés. Il n’y eut pas d’autres matériaux employés, pas un pavé.

 

En quelques nautiles, la frêle barricade était construite. Elle ne barrait pas même entièrement la grande rue du faubourg, fort large en cet endroit. Ceux qui la construisaient étaient encore sans armes.

 

Le souvenir de celle première barricade de décembre, qui devait être arrosée du sang du représentant Baudin, est demeuré parmi les plus douloureux, mais en même temps parmi les plus fiers souvenirs du parti républicain.

 

Les hommes qui la dressaient ne songeaient nullement à engager une lutte qui eût quelque chance de succès immédiat. Au milieu d’une population froide, sans armes, sans abri sérieux, pris entre deux masses de troupes, — plusieurs milliers de soldais campés aux deux extrémités du faubourg, — ils n’avaient et ne pouvaient avoir qu’un seul but : se dévouer, faire appel aux soldats, leur montrer les représentants du peuple, se faire tuer s’il le fallait, pour que le sang versé suscitât des combattants.

 

Ce qu’il y avait de vraiment noble dans cette action, — quelque jugement que l’on porte sur les idées politiques qui l’inspiraient, — a commandé le respect de plusieurs parmi les plus acharnés ennemis du parti républicain.

 

Jamais, certainement, construction de barricade n’avait présenté un aussi extraordinaire spectacle. On voyait là, soldats d’une même foi politique, une centaine d’hommes que les hasards de la naissance ou les accidents de la vie avaient placés à tous les degrés de ce que l’on appelle l’échelle sociale. Les ouvriers, artisans et petits patrons, formaient le plus grand nombre, comme toujours. Mais, mêlés à eux dans ce faible groupe, véritable résumé de la démocratie française, on comptait :

 

Deux hommes qui avaient rempli les plus hautes charges de l’État, un ancien ministre des Affaires étrangères, M. Jules Bastide ; un ancien sous-secrétaire d’État au ministère de la Marine et des Colonies, M. Schœlcher ; un excellent écrivain au talent duquel les travaux de l’exil ont ajouté un nouvel éclat, M. .Alphonse Esquiros ; des journalistes de mérite, MM. Xavier Durrieu, Kesler, Watripon ; un officier distingué de l’armée de terre, le capitaine Bruckner ; deux anciens lieutenants de vaisseau de la marine nationale, MM. de Flotte et Cournet un médecin, M. Baudin ; des avocats de talent, MM. Madier de Montjau, Brillier, Bourzat, etc.

 

Les diverses nuances du parti républicain y étaient aussi représentées. A côté des socialistes, des montagnards, des « rouges », comme on disait alors, on pouvait voir, — et ce n’était pas le moins énergique, — un des membres les plus modérés de la gauche, M. Charamaule (de l’Hérault).

 

La barricade était déjà faite lorsqu’on s’occupa de chercher des armes. Le rassemblement possédait en tout trois fusils qu’on venait d’enlever à des soldats passant isolément. On se dirigea, les représentants en tête, vers le corps de garde situé au milieu du faubourg, près de la rue de Montreuil ; il était occupé par une dizaine de soldats, sous les ordres d’un sous-officier ; ils se laissèrent désarmer sans trop de résistance. Là, quelqu’un indiqua le poste du Marché-Noir comme pouvant fournir aussi quelques fusils. Les soldats y furent désarmés de même, sans accident.

 

On revint à la barricade.

 

Les représentants Alphonse Esquiros, Madier de Montjau et quelques autres se séparèrent alors du groupe principal dans le but d’aller, en compagnie de quelques amis, essayer de barrer le faubourg dans la direction de la barrière du Trône, afin que la première barricade ne pût être prise à revers par les troupes stationnées du côté de l’avenue de Vincennes.

 

Quelques instants après, il était environ neuf heures et demie, trois compagnies du 19e de ligne, détachées de la brigade Marulaz, qui occupaient la place de la Bastille, remontèrent lentement la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Elles étaient dirigées par le chef de bataillon Pujol ; la compagnie de tête était commandée par le capitaine Petit. Dès qu’elles furent à portée de la barricade, quelques-uns des citoyens qui s’étaient joints aux représentants se retirèrent, considérant la résistance comme un acte de folie, vu l’état d’imperfection de la barricade et le défaut d’armes, vingt-deux fusils pour une centaine d’hommes.

