Marc-Antoine Brillier

Étude biographique sur Marc-Antoine Brillier

ancien représentant du peuple (1809-1888)

par Claude Berthet, Lyon, 1908

 

A la mémoire de ma mère, Françoise Brillier

 

PRÉFACE

Il y a vingt ans que Marc-Antoine Brillier est mort.

Son nom a résisté à l’épreuve du temps qui efface si vite de la mémoire des hommes le souvenir des disparus. C’est peul-être le plus bel éloge qu’on puisse faire de cet éminent citoyen, à qui sa ville natale va élever un modeste monument.

En retraçant avec une scrupuleuse fidélité, l’histoire en main, les principales phases d’une vie toute de dévouement patriotique, de désintéressement et d’honneur, en faisant connaître celle vie admirable aux générations nouvelles, l’auteur acquitte une dette de filiale reconnaissance ; il croit aussi produire une oeuvre utile, le devoir ne pouvant être mieux enseigné que par l’exemple,

C. B. Juin 1908.

 

 PREMIÈRE PARTIE

1 ORIGINES

L’homme remarquable qui fait l’objet de cette étude eut les plus modestes origines. Fils d’un simple paysan qui, pour élever une famille de huit enfants, n’avait d’autres ressourcés que le produit de son dur labeur de la terre, Marc-Antoine Brillier naquit, lui quatrième, le 2 août. 1809, à Heyrieux. Ce chef-lieu de canton de l’arrondissement de Vienne, situé vers l’extrémité nord-ouest du département de l’Isère et distant de Lyon de quatre lieues à peine, est, depuis cinquante ans, rattaché par le chemin de fer à la banlieue de cette grande ville. Mais, autrefois, il en était, séparé par les quatre ou cinq heures mises à franchir la distance sur de mauvais chemins sillonnés d’ornières. En ce temps-là, Heyrieux était un petit centre d’affaires et d’influence, et sa population, aujourd’hui occupée à la confection des chaussures, se composait à peu près uniquement d’agriculteurs et de quelques bourgeois gros propriétaires.

L’enfance de Briller s’écoula donc au milieu des travaux des champs, travaux auxquels il participa lui-même en aidant son père. Les notions d’agriculture qu’il acquit ainsi, développées plus tard par l’étude, lui furent fort utiles dans sa profession d’avocat. Sa vive intelligence attira sur lui l’attention de personnes s’intéressant à sa famille, et qui s’employèrent à lui faciliter les moyens de s’instruire. De ce nombre, était le médecin de l’endroit, le docteur Rosier, dont il sera reparlé, et le curé du village.

On était alors sous la Restauration et l’on sait ce qu’était, sous ce régime, l’instruction donnée à l’école, surtout dans les campagnes. Les rares enfants qui fréquentaient la classe y apprenaient à peine à lire et à écrire. Animé du vif désir de s’instruire, le jeune Marc-Antoine fut tout heureux des leçons supplémentaires du curé, qui lui enseigna ce qu’il put de sciences et un peu de latin. Cette aide gratuite, apportée par un membre du clergé, n’était pas non plus sans satisfaire les vues du père, homme très estimé, faisant à force de travail face à ses lourdes charges, mais esprit profondément imbu d’idées religieuses, très convaincu d’ailleurs, et ambitionnant, comme naguère encore bon nombre de paysans, d’avoir un de ses fils prêtre.

Usant de son autorité très obéie de chef de famille, il en avait envoyé deux, le puîné et Marc-Antoine, au séminaire de la Côte-Saint-André. Le premier alla bien jusqu’au bout de ses éludes théologiques ; mais sur le point de recevoir l’ordination, il renonça à la carrière ecclésiastique et se dirigea vers le notariat. Quant à Brillier, après un séjour de deux ans, il quitta le séminaire pour le lycée de Lyon, où il acheva ses humanités et prit son baccalauréat ès lettres. Il avait un peu plus de vingt ans. Il commença alors son droit à Grenoble et le termina à Paris. Licencié en droit en 1833, il retourna se fixer dans sa province et se fit inscrire au barreau de Vienne.

Toutes ces études nécessitèrent d’assez grosses dépenses, et la famille était pauvre. Marc-Antoine, par une rigoureuse économie, s’efforça de réduire pour les siens l’importance des sacrifices que son instruction leur imposait. C’est ainsi qu’à Lyon, il suivit comme externe les cours du lycée, logé pour 70 francs par an dans une petite chambre à peine meublée, se nourrissant au moyen des provisions que lui envoyaient ses parents. Quand il fallut séjourner à Paris, il ne le put faire que grâce à l’aide d’un ami qu’il désintéressa plus tard scrupuleusement. Mais il surmonta ces difficultés et les privations qui en résultaient avec cette volonté énergique, ce courage dont, au cours de sa vie, il a donné tant de preuves.

