Insurgés et opposants au coup d’Etat dans les Bouches du Rhône. Chapitre 8

Insurgés et opposants au coup d’État de décembre 1851 dans les Bouches-du-Rhône

 

Hugues BREUZE 

 

3ème partie

Interprétation de l’opposition

républicaine au coup d’Etat

 

Chapitre VIII : Spécificité du département

 

B/ Les Bouches-du-Rhône et la résistance provençale

 

Pour aborder le rôle qu’a pu jouer le département dans le mouvement insurrectionnel provençal, il convient tout d’abord de distinguer quel fut véritablement le sens de sa tentative insurrectionnelle ; l’importance stratégique et idéologique peut ensuite révéler dans quelle mesure autorités et républicains envisagent l’issue du mouvement régional par rapport à la réaction des Bouches-du-Rhône.

 

        1§. Sens de la tentative insurrectionnelle

 

Dans chaque département provençal, le but de l’insurrection de décembre 1851 semblait officiellement s’inscrire dans un mouvement de défense de la Constitution de 1848.

Malgré le peu de démonstrations et de protestations légalistes observées dans les Bouches-du-Rhône, ce sentiment y apparaît pourtant plus présent que dans les autres départements : dans ceux où l’insurrection a pris une consonance rurale – ce sont d’ailleurs ceux qui vécurent des insurrections d’envergure -, ce n’était pas uniquement cet « idéal singulièrement abstrait [1] » de défense de l’article 68 de la Constitution qui incitait à prendre les armes. Les chefs républicains des Bouches-du-Rhône, appartenant en majorité à l’artisanat et au commerce urbain, furent peut-être à ce point de vue, plus enclins à évoquer ce prétexte légaliste.

Toujours est-il qu’on se lève communément dans le département pour défendre un système républicain déjà mis à mal lors des victoires conservatrices de 1849 et par la répression des émeutes de juin 1848. La perspective d’une dictature bonapartiste signifiait stricto sensu la fin de l’espérance de l’arrivée imminente de la « Belle ». La tentative insurrectionnelle départementale résonne donc aussi comme une défense des « rêves de la République démocratique et sociale que l’on espérait instaurer au moment des élections de 1852 [2] ». Le coup d’Etat apparaît alors d’autant plus comme une occasion « forcée » de précéder cette attente du « mythe de 1852 ».

L’échec de cette tentative suggère-t-il quant à lui que le statu quo établi par ce « simulacre » de République a été jugé défavorable et irréversible pour les démocrates des Bouches-du-Rhône ?

Le fait que l’on ait constaté aucune tentative de renversement de mairie, aucun phénomène de « révolution municipale [3] » comme dans la région alpine, plaiderait en faveur d’une résignation des républicains du département à s’attaquer directement au premier échelon local du pouvoir.

Toutefois, force est de constater que la tentative insurrectionnelle de décembre y fut plus organisée que les émeutes spontanées de juin 1848. Mais alors que dans le cadre provençal général, « la politique se fait d’abord dans le cadre de la cité [4] », le poids trop important des grandes villes des Bouches-du-Rhône – notamment  Marseille -, achève, après la rapide non-réaction au coup d’Etat de celles-ci, l’inévitabilité de l’échec de la tentative insurrectionnelle départementale.

En outre, le contenu social des programmes des sociétés montagnardes s’adresse dans les Bouches-du-Rhône plus au milieu ouvrier, à l’artisanat et au commerce urbain ; on observe dès lors une participation moindre des classes agricoles.

Mais ces considérations n’explicitent pas le fait qu’il y ait eu si peu de violences : les multiples cris séditieux et révolutionnaires ou encore l’exemple de séquestration d’agent de police (cf. ch. I c/) prouvent nettement la haine ressentie par les militants républicains à l’égard des autorités. Mais ces violences étaient, pendant les événements de décembre, présentes là où l’on ne pouvait pas se révolter – les principales villes du département – et absentes là où on le pouvait – les campagnes -. Et si les vexations subies, connues, relayées et amplifiées par un journal comme Le Peuple constituaient autant de facteurs propices à cristalliser les violences, certains notables ont cependant tâché d’éviter à leurs affiliés un bain de sang qu’ils jugeaient inutile. Ainsi, malgré l’agitation générale, aucune véritable agression envers les personnes et les biens n’a finalement été constaté.

