Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône.Chapitre 6

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

 

 

Hugues BREUZE 

2ème partie

Situation politique et sociale du département (1848-1852)

Chapitre VI : Les autorités face à l’opposition républicaine

B/ L’autorité judiciaire

 

 

La promptitude de la répression immédiate qu’a subi l’opposition républicaine de décembre 1851 prouve de facto le concours efficace des autorités judiciaires.

 

L’information et les procédures d’instruction qui ont suivi le coup d’Etat illustrent bien qu’autorités administratives et judiciaires fonctionnent en synchronisme au moment des événements.

 

Toutefois, cela ne signifie pas qu’au préalable tous les magistrats suivaient la ligne de conduite tracée par de Suleau. On peut en effet observer certains heurts au niveau des attributions et des compétences respectives, entre administration et officiers de justice, dans leurs missions de « répression politique ». On peut aussi parfois remarquer un certain « laxisme » quant aux poursuites que sont censées subir les « manœuvres démagogiques ». Certains magistrats donnent même leur démission devant des instructions qui leur paraissent « arbitraires », voire « dictatoriales ». En représailles, le préfet va jusqu’à entraîner le remplacement de certains d’entre eux.

 

Le succès des mesures répressives et l’acceptation départementale du coup d’Etat laisse alors présager toute l’efficacité de l’action des procureurs ou des juges d’instruction : ils en seront d’ailleurs les premiers récompensés…

 

 

 

       1§. Heurts entre autorité judiciaire et administrative

 

 

Les heurts que l’on peut retrouver dans les sources se traduisent notamment par des conflits de compétences entre les deux autorités ; ceux-ci sont particulièrement prononcés dans l’arrondissement d’Arles où le procureur de la République de Tarascon, de Marigny, n’hésite pas à s’opposer aux initiatives un peu trop pressantes du préfet de Suleau :

 

Le 16 mai 1851 par exemple, le ministre de l’Intérieur sollicite la saisie du journal La Semaine à Arles. Ayant reçu l’ordre du préfet de Suleau, le sous-préfet charge le lendemain les commissaires de police de son arrondissement à procéder à cette saisie : la directrice de la poste de Tarascon y met obstacle, demandant un réquisitoire du procureur de la République. Ce dernier, n’ayant pas été averti directement par le préfet, refuse alors de fournir le réquisitoire au commissaire de police de Tarascon.

 

Sollicitant l’intervention du préfet devant le refus de la directrice, pour que les directeurs de postes de son arrondissement « soient mieux éclairés sur les devoirs de leurs fonctions », et estimant que « de pareils refus pourraient avoir les conséquences les plus graves », le sous-préfet  fait aussi part à de Suleau, le 19 mai, de son étonnement quant à « l’inertie fâcheuse » du procureur :

 

« Si mon réquisitoire lui paraissait valide, il devait tracer au commissaire la marche qu’il avait à suivre pour arriver à son exécution ; si mon réquisitoire lui paraissait illégal, il devait au moins le considérer comme suffisant pour motiver l’intervention personnelle qui lui était demandée dans l’intérêt de la chose publique et de la justice » [1].

 

Entre-temps, le 18 mai, au vu de la lettre du préfet ordonnant la saisie du journal au sous-préfet, le procureur de Marigny délivre finalement « le réquisitoire qu’il avait refusé la veille ». Si la saisie a finalement bien lieu, le sous-préfet d’Arles estime que « c’est très bien sans doute quant au résultat ; mais c’est extrêmement regrettable quant à la forme (…) il [le procureur] pouvait agir sans la réquisition de M. le préfet dès l’instant que le délit lui était signalé d’une manière quelconque » [2].

 

Dès lors, le préfet de Suleau s’empresse le 28 mai de signaler ces difficultés à sa hiérarchie :

 

« Vous jugerez sans doute convenable, Monsieur le Ministre, de signaler de votre côté ces difficultés à Mrs vos collègues de la Justice (…), afin que des observations soient adressées à qui de droit pour que de pareils refus qui pourraient avoir les conséquences les plus fâcheuses, ne viennent plus faire obstacle à l’exécution de vos ordres [3] ».

