LE COUP D’ETAT DU 2 DECEMBRE

LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

 

PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

[Joseph Décembre et Edmond Allonier]

 

3e ÉDITION PARIS 1868

 

DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

VII

 

Projet de loi sur la responsabilité ministérielle. M. Granier de Cassagnac et le Constitutionnel. — Le général Bedeau. — Discours du président aux officiers de l’armée de Paris. — Préparatifs du coup d’Etat.

 

Une atonie générale suivit l’agitation de la journée du 17 novembre ; les représentants ne prêtaient plus qu’une médiocre attention à des travaux législatifs qui ne laissaient pas d’avoir leur importance. C’est dans cette disposition d’esprit qu’on discuta l’amendement à la loi communale, qui réduisait le domicile électoral de trois années à un an ; une seule voix de majorité décida du rejet de la loi.

 

Un autre projet de loi sur la responsabilité des dépositaires de l’autorité publique, sur la responsabilité des ministres, sur la responsabilité du Président de la République, déjà présenté et renvoyé dans les bureaux le 15 novembre, allait être soumis à la discussion ; M. Pradié y avait introduit un amendement qui consacrait le droit de réquisition directe par le Président de l’Assemblée nationale. Mais les événements devaient se précipiter et anéantir le système politique inauguré par la Constitution de 1848.

 

Le chef du pouvoir exécutif et les journaux qui lui étaient dévoués, feignirent de croire que le projet de loi sur la responsabilité du Président de la République et celle des ministres, remettait en question la sûreté même du chef du pouvoir exécutif.

 

Ainsi, M. Véron dit nettement que la présentation de ce projet de loi prouvait à tout le monde que la Chambre se proposait de mettre en accusation le prince Louis-Napoléon, l’élu de six millions de suffrages, les ministres, et même bon nombre de députés du parti modéré ; et que le coup d’Etat était devenu ainsi nécessaire de la part du Président de la République.

 

M. Granier de Cassagnac, pour donner plus de poids à cette supposition gratuite, prétend, après avoir constaté le découragement général des membres de l’Assemblée nationale et l’impuissance du pouvoir législatif, qu’il existait un plan pour substituer une dictature rouge au projet de dictature blanche, et remplacer le nom du général Changarnier par celui de Cavaignac.

 

Le Constitutionnel se chargea, dans un article d’une exagération choquante, de développer les raisons qui pouvaient justifier d’avance un coup d’Etat. Nous reproduisons quelques extraits de ce document, qui a été généralement considéré comme le manifeste du coup d’État[1].

 

« Malgré le calme à peu près universel des esprits, malgré l’indifférence profonde des populations pour la politique, malgré l’horreur de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, de toutes les familles honnêtes, des individus sensés, pour des bouleversements nouveaux, il ne s’est jamais autant brassé de conspirations, autant préparé de coups de mains qu’en ce moment, dans les régions élevées de la société et parmi les chefs des anciens partis. Les ambitieux, les factieux, ne veulent pas que l’ordre se rétablisse, que le travail se rassure, que les affaires se relèvent, si la société, sauvée et raffermie, doit échapper à leur plan de domination, d’exploitation. Ils se résignent à voir encore les rues de Paris dépavées, les étrangers en fuite, les boutiques fermées, l’émeute chantant Ça ira ! les populations épouvantées par les prédications des clubs : ils se résignent à tout, excepté à voir périr leur importance…

 

Cette conspiration flagrante, incessante contre le Président de la République, a pour auteurs des hommes parlementaires, chefs avoués dur parti légitimiste et du parti orléaniste, profondément divisés entre eux, mais unis par la haine commune que leur inspire l’élu du dix décembre.

 

Les conjurés ont pour but de créer une dictature, agissant avec l’appui et sous le contrôle de l’Assemblée actuelle, qui se prorogerait indéfiniment et se déclarerait Convention. Le dictateur est désigné par tout le monde : c’est M. le général Changarnier.