La propagande montagnarde semble donc avoir obtenu un résultat mitigé dans les Bouches-du-Rhône : on a déjà constaté ses défaillances organisationnelles et tactiques ; quant à son programme social, il n’a pas réussi à trouver un écho suffisant au sein des masses paysannes.

Mais, quoiqu’en disent les autorités, l’agitation départementale de décembre 1851 fut d’origine politique et non sociale. La non-violence envers la bourgeoisie conservatrice ou contre des notables légitimistes corrobore le fait qu’on a en aucun cas assisté à une lutte des classes qu’auraient souhaité initier les démocrates du département. Cette conception politique de la tentative insurrectionnelle pourrait d’ailleurs expliquer la faible volonté de risquer à défendre un régime qui a déjà fortement brimé la classe ouvrière marseillaise en juin 1848. Plus que partout, les classes populaires des Bouches-du-Rhône ont ressenti désillusion et amertume devant le retour réactionnaire, les victoires conservatrices et les multiples répressions subies depuis 1849. Mais ceux qui tentent de se soulever espéraient toujours amener la République à prendre de vraies réformes sociales. Toutefois, l’agitation provoquée par ces derniers finit de convaincre les partisans de l’ordre encore hésitants à rejoindre un pouvoir qui se place en adversaire de ce « péril social » : le Gouvernement trouve d’ailleurs là un prétexte rassembleur pour prétendre à la nécessité de l’acte du 2 décembre.

Un autre facteur pourrait expliquer l’étonnante non-violence de la tentative insurrectionnelle départementale : imbibés du souvenir de concorde universelle, fragile mais réalisée pendant « quatre mois de vraie république » – selon l’expression de Pierre Dubosc -, et portés par la croyance en un socialisme humanitaire, conciliateur et pacifique, les militants républicains considèrent l’éventualité de la révolte comme un mal nécessaire et forcé par les événements ; mais elle reste toutefois en contradiction avec cette éducation du peuple prônée, avec cette vocation de faire comprendre pacifiquement l’irréversibilité du progrès social et humain.

Les Bouches-du-Rhône ne semblent donc pas prêtes en décembre 1851, à basculer spontanément dans la rechute révolutionnaire. On peut seulement constater une sorte d’expressionnisme révolutionnaire indirect, isolé et forcé par les événements ; mais les contingents qui s’y préparent ne sont pas assez nombreux pour que l’émulation révolutionnaire se transforme en contagion insurrectionnelle dans tout le département.

En outre, l’existence et la persistance de vieux conflits sociaux locaux fut peut-être moindre que dans les autres départements provençaux. Les causes à moyen terme – échec de 1848, suffrage universel brimé – peuvent exister, mais sont étouffées par la précocité de la surveillance des républicains suspectés dangereux et influents. Enfin, vexations et provocations – causes à court terme – ne sont soit pas assez ressenties, soit le symbole d’une obligatoire résignation : l’emprise politique des autorités départementales pouvait paraître irréversible.

En fin de compte, les seuls démocrates à croire au mouvement et qui se tiennent prêts dès les premiers jours qui suivent le 2 décembre, sont ceux de cet « ensemble de couches moyennes » fournissant la majorité des insurgés et opposants des Bouches-du-Rhône.

Le but de leur mouvement consistait à profiter de l’occasion pour tenter de faire revenir la République à ses prérogatives initiales : rétablir les élections libres, faire le bien du petit peuple, et d’œuvrer à la réalisation d’une « République démocratique et sociale ». C’était toutefois sans compter sur les tensions internes au sein de la tentative insurrectionnelle elle-même et sur les divergences quant aux délais et aux moyens à mettre en pratique pour arriver à sa réalisation.

Les insurgés et opposants des Bouches-du-Rhône semblent pourtant à ce point de vue là, être plus modernes et plus légalistes que l’archaïsme révolutionnaire relevé dans d’autres départements : cet expressionnisme moins violent dans son objectif de rétablir Constitution originelle et suffrage universel, traduit vraisemblablement un niveau culturel moyen plus élevé ; plus influencés par une presse intellectualisée comme Le Peuple, relayée dans son discours par des notables ou des classes moyennes culturellement ouvertes, les républicains des Bouches-du-Rhône envisageaient sûrement plus une résistance légaliste. Une fois l’échec de celle-ci réalisé dans les principales villes du département, il ne reste plus qu’à tenter la lutte armée, primitive et révolutionnaire : mais isolée et numériquement faible, elle ne pouvait plus permettre aux Bouches-du-Rhône de jouer un rôle éminent au sein de la résistance provençale.