 

Le préfet des Bouches-du-Rhône demande donc l’intervention du ministre de l’Intérieur pour officialiser sa « suprématie » en matière de répression anti-républicaine dans le département : véritable bras droit du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte, il espère profiter du soutien inconditionnel du personnel judiciaire.

 

Il estime en outre que malgré la persistance de la  « non-répression politique » dans la préfecture, la « démagogie » marseillaise perdrait rapidement confiance « si l’action judiciaire se joignait à Marseille dans une mesure convenable à l’action administrative et militaire [4] ».

 

Le rapport que lui envoie le maire de Marseille, le 17 juin 1851, confirme particulièrement cet état de fait alarmant : de Chanterac entend prouver au préfet « que tous les efforts et la vigilance de la police à Marseille, pour déjouer les menées du parti démagogique, ont été infructueux, par suite du défaut de sévérité de la part de l’autorité judiciaire : aussi, tandis que les démagogues deviennent plus audacieux, et narguent chaque jour la police, les commissaires et les agents préposés à ce service se déconcertent et se découragent ; mal accueillis au lieu d’être encouragés, quand ils opèrent en matière politique ; réprimandés à plusieurs reprises en plein tribunal, ils considèrent comme inutiles des recherches et des poursuites qui n’aboutissent qu’à des mises en liberté, à des acquitemens (sic), et à de nouveaux triomphes pour la démagogie ».

 

Il faut dire que certaines des tendances « centre-gauche » et l’impartialité « jusqu’au-boutiste » de certains magistrats du parquet de Marseille ont l’inconvénient d’incommoder fortement de Suleau et de Chanterac, partisans d’une répression républicaine impitoyable. Plusieurs exemples attestent d’ailleurs de ce genre de « laxisme » ; en voici quelques-uns pour l’année 1851 :

 

Lorsqu’un témoin avoue avoir entendu des individus souhaitant forcer un bataillon d’infanterie à jouer la marseillaise, crier « vive la République ! », le Président du tribunal, Merendol, lui rétorque : « que voulez-vous qu’ils criassent, vive le Roi par hasard ! ».

 

Lorsque un sous-inspecteur de police opère l’arrestation d’une vieille femme pour délit de mendicité, il se voit blâmé par ce même Président qui l’interpelle ainsi : « Que voulez-vous qu’elle fasse pour vivre si elle n’a rien ? Voulez-vous qu’elle meure de faim ? Savez-vous si vous ne mendierez pas un jour ? Eh ! bien puisque vous l’avez arrêtée, venez la juger ! ». La vieille femme fut acquittée et le maire de Marseille certifie du renouvellement de ce genre de fait.

 

Enfin, lorsque un liquoriste du boulevard National subit une perquisition qui amène la saisie de « 150 balles, des cartouches, 333 capsules de munition, un paquet de poudre, 2 pistolets, deux fleurets démouchetés, un sabre, un poignard, un bonnet phrygien, 2 écharpes rouges, &a . &a, cet individu a été poursuivi et condamné à 8 jours de prison ! » [5].

 

Ces exemples corroborent parfaitement l’accusation d’ »insuffisance » du parquet du Marseille lancée par le préfet et le maire de Marseille. On voit ainsi toute l’importance pour les autorités administratives à être secondées « politiquement » par l’autorité judiciaire si elles souhaitent réprimer efficacement l’influence politique des menées républicaines.

 

 

Cet état de choses ne se retrouve pourtant pas dans les deux autres parquets du département, même si le procureur de Marigny, sans en arriver à être suspecté de sympathies démocratiques, déplore la politique partiale employée par la préfecture pendant les événements de décembre :

 

Le 12 décembre, le préfet de Suleau prend un arrêté ordonnant l’arrestation de David Millaud, de Noyer et de Chrisotôme Jullian – Millaud sera arrêté le 15 et les deux autres réussirent à prendre la fuite -. Cet arrêté, pris en vertu des pouvoirs extraordinaires qui sont confiés au préfet, a pour motif l’intervention de ces républicains tarasconnais auprès de Ferrand, maire adjoint, dans le but de protester contre une distribution d’armes à des « pas gênés » (cf. chapitre I. a/).