 

Nous ne voulons pas discuter ce projet. Enlever l’armée au Président, à l’élu du pays, à la défense de la loi et de l’ordre, et la donner commue un mobilier, comme un outil, même par un vote de l’Assemblée, à un Pichegru de rencontre, est simplement insensé…

 

Ainsi, quatre ou cinq anciens ministres, dix à douze anciens députés blanchis sous le harnais, des hommes mûrs et qu’on devrait croire sensés, jouent et voudraient faire jouer à l’Assemblée nationale le rôle que voici : Remplacer, à la tête de la société, l’élu de six millions d’hommes par l’élu de quinze ou vingt conspirateurs ; le neveu de l’Empereur, par un général sans faits d’armes et sans illustrations ; un nom magique, par un nom impuissant, etc…

 

Abattus par leur effroyable échec, qui venait s’ajouter à un autre échec de la veille, au sujet de la loi du 31 mai, remis à peine de leurs patrouilles nocturnes et de deux ou trois mauvaises nuits passées hors de chez eux, dans des lits d’emprunt, les chefs de la conspiration résolurent de tenter un dernier effort. Voici le nouveau plan qu’ils arrêtèrent, plan que nous avons entendu exposer il y a cinq jours, plan avoué tout haut, samedi, dans les bureaux de l’Assemblée, plan dont la coalition de tous les partis hostiles au Président de la République annonce la réalisation et révèle les secrets !

 

Pourquoi les montagnards avaient-ils voté, et en masse, contre la proposition des questeurs ? Parce qu’elle avait pour objet de créer une dictature blanche et de remettre le pouvoir absolu aux mains d’un général chargé de les déporter et au besoin de les mitrailler. Il s’agissait donc d’imaginer un plan nouveau qui rassurât les montagnards et qui leur permît, en même temps, d’écouter leur haine contre le Président de la République, et de se réunir, sans danger, à une coalition de légitimistes et d’orléanistes. Ce plan n’était pas difficile à trouver, et nous l’entendions exposer, nous l’avons dit, il y a cinq jours. Il s’agissait tout simplement de changer la couleur de la dictature et le nom du dictateur. Pour des légitimistes, des orléanistes et des fusionnistes, c’est-à-dire pour des gens coalisés à trois, il en devait peu coûter de se coaliser à quatre, ou même à cinq. L’échec public, éclatant, irrémédiable de M. le général Changarnier permettait aux conjurés de le laisser à l’ambulance et de donner à un autre son commandement. C’est ce qui a été fait, après de courts débats ; et les mêmes hommes d’Etat qui, la semaine dernière, risquant les destinées de la France sur une dictature blanche avec M. le général Changarnier, vont les risquer cette semaine sur une dictature rouge avec M. le général Cavaignac. Voilà où nous en sommes. Le pays est, comme on voit, joué à croix ou pile : croix a perdu, peut-être que pile gagnera.

 

C’est l’usage, nous le savons, de considérer ces hommes dont nous parlons, M. Berryer, M. Thiers, M. Béchard, M. de Laboulie, M. de Lasteyrie, M. Creton, même M. Dufaure, jusqu’à un certain point, comme les chefs et les soutiens des partis conservateurs et monarchiques : voilà précisément la profonde et déplorable erreur dans laquelle des journaux de coterie entretiennent les populations paisibles, confiantes, vivant loin des affaires ! Ces hommes sont et ne sont que de purs révolutionnaires, parlant, agissant en révolutionnaires, sous la bannière des royalistes et des conservateurs, dont ils compromettent les principes et dont ils perdent la cause.

 

L’habitude des ruses, des compromis, des coalitions parlementaires, a profondément dépravé ces intelligences, qui ne croient plus à rien, qu’à leur ambition et à leur vanité. Ils ont pu être, ils ont été des hommes politiques, faisant de la doctrine monarchique et conservatrice ; ils ne sont plus que des avocats et des factieux, incidentant contre l’ordre, et faisant des révolutions contre la société… »

 

Aujourd’hui que le spectre rouge a été réduit à sa juste valeur, et qu’il n’est plus considéré que comme un de ces fantômes qu’on agite pour émouvoir les coeurs et inspirer la terreur, à défaut de bonnes raisons pour entraîner les esprits, nous pouvons, après dix-huit ans, nous placer au point de vue de l’historien impartial, et démontrer ce qu’il y avait de vrai au fond des accusations que le pouvoir exécutif, se plaçant au-dessus de la Constitution, jetait à la face de l’Assemblée nationale.