       

 

        2§. Importance stratégique et idéologique des Bouches-du-Rhône

 

L’importance de la réaction de Marseille est indéniable ; par son poids démographique et politique, la préfecture est en décembre « le vrai champ de bataille », selon l’expression d’Eugène Ténot, qui conditionne tout le mouvement des Bouches-du-Rhône.

Mais Ténot ne s’arrête pas seulement à cette influence limitée aux frontières départementales :

« (…) Dans le plan des sociétés secrètes pour la lutte éventuelle de 1852, Marseille devait être la base et le point d’appui de la levée en masse du Midi. Sa population, ses richesses, ses ressources de tout genre, sa belle position stratégique, en faisaient un centre admirablement choisi. Marseille insurgée, les départements voisins, privés de secours, eussent été impuissantes à se défendre contre un soulèvement dont l’influence de Marseille eût décuplé l’énergie. L’insurrection républicaine aurait vu accourir des masses de paysans du Var, des Basses-Alpes, du Vaucluse ; se joignant par les ponts du Rhône aux insurgés du Gard et de l’Ardèche, et ayant en tête les rudes montagnards de la Drôme, ils auraient constitué le plus formidable soulèvement ».

« Par contre, Marseille restant au pouvoir de l’autorité, les insurrections des départements voisins, n’ayant ni base, ni direction, ni centre, ni lien, devaient promptement succomber. C’est ce qui arriva en décembre [5] ».

 

Si la projection de Ténot quant au devenir de l’insurrection provençale, dans le cas éventuel où Marseille serait tombée aux mains des républicains des Bouches-du-Rhône, laisse trop de place au conditionnel, son interprétation de l’échec – réel et vérifiable, lui – est un constat plus probable. Mais ces deux postulats révèlent bien toute l’importance, aux yeux de chaque camp, d’avoir entre ses mains la « Capitale du Midi » : stratégiquement, elle aurait été autant une base arrière, un lieu de repli, qu’une base d’attaque et d’opérations dans tout le Sud-Est. Idéologiquement, faire tomber la seconde ville de France aurait permis en outre aux républicains de lancer un véritable camouflet au prétendant impérial et aurait pu compromettre gravement la réussite du coup d’Etat, souhaitée nationale et populaire.

Les autorités du département en avaient d’ailleurs clairement conscience ; de la réaction de Marseille est calquée la réaction de nombreux républicains du département ; voici le sentiment du sous-préfet d’Aix à ce sujet, livré au préfet de Suleau dès octobre 1850 :

« Il faudrait un coup bien décisif, frappé soit à Toulon, soit à Marseille, pour appeler aux armes, même les plus exaltées [des communes de son arrondissement] [6] ».

Les prévisions du sous-préfet ne lui donnent qu’à moitié tort en décembre 1851 : certains républicains des communes de son arrondissement prennent les armes… sans en faire usage devant l’inaction de la préfecture.

Il faut dire que pendant les événements, Marseille reste l’objectif primordial des autorités ; elles ne peuvent se permettre de risquer d’y desserrer l’étau répressif sans compromettre l’issue du coup d’Etat dans le département… voire dans la région au vu des instances d’insurrections qui semblent se préparer ailleurs dans les premiers jours de décembre. C’est en tout cas l’avis du général de la 7ème division ; il en fait part au préfet le         5 décembre, pour l’inciter à ne pas tenter de découvrir Marseille par le départ de troupes – souhaité par de Suleau pour mettre fin à l’agitation du canton de Roquevaire -, trop précoce selon le général alors que la victoire ne lui semble pas encore complètement assurée :

« Lorsqu’on envoie des colonnes au-dehors il faut que sa base d’opération soit inattaquable. Je voudrais rayonner aux environs et je serais peut-être battu dans Marseille.

« (…) Assurons Marseille, point stratégique de suprême importance tant physiquement que moralement et ensuite quand nous serons tout à fait maîtres de la situation nous ferons circuler de redoutables colonnes qui iront faire repentir les malfaiteurs de tout ce qu’ils auront pu tenter [7] ».

 

Quelle pouvait donc être l’influence de la réaction des Bouches-du-Rhône, lorsque les autorités départementales avouent explicitement l’importance stratégique et idéologique de Marseille ?

Il est indéniable que de nombreux comités républicains régionaux attendent et prennent en compte les nouvelles du mouvement à Paris, Lyon et bien évidemment Marseille, capitale régionale proche des départements du Sud-Est.