 

Pourtant, à la suite de la déposition de Ferrand, le procureur a ordonné entre-temps la mise en liberté des trois prévenus, estimant que la poursuite pour outrages et menaces au maire dans l’exercice de ses fonctions est injustifiée. Dès lors, de Marigny fait part de son mécontentement au procureur général, le 17 décembre, face aux arrestations ordonnées par de Suleau :

 

« (…) Mr le préfet ajouta que nous étions nous, les hommes de la légalité mais que dans les circonstances présentes, l’administration croyait devoir faire un peu d’arbitraire.

 

« Il est très possible, Mr le procureur général, que l’administration croit devoir faire de l’arbitraire, mais si j’avais à exprimer mon opinion et celle de tous les gens de Tarascon, du colonel lui-même qui a assisté à tout ce qui s’est passé, je dirais qu’elle prend bien mal son temps au moment où la plus complète tranquillité règne à Tarascon.

 

« Mais ce n’est pas la question, ce qui nous préoccupe à bon droit, c’est une arrestation qui donne en plein visage un soufflet à la Justice, qui met en suspicion la décision que nous avons prise, qui laisse penser que nous avons dans cette circonstance failli à notre devoir » [6].

 

Ce désaccord entre le procureur de la République de Tarascon et le préfet se retrouve aussi dans la différence de conception de la répression a posteriori du coup d’Etat : alors que de Marigny entame une immense information pour démasquer les sociétés secrètes de l’arrondissement d’Arles, – grâce à laquelle il découvre, après avoir entendu « plus de 100 témoins », des affiliations de la Montagne à Mallemort, Vernègues, Allens, Sénas et Arles -, de Suleau souhaite, lui, privilégier la promptitude à l’efficacité trop lente du procureur. Ce dernier transmet d’ailleurs encore ses griefs au procureur général, le 18 janvier 1852 :

 

« Monsieur le colonel du 3ème régiment de hussards me communique à l’instant et officiellement une lettre de Mr le sous-préfet dans laquelle ce fonctionnaire le requiert de mettre à la disposition de Mr le commissaire de police de Tarascon 50 hussards chargés de parcourir une partie de l’arrondissement pour arrêter les meneurs et membres principaux des sociétés secrètes. Cette mesure si elle s’exécute va complètement entraver notre marche et les résultats que nous pourrions obtenir : une société secrète ne se découvrira pas, j’en ai la certitude au moyen du sabre ; il faut de la persévérance, marcher lentement, entendre beaucoup pour savoir quelquefois très peu, ne pas effrayer et faire des concessions. Eh bien je le répète Mr le commissaire de police de Tarascon, hors de sa localité ne peut rien et ne sait rien. S’il frappe, il risque fort de frapper à gauche et du reste on ne peut ainsi arrêter à tort et à travers innocents et coupables. Je vous prie Mr le procureur général, de vouloir bien intervenir auprès de Mr le préfet pour que cette mesure soit dans tous les cas suspendue. Je prends l’engagement d’arriver au résultat vrai que l’on veut atteindre et cela dans tout l’arrondissement » [7].

 

Sur l’intervention du procureur général, l’ordre de départ du commissaire de Tarascon est finalement révoqué pour être de nouveau d’actualité le 20 janvier. Mis au courant, le procureur de Marigny s’offusque de la « tardive susceptibilité » de l’administration ; il s’interroge aussi sur la suite de l’information dans laquelle il s’était engagé : « si nous continuons notre information, quel rôle y jouerons nous et jusqu’à quel point conserverons nous la liberté de nos opinions vis-à-vis de l’administration. (…) L’administration veut-elle intervenir dans chaque acte de la procédure » demande-t-il, le 21 janvier, au procureur général. Finalement, sur la sollicitation du sous-préfet d’Arles, le procureur de Tarascon suspend son information, « pour laisser toute latitude à l’action de l’administration » [8].

 

On a ainsi du mal à dissocier chez de Marigny son souci d’impartialité de sa perspective de carrière, dans le cas où celui-ci demeurait le seul responsable de la découverte de l’organisation des sociétés secrètes du 3ème arrondissement.