 

Pouvait-on, de bonne foi, donner la qualification injurieuse de conspiration à des mesures parfaitement légales et constitutionnelles que l’Assemblée nationale aurait prises pour sa sûreté ? La mise en accusation même du Président de la République n’eût-elle pas été l’exercice d’un droit formellement reconnu ? Qu’on eût invoqué des nécessités de salut public pour briser la Constitution ! La raison était au moins contestable, mais elle pouvait se produire ; tandis que les accusations de conspiration étaient mesquines et sans valeur.

 

Au surplus, n’était-ce pas gratuitement que les défenseurs de la présidence reprochaient à l’Assemblée nationale de vouloir tenter quoi que ce fût contre le pouvoir exécutif ?

 

Dégageons leur argumentation des phrases sonores et des idées creuses telles que celles-ci : les chefs de la majorité ne sont plus que des factieux, faisant des révolutions contre la société, grands mots que M. Granier de Cassagnac jugeait nécessaires pour flétrir ses adversaires, qui pouvaient avoir aussi bien que lui la prétention de sauver la société, si tant est que cette société dont on se montrait si soucieux, eût vraiment besoin d’être sauvée.

 

M. Granier de Cassagnac n’exagérait-il pas l’influence des chefs de la droite, afin de fournir un prétexte pour agir contre eux ? Ce qui peut le faire croire, c’est que la majorité législative, ainsi que M. Granier de Cassagnac l’a constaté lui-même, en émettant ainsi une contradiction dont le sens lui échappait, était profondément démoralisée, disloquée et hors d’état de rien entreprendre contre le pouvoir exécutif. L’ancienne majorité, séparée par un abîme de deux cents membres de la gauche républicaine, réduite à deux cent cinquante membres par la défection de plus de la moitié des siens, avait-elle l’autorité nécessaire pour faire réussir, par des voies illégales, un complot contre le Président de la République et ses ministres ?0

 

Est-ce sérieusement qu’on accusait ce parti, ainsi réduit et découragé, de vouloir tenter un coup d’État sans l’appui d’une majorité reconstituée sur de nouvelles bases ?

 

Non, personne ne menaçait le pouvoir exécutif, ainsi que M. Granier de Cassagnac paraissait le croire ; bien au contraire, le plus grand nombre de représentants, satisfaits du rejet de la proposition des questeurs, à l’aide de laquelle on avait un moment agité les esprits, étaient résolus d’attendre patiemment le prochain renouvellement de la Chambre par le suffrage universel, qui eût vraisemblablement rompu avec ceux qui représentaient les anciens partis. Il suffisait d’attendre cinq mois pour obtenir ce résultat prévu.

 

Quel intérêt aurait eu le parti formé des débris de la majorité, à s’agiter de nouveau pour renverser le Président de la République, puisqu’il leur suffisait, pour s’en débarrasser, d’attendre que le mandat présidentiel expirât naturellement dans cinq mois ?

 

La supposition d’un complot parlementaire contre le pouvoir exécutif était donc inadmissible, par ces deux motifs concluants, qu’il y avait à la fois absence d’intérêt et impossibilité matérielle.

 

Le Constitutionnel, et après lui un des apologistes du 2 décembre, ont cru cependant de toute nécessité, pour la justification de leur cause, de prouver qu’il aurait réellement existé de la part du président de l’Assemblée nationale, M. Dupin le débonnaire, et des questeurs, un projet de réquisition de la force armée pour opérer un coup de main contre le chef du pouvoir exécutif. C’est à n’y pas croire ; mais le Constitutionnel a prétendu en avoir la preuve, et a imprimé le document suivant, entre deux tirades contre les éternels ennemis de l’ordre.

 

« La questure était, on le sait, le quartier général de la coalition.

 

Dès que l’acte du 2 décembre a éclaté, les arrestations et les recherches se sont dirigées vers la questure. On a arrêté les questeurs, on a saisi leurs papiers, notamment chez M. Baze.

 

La saisie de ces papiers a rendu évidente l’existence du complot.