 

Les représentants montèrent sur les voitures renversées, et s’adressant à ceux qui étaient demeurés, M. Schoelcher dit : « Amis, pas un coup de fusil avant que la ligne n’ait ouvert le feu. Nous allons à elle ; si elle tire, la première décharge sera pour nous ; si elle nous tue, vous nous vengerez. Mais jusque-là pas un coup de fusil. »

 

Huit représentants étaient debout sur la barricade : Baudin, Millier, Bruckner, de Motte, Dulac, Maigne, Malardier et Schoelcher. Ils firent signe aux soldats de s’arrêter ; le capitaine Petit répondit par un geste négatif. Sept des représentants descendirent alors et marchèrent, vers la troupe. Ils étaient sans armes, en écharpe, sur une seule ligne. Les soldats s’arrêtèrent instinctivement. M. Schoelcher prit, la parole : « Nous sommes représentants du peuple, s’écria-t-il ; au nom de la Constitution, nous réclamons votre concours pour faire respecter la loi du pays. Venez à nous, ce sera votre gloire. » « Taisez-vous, répondit le capitaine, je ne veux pas vous entendre, j’obéis à mes chefs ; j’ai des ordres ; retirez-vous, ou je fais tirer. » « Vous pouvez nous tuer ; nous ne reculerons pas. Vive la République ! Vive la Constitution ! » répondirent d’une seule voix les sept représentants. L’officier fit apprêter les armes et commanda : « En avant ! » Plusieurs des représentants, croyant la dernière heure venue, mirent le chapeau à la main, comme pour saluer la mort, en poussant un nouveau cri de : « Vive la République ! » Mais l’officier ne commanda pas le feu. Neuf rangs de soldats passèrent successivement, marchant vers la barricade., et se détournèrent des représentants sans les frapper. Ceux-ci continuèrent à les adjurer de se joindre à eux.

 

Ernest Pichio 1857

Cependant; quelques soldats, plus impatients que les autres, repoussèrent les représentants, les menaçant de leurs baïonnettes. Un fourrier coucha en joue M. Bruckner, mais, sur un mot calme et digne du représentant, il releva son fusil et le déchargea en l’air. Au même instant, un soldat lançait un coup de baïonnette à M. Schoelcher, — pour l’éloigner plutôt que pour le percer, a dit M. Schoelcher lui-même. — Malheureusement, l’un des républicains qui étaient demeurés sur la barricade crut, sans doute, que les soldats frappaient réellement les représentants. Il abaissa son arme et fit feu. Un militaire tomba mortellement frappé. La tête de la colonne, qui n’était plus qu’à trois ou quatre pas de la barricade, répondit par une décharge générale.

 

Le représentant Baudin, qui était demeuré sur l’une des voitures et qui continuait de haranguer les soldats, tomba foudroyé. Trois balles lui avaient fracassé le crâne.

 

Un jeune homme du peuple qui se tenait à côté de Baudin, un fusil à la main, tomba en même temps frappé à mort. On n’a pu savoir le nom de cet ouvrier intrépide dont le sang se mêla à celui du représentant !

 

Un incident avait attristé les derniers moments de Baudin. Quelques minutes avant l’arrivée des troupes, il faisait appel à un groupe d’ouvriers. L’un d’eux lui dit :

 

« Est-ce que vous croyez que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt cinq francs par jour ? »

 

« — Demeurez encore là un instant, mon ami, répliqua Baudin, avec un sourire amer, et vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs. »

 

Le cadavre du représentant fut relevé par les soldats et porté à la morgue. Le jeune ouvrier qui était tombé à côté de Baudin, et qui vivait encore, fut relevé par l’un des répu­blicains présents, M. Ruin, qui le transporta, au péril de sa vie, dans une maison des environs.