 

Ce qu’on peut en revanche en conclure, c’est que le magistrat supporte mal l’idée de voir l’administration s’immiscer dans des affaires ordinairement réservée à la Justice, tout comme la préfecture refuse de voir un procureur récalcitrant freiner la marche répressive qu’elle entend suivre et imposer le plus rapidement possible.

 

Le procureur de Tarascon reste toutefois un magistrat acquis à l’ordre et qui, malgré ses objections, apporte un concours sans faille à la réussite du coup d’Etat dans son arrondissement.

 

Quant aux magistrats qui n’emboîteraient pas le pas de l’administration, ils se voient contraints de démissionner par conscience politique, s’ils n’ont pas déjà été remplacés auparavant…

 

 

       2§. Démissions et remplacements de magistrats

 

 

La mesure de remplacement qui a fait la plus vive impression dans les Bouches-du-Rhône est incontestablement celle de Dufaur, procureur de la République de Marseille depuis 1849 : accablé par les nombreux rapports fournis au ministre de la Justice par le préfet et par le maire de Marseille, Dufaur ne peut alors éviter sa mutation, indispensable selon de Suleau pour permettre aux autorités d’atteindre plus efficacement la « démagogie » marseillaise, grâce à l’aide d’un nouveau procureur plus intransigeant à son égard ; Dufaur, sous prétexte d’être appelé « aux fonctions de conseiller de la Cour d’Appel de Bastia », est donc remplacé par du Beux, alors procureur de la République à Nantes, au début du mois de novembre 1851. Le préfet de Suleau fait part de son sentiment quant à cette décision au ministre de l’Intérieur : ce remplacement « a été considéré comme une mesure juste et opportune par toutes les nuances du parti de l’ordre à Marseille » [9].

 

Principal responsable à l’origine de cette mesure, de Suleau n’en reste toutefois pas là ; le 6 novembre, il intervient auprès du directeur des grâces au ministère de la Justice après avoir appris que Dufaur « vient de se rendre à Paris pour porter ses griefs et ses doléances au nouveau ministre de la Justice ». Le préfet dresse alors un portrait du procureur en disgrâce assez vindicatif pour lui empêcher tout recours auprès de son ministère :

 

« M. Dufaur avait eu un premier tort (…), c’est d’avoir accepté sans études et sans épreuves préalables un poste aussi difficile que celui de chef de parquet à Marseille. Simple avoué et dispensé comme tel de l’habitude et du talent de la parole, appartenant par ses principes à l’école politique la moins gouvernementale de toute celle du centre gauche, il n’était point en mesure de relever l’action du tribunal déjà disposé à faiblir depuis longtemps à Marseille ; (…) il en est résulté que le journal Le Peuple si facile à détruire dans les deux dernières années qui viennent de s’écouler, sera très probablement une cause grave d’embarras et peut-être de sang répandu dans Marseille pendant la crise de 1852 ».

 

En bref, de Suleau use de toute son influence pour ne pas remettre en cause une mesure qu’il estime que « trop sérieusement justifiée » [10].

 

 

Néanmoins, si ce remplacement « nécessaire » a lieu in extremis pour parer aux événements qui s’annoncent en décembre, il n’empêche pas la défection de certains magistrats marseillais au moment du coup d’Etat ; de Suleau n’a en effet pas eu le temps de « purger » tous les magistrats suspects à ses yeux. Ainsi, le  5 décembre, le nouveau  procureur de la République, du Beux, entretient le procureur général de la démission de « M. Arnaud », l’un des juges d’instruction du tribunal de Marseille. Selon du Beux, « les motifs de la démission de M. Arnaud sont puisés dans les événements politiques de ces trois derniers jours ». Il devient alors « indispensable de pourvoir provisoirement à la désignation d’un juge d’instruction : (…) le choix du tribunal s’est fixé sur Mr. Darbon, juge suppléant ».