 

En effet, tous les décrets relatifs à la réquisition directe étaient prêts ; on en a saisi non-seulement les minutes, mais tous les duplicata et les ampliations nécessaires pour en donner communication à qui de droit ; tout cela fait à l’insu de M. Dupin, mais revêtu néanmoins du cachet de la présidence de l’Assemblée.

 

Le premier décret, celui qui confie à un général en chef le commandement des troupes chargées de protéger l’Assemblée nationale, est ainsi conçu :

 

« Le président de l’Assemblée nationale,

 

Vu l’article 32 de la Constitution ainsi conçu :

 

L’Assemblée détermine le lieu de ses séances, elle fixe l’importance des forces militaires établies pour sa sûreté, et elle en dispose ;

 

Vu l’article 112 du décret réglementaire de l’Assemblée nationale, ainsi conçu :

 

Le président est chargé de veiller à la sûreté intérieure et extérieure de l’Assemblée nationale. A cet effet, il exerce au nom de l’Assemblée le droit confié au pouvoir législatif par l’article 32 de la Constitution, de fixer l’importance des forces militaires établies pour sa sûreté et d’en disposer.

 

Ordonne à M…… de prendre immédiatement le commandement de toutes les forces, tant de l’armée que de la garde nationale, stationnées dans la première division militaire, pour garantir la sûreté de l’Assemblée nationale.

 

Fait au palais de l’Assemblée nationale, le…… »

 

SECOND DÉCRET.

 

« Le président de l’Assemblée nationale, etc.,

 

Vu l’article 32 de la Constitution,

 

Vu l’article 112 du décret réglementaire, etc.,

 

Ordonne à tout général, à tout commandant de corps ou de détachement, tant de l’armée que de la garde nationale stationnés dans la première division militaire, d’obéir aux ordres du général M…… chargé de garantir la sûreté de l’Assemblée nationale.

 

Fait au palais de l’Assemblée nationale, le…… »

 

Tels sont les deux décrets trouvés chez un questeur. Le premier, qui nomme le général en chef, n’existe qu’en deux expéditions ; l’une destinée probablement au général en chef qui eût été nommé, l’autre au Moniteur.

 

Quant au décret qui devait être communiqué aux chefs des divisions et des brigades, il en avait été déjà fait cinq ampliations. Elles sont entre les mains de l’autorité.

 

Est-il clair qu’on se tenait prêt pour l’événement ? On n’attendait que le jour du vote. Bien que l’Assemblée nationale eût à sa disposition un assez grand nombre d’employés, on ne s’en fiait pas à l’activité de nombreux expéditionnaires. On avait voulu que tout fût réglé, copié et timbré d’avance. Il n’eût resté qu’à remplir les noms et les dates laissés en blanc. Les décrets eussent été ainsi notifiés à qui de droit en un clin d’oeil. N’y a-t-il pas là tous les apprêts d’un coup de main ? »

 

Le Constitutionnel n’avait pas eu la main heureuse, car les pièces précitées n’avaient pas la destination qu’il leur attribuait ; elles n’avaient pas été préparées après le dépôt de la proposition des questeurs, mais longtemps auparavant, et comme mesure de précaution utile et légale pour la sûreté de l’Assemblée nationale. C’est ce qui résulte de la lettre suivante du général Bedeau à M. de Morny, où l’on trouve une rectification que le Constitutionnel se garda bien de publier, et qu’il laissa ensevelie dans le silence.

 

Le général Bedeau

« Monsieur,

J’apprends qu’on a trouvé chez M. Baze des pièces revêtues du cachet de la présidence de l’Assemblée nationale, et ayant pour objet de requérir des troupes en conformité de l’article 32 de la Constitution et de l’article 112 de notre règlement.

 

Ces pièces ont été établies par mon ordre le 14 octobre dernier, époque à laquelle j’étais investi des pouvoirs de l’Assemblée, en l’absence de M. Dupin.

 

M. Baze, questeur, subordonné au président, n’a été que le dépositaire de ces pièces.

 

J’étais alors très-décidé à faire usage de mon droit constitutionnel, et à remplir mes devoirs pour garantir l’Assemblée, si, comme j’avais trop justement lieu de le craindre, on essayait contre elle ce qui plus tard a été accompli.