 

La troupe n’avait fait qu’une seule décharge. Elle franchit la barricade et s’engagea dans les rues Cotte et Sainte-Marguerite, à la suite des citoyens qui s’éloignaient: forcément devant elle.

 

Tous ces incidents s’étaient passés en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour les raconter.

 

Les sept représentants qui s’étaient avancés au-devant des soldats, étaient demeurés seuls au milieu de la rue. Ils n’avaient pas vu tomber leur collègue.

 

Quelques ouvriers se rapprochèrent bientôt : ils portèrent ensemble à l’hôpital Sainte Marguerite le corps du jeune soldat du 19e, qui était demeuré gisant sur la chaussée.

 

Ce pieux devoir accompli, les représentants se séparèrent en deux groupes. MM. Schœlcher, Dulac, Malardier et Brillier continuèrent à parcourir le faubourg en appelant le peuple aux armes. Un bataillon approchait avec des canons.

 

Des ouvriers entraînèrent les représentants dans une cour dont on referma les portes. La troupe passée, ils reprirent leur marche, accompagnés de M. Sartin qui venait de les rejoindre. Ils parcoururent la rue de Charonne, ralliant quelques hommes autour d’eux. Au carrefour Basfroid, cinq ou six ouvriers dépavaient pour commencer une barricade. Néanmoins, la voix des représentants trouva peu d’écho. « On nous saluait des portes et des fenêtres, a dit M. Schoelcher, on agitait les casquettes et les chapeaux, on répétait avec nous : Vive la République ! mais rien de plus. Il fallut bien nous avouer que le peuple ne voulait pas remuer : son parti était pris. »

 

Après une heure environ de vaines tentatives, les représentants quittèrent le faubourg Saint-Antoine pour aller rejoindre leurs amis dans d’autres quartiers de Paris, où la résistance s’essayait avec plus de succès.

 

 

A côté des fidèles et éloquents récits des historiens du coup d’Etat, Victor Hugo et Eugène Ténot, il nous a paru intéressant de placer la relation des journées des 2 et 3 décembre telle que l’a laissée, écrite de sa main, l’homme dont nous retraçons la vie et qui fut l’un des héros de ces journées. Cette relation, il l’a écrite, non pour l’histoire et en embrassant l’ensemble des événements, mais, semble-t-il, pour la satisfaction de sa propre conscience, en se bornant à reproduire strictement le rôle personnel qu’il a joué. Sa narration a le laconisme voulu d’un procès-verbal, et c’en est un, en effet, et des plus sévères. En le rédigeant, Brillier ne s’est point égaré dans des considérations générales, ni répandu en protestations ou récriminations, si justifiées qu’elles fussent. Il a seulement exposé les faits qui se sont succédé sous ses yeux et auxquels il a été directement mêlé. Et rien n’est plus dramatique dans sa simplicité que ce récit émouvant dont la sincérité, pour ceux qui ont connu le représentant Brillier, n’a pas besoin d’être affirmée. Elle ressortirait d’ailleurs, s’il était nécessaire, d’un rapprochement, facile à faire avec les pages historiques qui parlent des mêmes douloureux événements.

 

Et comme on retrouve bien, dans ces lignes si fermes et si sobres, le républicain convaincu, le citoyen plein d’énergie et de courage, l’homme ne transigeant jamais avec son devoir, ce devoir allât-il jusqu’à lui imposer le sacrifice de sa vie.

 

Voici le récit de Brillier :

 

Le 2 décembre 1851, entre dix et onze heures du matin, le concierge de mon hôtel vient m’avertir que l’Assemblée nationale est dissoute. Je crois qu’il se trompe et je manifeste un doute. « Descendez dans la rue et vous verrez l’affiche. »

 

Je descends précipitamment; je lis l’affiche qui annonce au public la dissolution de l’Assemblée.

 

Je cours à la Chambre et j’y entre, avec Canet, par la petite porte qui donne sur la place de Bourgogne. Je parviens jusqu’à la salle des séances, où étaient déjà réunis une trentaine de représentants du peuple.