 

La démission d’Arnaud révèle en plus un autre état de fait : pour du Beux, les juges titulaires ont tous parus « peu désireux d’accepter les fonctions de juge d’instruction ». Ces défections, sûrement influencées par le risque que représentait l’incertitude de l’issue des événements, marquent une adhésion au coup d’Etat peu soutenue des magistrats du parquet de Marseille ; mais c’est surtout le retentissement de la démission pour « raison politique » du juge Arnaud qui inquiète au plus haut point le nouveau procureur de la République : « ce défaut de concours de juge d’instruction au milieu des événements que nous traversons, serait fort grave s’il se renouvelait », d’autant plus qu’on sait l’importance accordée par la suite à l’instruction judiciaire [11].

 

Mais la conduite d’Arnaud ne fait finalement que peu d’émules : on est seulement renseigné qu’un autre juge d’instruction, « M. Comte, (…) depuis le 5 décembre, a donné sa démission de substitut [12] ».

 

 

Cependant, malgré sa défiance à l’égard des autorités lors des événements politiques de décembre, Arnaud entend pourtant demeurer juge, même s’il a démissionné de la tâche « politiquement ingrate » de juge d’instruction ; le procureur de la République de Marseille, du Beux, comprend alors toutes les difficultés qu’amènerait la révocation d’un juge du parquet de la préfecture des Bouches-du-Rhône : cette défection ne doit pas selon lui, s’ébruiter publiquement. Il en vient ainsi à l’hypothèse, confiée au procureur général le 28 février 1852, d’un « retrait » d’Arnaud, auquel on accorderait la « faveur » de liquider sa pension de retraite fixée selon ses souhaits « sur le pied de 28 années de services » :

 

« Le retrait de M. Arnaud serait, je crois, une chose utile au point de vue judiciaire et au point de vue politique : d’un côté elle permettrait de rendre facile le choix d’un juge d’instruction [il est en effet pour du Beux     « très désirable de voir entrer au tribunal un magistrat jeune et actif »], de l’autre elle ferait rentrer dans la vie privée un magistrat qui a refusé son concours au gouvernement lors des événements du 2 décembre en donnant avec un certain éclat sa démission des fonctions de juge d’instruction » [13].

 

Il faut dire que près de trois mois après le coup d’Etat, l’autorité judiciaire songe devant le nouvel ordre des choses à renouveler ses rangs : on sollicite le départ de « vieux » magistrats plutôt hostiles à Louis-Napoléon Bonaparte pour les remplacer par de jeunes magistrats dévoués, dont certains s’étaient illustrés par leur efficacité pendant les événements de décembre.

 

 

       3§. L’autorité judiciaire : un appui indispensable et récompensé

 

 

Le renouvellement du parquet de Marseille semble donc inéluctable après la réussite du coup d’Etat : l’autorité départementale ne peut plus se permettre de voir se renouveler les difficultés de répression des opposants politiques ; celles-ci étaient en effet flagrantes lorsqu’en plus du laxisme de certains magistrats, les républicains poursuivis avant le mois de décembre pouvaient compter aussi quelquefois sur la « faiblesse » de certains jurés, et tentaient d’adopter une tactique simple : amener le report des procès jusqu’à la date fatidique de 1852. On possède d’ailleurs plusieurs exemples qui illustrent toute l’impuissance des autorités judiciaires devant la ruse des responsables du Peuple.

 

Le 1er juillet 1851, le procureur général entretient le préfet de la condamnation du gérant du Peuple, Henri Rives, poursuivi « pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement ». Celui-ci ne comparait pas à l’audience et se voit condamné par arrêt de défaut à un an de prison et 1 000 francs d’amende. Pour le procureur général Dessoliers, il est certain que Rives « fera probablement opposition, et l’affaire reviendra de nouveau à la session du mois d’août » [14]. Mais à la session d’août, le gérant du journal est acquitté grâce à la décision d’un jury acquis en majorité à sa cause [15].

 

Cette tactique est renouvelée en novembre 1851, lorsque « le journal Le Peuple qui était renvoyé devant la Cour d’Assises à raison de divers délits et de divers articles s’est encore laissé condamné (sic) par défaut ». Pour le procureur général, le stratagème est clair : « C’est une tactique de ce journal de retarder autant qu’il le peut le jour où il appelé à répondre devant la Justice du pays de ses coupables publications » [16].