Le maire de sa commune natale était précisément à cette époque le docteur Rosier, parent des Brillier, homme d’un grand coeur, esprit cultivé, qui a laissé de sa longue magistrature municipale un souvenir venu jusqu’à nos jours. Cet excellent docteur portait beaucoup d’intérêt au jeune étudiant, et l’encourageait. par des lettres où se révèlent son caractère et sa bonté. Au début de 1832, il lui écrivait :

Sans être bien compétent, j’approuve entièrement le choix de tes cours. Seulement, j’entrevois beaucoup de travail. Il ne faut pas, pour y suffire, épuiser la santé ; tu manquerais ton but…

Il paraît que, loin de se rebuter, ton courage semble s’accroître : tant mieux, car cela indique que tu espères le succès. Décidément, tu n’entrevois pas d’obstacle. Pour de l’instruction, j’ai la certitude que tu en acquerras ; mais tout en la voulant précise, technique, je la voudrais ornée, développée avec le talent d’un homme qui a une âme fortement impressionnable, et dont les sentiments et les pensées n’ont rien de rétréci et de mesquin.

Je pense que tu ne prends aucune part aux émeutes, ni aux projets brouillons de tes camarades.

 

Au mois de juillet de cette même année 1832, le docteur Rosier écrivait encore, en réponse à une lettre où Marc-Antoine l’entretenait de sa situation à Paris, et de la possibilité d’y trouver un petit emploi lui permettant de vivre et de continuer ses études :

Puisque tu as l’espoir de trouver à la rentrée une place qui te rendra de. 30 à 40 francs par mois, tu resteras à Paris ; il n’y a pas à balancer… Nous arrangerons tout cela de manière à ce que tu acquierres les connaissances nécessaires, et que tu ne sois pas obligé de faire des économies nuisibles à ta santé…

Tu l’as dit, il faut arriver ici tout prêt à lutter, et avec succès s’il est possible. Quand je dis lutter, je ne veux pas seulement t’opposer à la plupart des jeunes avocats qui encombrent nos tribunaux d’arrondissement, dont le bavardage ennuie et dont l’ignorance fait peine ; je veux parler d’une lutte soutenue contre des avocats qui, sans être des orateurs, sont rompus aux affaires et savent avec clarté et méthode développer leur cause.

 

Il faisait allusion aux émeutes dont l’enterrement du général Lamarque fut l’occasion, les 5 et 6 juin 1832.

Ces conseils sages tombaient sur un bon terrain et le docteur savait bien, du reste, à quelle âme d’élite il les adressait. Marc-Antoine Brillier avait constamment présent à l’esprit le but qu’il s’était proposé d’atteindre, et toute cette période d’études fut consacrée à un travail opiniâtre, à une laborieuse préparation d’où il sortit fortement armé.

La Faculté de Droit de Paris avait alors des professeurs de la plus haute valeur : Royer-Collard y enseignait le Droit des gens, de Gérando, le Droit administratif, Pardessus et Bravard, le Droit commercial. Demante, le Droit civil, Poncelet, la Philosophie du Droit. Brillier suivait leurs cours avec la plus grande assiduité, en recueillait le fruit dans des notes qui représentent des volumes, et qui pourraient à leur tour servir à l’enseignement de ces mêmes matières. En quittant Paris, il était donc, comme il l’écrivait à son ami Rosier, prêt pour la lutte.

De retour à Vienne, où il se fixait, il compléta encore son instruction technique par un stage chez un avoué pour se familiariser avec les détails de la procédure.

Ses débuts au barreau de Vienne en firent rapidement un avocat des plus écoutés, et la clientèle ne tarda pas à venir. Il sut l’attirer, non seulement par ses connaissances juridiques très étendues, mais par cette droiture, cette conscience qui lui faisaient impitoyablement refuser de se charger de toute cause louche, de toute affaire douteuse. Il fut du reste fréquemment choisi comme arbitre, et trancha ainsi d’importants litiges.

 

Jusqu’aux approches des événements de 1848, pendant une période d’une douzaine d’années, Brillier se consacra à sa profession d’avocat avec une activité et une compétence qui en firent un jurisconsulle dont les lumières et les conseils étaient très recherchés, et dont la réputation s’étendait à toute la région de l’Isère. Il eut à défendre de gros intérêts, à soutenir des procès importants, et presque toujours avec succès. Très écouté, parce qu’on connaissait le soin et le scrupule qu’il apportait dans l’étude des affaires qui lui étaient confiées, ses plaidoyers restent des modèles de précision, de netteté concise et de clarté, étayés d’un savoir profond.

Dès cette époque, il avait entrepris un travail considérable de recherches pour l’annotation du Code civil, travail admirablement complété par sa propre expérience et constamment tenu à jour. Son rôle politique le lui fit interrompre pendant près de quatre ans, de 1848 à 1852 ; mais il le reprit ensuite et le poursuivit jusqu’à la fin de sa carrière. Il ne voulut pas publier un ouvrage qui lui avait coûté près de quarante années de laborieux efforts et qui, tel quel, constitue pourtant un document extrêmement précieux et d’un intérêt de premier ordre au point de vue professionnel.

De relations très sûres, Brillier se fit de nombreux et fidèles amis, un peu dans tous les milieux, tant par son amabilité et sa franchise d’allure, que par son caractère serviable et la distinction de son esprit. Il se lia avec le poète Ponsard, avec les médecins Diday et Orcel, ainsi qu’avec plusieurs hommes politiques d’alors : Saint-Romme, César Bertholon, Durand-Savoyat, Ronjat, Ferdinand Reymond, aux côtés desquels il devait se retrouver plus tard dans les grandes assemblées représentatives.