 

Presque au même instant, les gendarmes mobiles pénètrent dans la salle et interrompent la lecture du décret de déchéance. MM. Monet leur adresse des paroles de protestation que je n’entends pas bien. Tous les représentants protestent, et crient : Vive la République ! Vive la Constitution !…

 

Les gendarmes me saisissent pour m’expulser de la salle. Je résiste. L’un me tire par le bras, l’autre par le collet de mon habit, sans parvenir à m’entraîner.

 

Je me cramponnais, en effet, aux bras de mon fauteuil, fortement scellé dans le plancher. J’étais exaspéré ! — Qu’a-t-on à me reprocher ? disais-je ; je fais mon devoir, je ne conspire pas, je suis au poste que les électeurs m’ont assigné ; et vous, qui voulez m’arracher de mon banc, nous étiez peut-être parmi ceux qui votèrent pour moi et m’envoyèrent siéger ici… « — C’est peut-être vrai », dit l’un des gendarmes.

 

Aussitôt, le chef donna l’ordre de m’enlever. Je fus violemment arraché de ma place, l’épaule meurtrie, mes vêtements déchirés…

 

Au sortir de la salle des séances, je me trouve entre deux haies de gendarmes. Nous arrivons dans la salle Casimir-Perier. On fait halte, et j’entends distinctement ces seules paroles prononcées par M. Dupin : « — Que voulez-vous que je fasse ? Vous voulez que je proteste ? Eh bien, je proteste !… » »

 

Ces paroles me firent mal. Le président d’une Assemblée souveraine se faisant prier pour protester contre l’odieux attentat dont elle est victime, quelle honte !…

 

Mais, au même instant, on bat le tambour. — « En avant ! la farce est jouée ! », dit un militaire placé près de moi. Outré, je m’écrie : c’est indigne ! nous sommes vaincus et vous nous insultez !… « Tais-toi », dit au soldat l’officier qui commandait, et, se tournant vers moi : « Au surplus, Monsieur, cela ne s’adresse pas à des hommes de coeur comme vous… »

 

Expulsé de la Chambre et mis en liberté, je continue à protester. Un gendarme alors sort des rangs, m’arrête… mais un officier lui ordonne de me laisser aller.

 

Je me rends à la réunion Crémieux. On délibère si l’on ira à la mairie du Xe arrondissement, où se trouvent un grand nombre de membres de la majorité. J’émets l’avis qu’il ne faut pas nous mettre à la remorque d’une majorité royaliste, qu’il faut faire un appel au peuple. En ce moment, on annonce l’arrivée de la police, et les gens de la maison nous engagent à sortir. Nous sortons.

 

Le reste de la journée du 2 se passe en courses incessantes et sans résultat. On nous donnait des rendez-vous ; nous y allions, mais, chaque fois, la police nous avait devancés.

 

Le soir, je soupais avec Bertholon et Morellet ; la conversation tomba naturellement sur les événements du jour et sur les projets du lendemain. — « Je suis toujours d’avis, dis-je, de faire un appel au peuple, d’élever des barricades, de résister par les armes au coup d’État. »

 

« Que voulez-vous faire ?, me dit Morellet, la résistance est impossible ! »          « Je le crois, répondis-je, mais je veux aller me faire tuer ; il faut que ces gens aient du sang sur eux… » — « Oui, appuya Bertholon, le sang, c’est comme la rouille, ça ronge !… »

 

Ces paroles : « Je veux aller me faire tuer » n’étaient pas dites à la légère. Élu représentant du peuple dans un temps de révolution ; me rappelant le sort des députés sous l’ancienne République, j’étais pénétré de cette idée que le sacrifice de ma vie était compris parmi les grands devoirs que m’imposait le poste d’honneur où j’avais été appelé. Cette idée datait de loin. Causant avec Charles Raynaud, quelques jours avant les élections de mai 1848, il me disait : « La députation n’est pas à envier ; ceux qui iront à la Constituante courront grand risque de ne pas en rapporter leurs têtes. » — « Je le crois aussi, lui répondis-je. »

 

C’est en proie à ces pensées que je quitte Berthelon et rentre à mon hôtel. Je prépare ma malle, j’emballe mes livres et je fais mon testament.