 

On comprend, dès lors, qu’en face de cette ruse et devant la « faiblesse » de certains jurés et magistrats, les autorités du département doivent impérativement disposer, à partir des événements de décembre, de magistrats efficaces et rigoureusement acquis à l’ordre.

 

C’est ainsi que le 17 décembre, le procureur du Beux se flatte des premiers résultats de l’action du nouveau juge d’instruction, Darbon, censé être nommé provisoirement :

 

« Depuis la démission de M. Arnaud, les fonctions de juge d’instruction sont remplies par délégation par M. Darbon, juge suppléant : ce magistrat auquel ont été confiées presque toutes les affaires qui se rattachent aux derniers événements de Marseille, prête dans cette tâche difficile un concours énergique qui m’est précieux : déjà, un assez grand nombre d’affaires ont été par lui menées avec une grande rapidité ; il serait fâcheux dans l’intérêt de la bonne administration de la Justice que M. Darbon, qui se trouve maintenant très au fait des affaires politiques de ces derniers jours, ne pût pas achever les instructions qu’il a commencées »[17].

 

Darbon les termine si bien que le 28 février 1852, le procureur de la République de Marseille se doit de signaler sa conduite exemplaire au procureur général :

 

« (…) M. Darbon avec un zèle et un courage digne des plus grandes éloges a suffi seul aux exigences de l’immense information nécessitée par les nombreuses arrestations devenues nécessaires à Marseille.

 

« (…) Je manquerais à mon devoir Mr le procureur général si je ne saisissais pas cette occasion pour vous prier d’appeler d’une manière toute spéciale l’attention du Gouvernement sur les services exceptionnels rendus à la Justice par Mr Darbon depuis le 2 décembre : je dois déclarer que sans le concours empressé et plus qu’ordinaire de ce magistrat, il ne m’eût pas été possible de mener si promptement à bonne fin l’instruction des événements de décembre : en 2 mois et 10 jours, plus de 400 prévenus ont été régulièrement interrogés, plus de 150 témoins entendus, l’organisation des sociétés secrètes et les manœuvres du parti socialiste déjouées et mises à découvert, et pendant que ces résultats si importants étaient obtenus, le service ordinaire était assuré et les affaires de droit commun ne souffraient d’aucun retard ; c’est là ce que Mr Darbon nous a aidé à faire ; en agissant ainsi, il a rendu à la justice, au pays et à l’arrondissement de Marseille des services dont vous comprenez comme moi toute l’importance. La promptitude de la répression et les lumières répandues par l’instruction sur cette vaste affaire n’ont pas peu contribué à rassurer les esprits et à préparer les succès de la sage politique du Gouvernement : Mr Darbon a eu une grande part dans ces heureux résultats ; il est juste qu’il en reçoive la récompense. Si j’ajoute que lorsque ce magistrat s’est spontanément offert à remplir les fonctions de juge d’instruction, tout était encore incertain, qu’on ne savait qu’une chose, la lutte engagée à Paris et qu’au même instant, le titulaire se retirait pour motif politique et que les juges en titre déclinaient la charge imposée par la retraite de M. Arnaud, vous comprenez comme moi, combien est digne d’éloges la conduite de M. Darbon : (…) je crois donc devoir vous demander pour M. Darbon la croix de chevalier de la légion d’honneur [18]  ».

 

Même si le cas de Darbon est exceptionnel, on ne peut sous-estimer l’action d’autres magistrats en faveur de la « préservation de l’ordre » dans les Bouches-du-Rhône ; lorsque le procureur de la République de Tarascon adresse un rapport le 29 décembre 1851 au procureur général, sur le rôle des sociétés secrètes dans son arrondissement, il n’hésite pas à en profiter pour signaler le danger de la persistance des sociétés blanches :

 

« La destruction des sociétés rouges a donné une force considérable à leurs rivales d’une autre couleur le tout au grand dommage du gouvernement. L’élection ou plutôt le vote qui vient d’avoir lieu l’a suffisamment prouvé et si l’arrondissement a donné une minorité assez considérable, c’est parce que l’on a pu se réunir, s’entendre, entendre des orateurs, des meneurs s’exalter réciproquement et tous ensemble voter mal ou s’abstenir. Il ne faut pas perdre de vue en effet que puisque partout dans l’arrondissement les maire avaient été et sont encore confiées à des hommes de couleur parfaitement blanche [19] ».