Si l’annonce de la résistance parisienne a pu provoquer, dans les premiers jours de décembre, des attroupements dans certaines villes de la région provençale et alpine – comme à Grenoble, et comme cela a aussi lieu à Marseille -, la nouvelle quelques jours plus tard de l’échec de la révolte de Paris et de la non-réaction de Marseille finit de décourager la plupart des velléités d’insurrections urbaines provinciales.

La formation de « foyers insurrectionnels » dans le Var, les Basses-Alpes ou le Vaucluse signifie d’ailleurs bien souvent que les insurgés locaux ignorent en partie l’état de la conjoncture nationale, voire simplement régionale. Et si certains de ces insurgés pouvaient connaître les nouvelles des autres départements lorsque, le 5 et 6 décembre, les mouvements varois et bas-alpins commencent à prendre une ampleur qui va devenir irréversible, l’issue du coup d’Etat dans les Bouches-du-Rhône pouvait encore apparaître incertaine.

L’importance des événements dans un département comme les Basses-Alpes, a toutefois donné l’impulsion aux départements voisins à tenter l’entreprise insurrectionnelle : les troubles survenus à Forcalquier semblent en effet avoir contribué à renforcer l’ardeur des Vauclusiens de l’arrondissement d’Apt [8]. On a aussi remarqué que si, dans les Bouches-du-Rhône, certains républicains partent en armes, c’est pour tenter d’imiter ou de rejoindre l’insurrection là où elle a pu fleurir.

Ainsi, si la « contagion insurrectionnelle » s’essouffle dans le sens Basses-Alpes et Var, puis Vaucluse, pour n’arriver qu’à susciter agitation dans les Bouches-du-Rhône, l’échec et la répression s’épanouissent en revanche dans l’ordre inverse : grâce à l’inaction du département, les autorités des Bouches-du-Rhône peuvent détacher les troupes qui assuraient jusqu’alors la sécurité d’Aix et de Marseille ; celles-ci délivrent d’abord Pertuis des insurgés vauclusiens, pour ensuite écraser les insurrections varoises et basses-alpines.

L’épisode des soldats faits prisonniers par les insurgés des Basses-Alpes, lors de l’affrontement des Mées, le 9 décembre, qui leur apprennent « que les grandes villes de la région, Lyon et Marseille n’ont pas bougé [9] », corrobore à la fois leur ignorance quant à la conjoncture régionale, ainsi que l’importance pour eux de faire partie d’un mouvement censé être suivi par chaque département du Midi. Face à ces nouvelles, l’exaltation des combattants des Mées se transforme aussitôt en cruelle désillusion : la plupart de leurs chefs – excepté Ailhaud – décident de faire cesser la résistance.

Ce dernier exemple achève de souligner l’importance des Bouches-du-Rhône au sein de la résistance provençale ; par sa situation géographique, par sa richesse, par son influence politique et idéologique et par son poids démographique, les Bouches-du-Rhône peuvent-être considérées comme un des départements charnière des événements de décembre 1851 : alors qu’elles auraient pu fournir l’appui indispensable pour la pérennité de l’insurrection républicaine provençale, elles fournissent aux autorités régionales les forces nécessaires pour l’écraser. D’une possible et utile base de succès au mouvement démocratique, l’échec de celui-ci dans les Bouches-du-Rhône devient par la force des choses un facteur éminemment défavorable pour la résistance provençale.

 

                               


[1] AGULHON Maurice, La République au village, Paris, Plon, 1970, (réed. Seuil, 1973), p. 451.

[2] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 331.

[3] Ibid 51, p.332.

[4] Ibid 51, p.332.

[5] TENOT Eugène, La province en décembre 1851, étude historique sur le coup d’Etat, Impressions du siècle, 1865, (réed. 1876), p. 127.

[6] 1 M 594, Sous-préfet d’Aix au préfet des Bouches-du-Rhône, le 21 octobre 1850.

[7] 1 M 595, Général de division au préfet des Bouches-du-Rhône, le 5 décembre 1851.

[8] VIGIER Philippe, La seconde République dans la région alpine, PUF, 1963, p. 314.

[9] MAUREL Christian, « André Ailhaud dit de Volx (1799-1854), héros de l’insurrection républicaine bas-alpine de 1851 », Provence 1851, une insurrection de la République, Association 1851-2001 pour le 150ème anniversaire de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre, Gap, 2000, p. 65.