 

Ainsi finit ma journée du 2 décembre.

 

Le 3, au matin, je me mets à la recherche de mes collègues. Laissac, que je rencontre, m’indique où ils sont réunis. J’y cours ; mais au moment où j’arrive, ils sortent de la salle, ayant à leur tête Schoelcher et de Flotte. Je me place à leur coté et me dispose à les suivre.

 

Nous descendons la rue du Faubourg-Saint-Antoine en criant : Aux armes ! Vive la République ! Vive la Constitution ! A la hauteur de la rue Sainte-Marguerite, nous nous arrêtons. On dresse une barricade ; mais impossible de la défendre, nous n’avons que deux ou trois fusils. — « Il y a tout près d’ici un poste, disent quelques-uns, allons prendre ses armes… » Nous partons. Nous pénétrons dans le poste sans beaucoup de difficultés. Je dis à l’un des soldats : « Donner-moi votre fusil. » — Il me le donne. — « Donnez-moi vos cartouches.  » — Il me les donne. Je passe fusil et cartouches à l’un des hommes qui nous accompagnaient. Mes collègues font comme moi, et nous retournons à la barricade.

 

Nous montons sur la barricade.

 

De là, nous apercevons au bas de la rue, du côté de la Bastille, la troupe qui se dirige vers nous. Quelqu’un dit alors : « En avant de la barricade ! » Nous descendons de la barricade. Schoelcher recommande aux hommes armés de ne pas tirer les premiers, et nous nous portons au devant de la troupe.

 

En nous voyant aller à eux, les soldats s’arrêtent. Schoelcher les harangue et les engage à se joindre à nous pour défendre la Constitution. — « Retirez-vous, dit le capitaine en s’adressant à nous, ou je fais tirer. » et il commande : « En joue ! »

 

Croyant qu’il va ajouter « feu ! » j’écarte mon habit et, découvrant ma poitrine, je crie : « Tirez ! Vive la République ! Vive la Constitution ! » Mais au lieu de commander : feu ! le capitaine commande : « En avant, à la baïonnette ! »

 

Neuf rangs de soldats passent à côté de moi sans me toucher, à l’exception d’un soldat qui enfile sa baïonnette dans mon écharpe de représentant et cherche à me l’enlever. Il la fait bien glisser jusqu’au cou, mais ne parvient ni à l’arracher, ni à la faire tomber ; il est obligé de reculer un peu pour dégager son fusil, et, après ce singulier incident, je me trouve seul au milieu de la chaussée, après le passage de la troupe, mes collègues ayant été repoussés à droite et à gauche de la rue.

 

Au moment où la troupe allait nous atteindre, un coup de feu, parti de derrière la barricade, abattit un soldat. Nous nous approchions pour le secourir, mais il avait été tué raide.

 

Une seconde troupe parait, remontant la rue à la suite de la première. On nous pousse dans une allée pour la laisser passer.

 

Nous reprenons ensuite notre chemin et recommençons, Schoelcher, Dulac, Malardier et moi, à faire notre appel aux armes, toujours ceints de nos écharpes, très apparentes sur nos habits. Mais c’est en vain que nous nous fatiguons à parcourir plusieurs rues ; il nous est impossible de réunir assez de monde pour former en ce moment une nouvelle barricade, et nous sommes obligés de nous séparer.

 

 

 

Dans cette relation, il n’est pas question de la décharge générale qui tua le représentant Baudin. C’est qu’à cet instant, Brillier et ses collègues se trouvaient déjà loin en avant de la barricade, lui tournant le dos, et séparés d’elle par la troupe qui l’abordait et en chassait les défenseurs. Les représentants quittèrent donc la rue Saint-Antoine sans savoir au juste ce qui s’était passé derrière eux et, comme l’indique Ténot, sans connaître la mort de Baudin, mort qu’ils n’apprirent que plus tard, dans la journée, par le bruit public. Le gouvernement était d’ailleurs lui-même assez mal renseigné sur les résultats de l’événement ; il croyait Madier de Montjau tué, Schoelcher blessé, et l’on a des raisons de supposer qu’un moment aussi il compta Brillier au nombre des morts.