 

Malgré ses heurts précédents avec de Marigny, le préfet de Suleau profite de l’intérêt de ce genre de constat lorsque l’arrêté préfectoral pris le   5 avril 1852 oblige le visa de la préfecture pour toute réunion supérieure à 20 personnes. Si le préfet n’autorise alors aucune réunion dans les campagnes du département, c’est pour parer à cet état de fait. Les précisions du procureur de Tarascon sont d’autant plus utiles à prendre en compte pour garantir l’esprit public de l’arrondissement d’Arles : de Suleau ne peut, dès lors, s’il souhaite éteindre la menace des sociétés rouges, qu’interdire aussi les sociétés blanches, trop défiantes envers des républicains déjà brimés.

 

 

C’est logiquement qu’on voit donc, dès mars 1852, fleurir des récompenses offertes à des magistrats dont l’action efficace doit être portée en modèle ; et ce sont particulièrement ceux qui, in extremis, ont apporté leur concours le plus actif :

 

Le 13 mars 1852, c’est M. Darbon qui « est nommé chevalier de la légion d’honneur » [20].

 

Et quelques jours plus tard, c’est celui qui avait sollicité cette récompense, le procureur de la République de Marseille, du Beux, qui se retrouve nommé « aux fonctions de procureur général à la Cour d’Appel d’Aix [21] ».

 

On récompense ainsi ceux qui ont pu pallier à la défection ou au remplacement de magistrats hostiles au coup d’Etat.

 

 Ceux-ci deviennent alors des modèles de fidélité et de dévouement concrétisant ce que le préfet de Suleau s’était obstiné de constituer autour de lui tout au long de son mandat : créer dans les Bouches-du-Rhône un parti de l’ordre favorable au futur empereur.

 


 


[1] 1 M 600, Sous-préfet d’Arles au préfet des Bouches-du-Rhône, le 19 mai 1851.

[2] 1 M 600, Sous-préfet d’Arles au préfet des Bouches-du-Rhône, le 20 mai 1851.

[3] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 28 mai 1851.

[4] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 24 juin 1851.

[5] 1 M 600, Notes et renseignements remis le 17 juin 1851 par le maire de Marseille au préfet du département des Bouches-du-Rhône.

[6] 14 U 52, Procureur de la République de Tarascon au procureur général, le 16 décembre 1851.

[7] 14 U 47, Procureur de la République de Tarascon au procureur général, le 18 janvier 1852.

[8] 14 U 47, Procureur de la République de Tarascon au procureur général, le 21 janvier 1852.

 

 

[9] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur, le 28 octobre 1851.

 

[10] 1 M 600, Préfet des Bouches-du-Rhône au directeur des grâces au ministère de la Justice, le 6 novembre 1851.

[11] 12 U 10, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 5 décembre 1851.

 

[12] 14 U 48, Procureur général au procureur de la République de Marseille, le 29 février 1852.

 

[13] 14 U 48, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 28 février 1852.

[14] 1 M 600, Procureur général au préfet des Bouches-du-Rhône, le 1er juillet 1851.

[15] 1 M 600, Procureur général au préfet des Bouches-du-Rhône, le 11 août 1851.

[16] 1 M 600, Procureur général au préfet des Bouches-du-Rhône, l e 24 novembre 1851.

[17] 14 U 48, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 17 décembre 1851.

[18] 14 U 48, Procureur de la République de Marseille au procureur général, le 28 février 1852.

[19] 14 U 47, Procureur de la République de Tarascon au procureur général, le 29 décembre 1851.

[20] 14 U 48, Procureur de la République de Marseille au procureur général le 28 février 1852.

[21] 14 U 47, Procureur de la République de Marseille au procureur général le 27 mars 1852.