 

Brillier ne parle, il y a lieu d’y insister, que de ce qu’il a vu.

 

 

A la nouvelle de la mort de Baudin, l’agitation reprit dans le centre de Paris et dans les faubourgs. Des barricades s’élevèrent sur divers points, mais elles furent aisément enlevées. Puis, dans la soirée, la situation redevint plus alarmante. C’est ce même soir que furent transférés au château de Ham les généraux arrêtés.

 

Le 4 décembre, dès le matin, il sembla que le mouvement s’étendait ; de nouvelles barricades apparurent.

 

Vers 2 heures, l’armée commença un grand mouvement destiné à envelopper les quartiers barricadés. De nombreuses troupes vinrent occuper les boulevards, où circulait une foule très dense, mais inoffensive. Tout à coup, en réponse à un coup de feu parti d’une fenêtre, et qui était peut-être un signal, sans avertissement, sans sommations, éclata sur toute la ligne des boulevards une épouvantable fusillade mêlée à des coups de canon ; ce fut comme une trombe qui, pendant plus de vingt minutes, balaya cette foule d’hommes, de femmes, d’enfants, laissant sur le sol une telle quantité de victimes qu’on n’en connut jamais au juste le nombre.

 

Ce massacre, prémédité pour terrifier Paris, produisit l’effet attendu et, à partir de ce moment, le gouvernement put considérer que toute résistance était brisée.

 

 

Brillier resta caché chez des amis pendant quelques jours, pour échapper aux recherches de la police. C’est du refuge où on l’avait recueilli que, le 14 décembre, il écrivait la lettre suivante, empreinte toujours de la même fermeté d’âme :

 

Mon cher ami, je ne sais où commencer la conversation avec vous, tant j’aurais de choses à vous dire, tant je me sens gêné pour vous les dire, à cause de la tyrannique oppression dont nous sommes l’objet.

 

On a lancé contre nous des mandats d’arrêt. C’est logique. La trahison étant au pouvoir, la fidélité au devoir doit être poursuivie comme un crime. On a fait des visites domiciliaires chez nous pendant la nuit. On a arrêté plusieurs de nos collègues et nous sommes tous traqués par la police. Nous n’avons donc plus aucune liberté, et, pour nous soustraire aux prisons de Mazas et du Mont-Valérien, nous sommes obligés de nous enfermer volontairement dans des prisons plus hospitalières, chez nos amis, qui ont pour nous toutes les bontés et les soins les plus empressés.

 

Voilà plusieurs jours que je n’ai pu mettre le pied dans la rue. J’ignore complètement ce qui se passe en ville ; j’ignore si j’ai reçu des lettres. Dans le cas où vous auriez l’intention de m’écrire, retardez de quelques jours jusqu’à nouvel avis. Je crois d’ailleurs que toutes mes lettres sont décachetées. Celle-ci le sera peut-être ; mais ce qu’elle contient ne peut compromettre que moi. Cela me suffit.

 

J’épargnerai autant que possible la persécution à mes amis ; mais je ne la redoute pas pour moi. La persécution est ce qui parle le mieux au peuple. Il a pu se laisser tromper par les termes hypocrites du décret du 2 décembre, et croire qu’on a voulu tout simplement lui rendre le suffrage universel. Il se doutera peut-être du piège, en voyant le prétendu restaurateur du suffrage universel emprisonner et persécuter les élus du suffrage universel qui ont constamment défendu ses droits, soit lorsque le Président de la République faisait présenter la loi du 31 mai par ses partisans, soit lorsqu’il la promulguait de son propre mouvement. Singulier suffrage universel que celui qui appelle les citoyens à voter par oui ou non sur un homme qui s’impose comme candidat unique ; qui ne permet pas aux électeurs de choisir un autre candidat ; qui ne permet même pas de discuter ses prétendus mérites, puisque les réunions sont interdites et que toute la presse opposante est supprimée ou bâillonnée.

 

Malgré moi, je me laisse aller à un courant d’idées que je voulais éviter. A quoi bon affliger le coeur de nos amis par le tableau des humiliations infligées au peuple et à ses élus.

 

.Je crains que vous n’ayez aussi bien des vexations à supporter, bien des chagrins à dévorer. Ayez du courage ! C’est par les temps de calamités publiques que les âmes fortement trempées se font connaître.

 

 

 

Pour se soustraire aux persécutions du régime qui venait de naître dans le sang, Brillier s’expatria et passa en Angleterre. Omis sur les listes de proscription, grâce à l’erreur qui avait un instant fait croire à sa mort, il put obtenir un passeport dont la rédaction équivalait d’ailleurs à une mesure d’exil. Nous reproduisons ci-après cette curieuse pièce :

 

Au nom de la République française,

 

Nous ministre et secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, prions les officiers civils et militaires chargés de maintenir l’ordre public dans l’intérieur de la France et dans tous les pays amis ou alliés de la République française, de laisser librement passer M. Brillier, propriétaire, se rendant à Londres, sans permis de retour, et de lui donner aide et protection en cas de besoin.

 

Le ministre des Affaires étrangères, signé : Turgot.

 

Brillier partit donc, et arriva le 26 décembre à Londres, où il se fixa.

 

 

Pendant ce même mois de décembre, le gouvernement proclamait l’état de siège clans tous les départements où s’était montrée quelque résistance, supprimait ou muselait tous les journaux d’opposition, installait les commissions mixtes, d’exécrable mémoire, commissions décidant sans procédure, sans audition de témoins, sans débats contradictoires, sans défense des prévenus, sans jugement public, du sort de plus de dix mille républicains qu’elles mettaient sous la surveillance de la haute police ou déportaient.

 

Louis-Napoléon faisait plébisciter le peuple français qui, sous un régime de terreur, sanctionnait le coup d’Etat par près de sept millions et demi de voix.

 

Des décrets de bannissement étaient rendus contre soixante-dix-sept représentants, et des milliers de citoyens étaient emprisonnés ou transportés en Algérie et dans les colonies.

 

Ainsi, dans nombre de villes ou de villages, des gens jouissant de la considération générale, occupant honorablement des situations diverses, artisans, propriétaires, médecins, avocats, professeurs, étaient l’objet de ces odieuses mesures. Surveillés, persécutés, internés, quand ils n’étaient point transportés aux colonies, ils ne pouvaient s’éloigner même momentanément de leur résidence sans l’autorisation du commissaire de police.

 

Heyrieux, le village natal de Brillier, eut quatre de ses habitants emprisonnés ou poursuivis. Dans plusieurs autres communes du voisinage : Valencin, Grenay, Saint-Pierre-de-Chandieu, Saint-Laurent-de-Mure, les mêmes persécutions se produisirent.

 

 

Le 14 janvier 1852, une nouvelle Constitution était promulguée, remettant tous les pouvoirs entre les mains du Président de la République nommé pour dix ans. Un Sénat était institué et ses membres nommés par le gouvernement ; il était assisté d’un corps législatif dont l’élection devait avoir lieu en mars.

 

Sous une pression administrative éhontée, et grâce à la désignation officielle des candidats par le gouvernement, la Chambre, nommée par le suffrage universel, fut composée à peu près entièrement de députés dévoués au nouveau régime. Les préfets avaient pris soin de maintenir rigoureusement éloignés de France, ou tout au moins de leurs circonscriptions, les républicains susceptibles d’avoir conservé de l’influence sur le corps électoral.

 

 

Cependant, comme en dehors de la mention « sans permis de retour », ajoutée sur son passeport, il n’existait contre Brillier aucune mesure officielle d’expulsion, ses amis lui conseillèrent de rentrer. Lui-même, soucieux du désarroi dans lequel il avait dû laisser ses affaires en s’éloignant précipitamment, et des embarras qui en pourraient résulter, avait le désir de revenir, au risque de ce qu’il adviendrait, s’il était arrêté à la frontière. A l’aide des certificats exigés pour la formalité, il obtint du consul général de France à Londres, un passeport pour la Belgique, quitta l’Angleterre et débarqua à Ostende le 13 mars 1852. Arrivé trois jours après à Bruxelles, il parvint à se faire délivrer par la légation un visa pour la France, et franchit la frontière sans difficulté nouvelle. Peu après, il était de retour à Vienne, où il se réinstallait et rouvrait son cabinet d’avocat.

 

Ce retour, surtout dans les circonstances où il s’effectuait, ne fut pas, on le pense, sans causer une vive émotion dans tous les milieux viennois. Rien n’était moins certain, d’ailleurs, que la sécurité de l’exilé volontairement rapatrié. Pourtant, l’autorité gouvernementale ne menaça pas, à ce moment, la tranquillité de Brillier. Il semble même qu’au lieu de se servir contre lui des moyens de persécution qu’elle avait entre les mains, elle ait au contraire cherché à s’attacher un homme de cette valeur, jouissant de l’estime générale et dont l’influence pouvait être précieuse au régime naissant. On tâta le terrain. Des offres de hauts emplois, de décorations, furent très discrètement faites ; il va de soi que ces avances n’aboutirent point.

 

L’administration soumit alors Brillier à une épreuve caractéristique. Comme, avant son éloignement, il exerçait les fonctions de juge suppléant de la justice de paix du canton sud de Vienne, il fut, peu après sa rentrée, invité à se rendre à la salle d’audience du Tribunal civil, pour y prêter le serment exigé des magistrats et des suppléants, par un récent décret présidentiel. Il se borna à envoyer au juge titulaire qui l’avait convoqué la réponse suivante :

 

Monsieur, j’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 18 de ce mois (avril), et de vous annoncer en même temps que je refuse de prêter le serment exigé des magistrats et de leurs suppléants.

 

Cette lettre eut sa suite naturelle : la destitution du signataire.

 

Rendu aux travaux de sa profession, Brillier s’y absorba et reprit au barreau de Vienne la situation prépondérante qu’il y avait occupée. Il constata bien autour de lui quelques défections de la part d’anciens amis politiques ralliés au gouvernement du jour ; mais si sa fidélité républicaine le détacha de ces transfuges, elle lui attira par contre le respect de tous et une sympathie plus marquée clans la majeure partie de la population dauphinoise. Son ascendant s’en accrut ; la clientèle lui revint vite, assez nombreuse, sollicitant ses conseils, lui confiant ses intérêts comme par le passé.

 

Il va sans dire qu’il restait l’irréductible ennemi du gouvernement du coup d’État, à qui, chaque fois que l’occasion s’offrait, il ne craignait pas de manifester ouvertement son hostilité politique. Considéré désormais par les gens au pouvoir comme un homme dangereux, il était surveillé clans tous ses actes publics, avec le secret désir de ses adversaires de le prendre en défaut pour de nouvelles persécutions.

 

 

La présidence décennale, votée sous l’émoi des événements de décembre, n’était qu’une étape vers l’Empire, dont la Constitution de 1852 venait d’assurer les voies en établissant le gouvernement personnel du Prince-Président. Ce dernier exerça la dictature jusqu’aux élections législatives de mars, pendant le temps nécessaire à se débarrasser des républicains par l’emprisonnement et la déportation. Dans la tranquillité superficielle obtenue par ces persécutions, le gouvernement acheva de s’organiser.

Vers la fin de cette même année 1852, Louis-Napoléon fit en grande pompe une tournée dans les départements ; il en revint acclamé empereur et, dans un nouveau plébiscite, le peuple français soumis, asservi, ligoté, déclarait par près de huit millions de suffrages sa volonté de voir rétablir la dignité impériale héréditaire dans la personne du Prince-Président. Enfin, le jour anniversaire du 2 décembre, l’Empereur prenait possession des Tuileries.