 

J’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous saluer.

 

BEDEAU.

 

Fort de Ham, 19 décembre 1851. »

 

 

Les circonstances paraissant favorables au chef du pouvoir exécutif, pour tenter enfin un coup d’Etat contre l’Assemblée nationale et la Constitution républicaine, il prépara avec MM. de Morny, de Persigny, Fleury, Saint-Arnaud, de Maupas et Magnan, les mesures propres à le faire réussir.

 

La centralisation excessive, qui mettait entre les mains du pouvoir exécutif toutes les forces actives et la masse de fonctionnaires facilitait cette entreprise. Toutefois, les hommes nouveaux qui entouraient le Président, n’ayant pas alors cette célébrité qui éblouit si souvent les masses, on songea à s’assurer le concours d’une partie des représentants de l’Assamblée.

 

« Si les deux tiers de l’Assemblée s’étaient déclarés contre lui, disent MM. Galix et Guy, l’autre tiers, composé d’hommes intelligents, honnêtes, s’était dévoué à sa cause. Déjà, le dimanche 30 novembre, deux cents représentants, dans la prévision d’une collision prochaine entre ces deux pouvoirs, s’étaient réunis pour s’entendre sur la ligne de conduite à suivre dans ce cas. Ils avaient décidé que le prince représentant le principe d’autorité et le triomphe de l’Assemblée ne pouvant être que le signal d’épouvantables catastrophes, ils se rangeraient du côté de Louis-Napoléon dès que la lutte éclaterait[2]. »

 

Le concours de l’armée paraissait depuis longtemps acquis.

 

Le 9 novembre 1851, le Président de la République s’épanchait en ces termes devant les officiers conduits à l’Elysée par le maréchal Magnan :

 

« Messieurs,

 

En recevant les officiers des divers régiments de l’armée qui se succèdent dans la garnison de Paris, je me félicite de les voir animés de cet esprit militaire qui fit notre gloire et qui fait aujourd’hui notre sécurité. Je ne vous parlerai donc ni de vos devoirs, ni de la discipline. Vos devoirs, vous les avez toujours remplis avec honneur, soit sur la terre d’Afrique, soit sur le sol de France, et la discipline, vous l’avez toujours maintenue intacte à travers les épreuves les plus difficiles. J’espère que ces épreuves ne reviendront pas ; mais si la gravité des circonstances les ramenait, et m’obligeait à faire appel à votre dévouement, il ne me faillirait pas, j’en suis sûr, parce que, vous le savez, je ne vous demanderai rien qui ne soit d’accord avec mon droit, avec l’honneur militaire, avec les intérêts de la patrie ; parce que j’ai mis à votre tête des hommes qui ont toute ma confiance et qui méritent la vôtre ; parce que, si le jour du danger arrivait, je ne ferais pas comme les gouvernements qui m’ont précédé, et je ne vous dirais pas : Marchez, je vous suis ; mais je vous dirais : Je marche, suivez-moi ! »

 

Il faut remarquer que le texte de ce discours, tel qu’il fut imprimé au Moniteur, porte les mots suivants : avec mon droit reconnu par la Constitution, lesquels ne se trouvent pas dans le discours original.

 

Cette addition fut faite par prudence, afin de ne pas donner prématurément l’éveil, et laisser croire que le Président de la République avait déjà rompu avec la Constitution.

 

L’obéissance passive, tel était le mot d’ordre de l’armée. Le général Magnan lui-même ne voulait pas s’engager dans le coup d’Etat, sans que sa responsabilité personnelle fût mise à couvert par le ministre de la guerre.

 

Etait-ce pour donner lui-même l’exemple de la soumission hiérarchique ou pour sauver sa tête, en cas d’insuccès ?[3]

 

Le fait est attesté en ces termes par M. Granier de Cassagnac :

 

« Il avait expressément demandé de n’être prévenu qu’au moment de prendre les dispositions nécessaires et de monter à cheval[4]. »

 

L’armée de Paris comprenait alors soixante mille hommes, auxquels on pouvait adjoindre en peu de temps trente mille hommes tirés des garnisons voisines. On avait choisi et trié les régiments les plus sûrs et les plus fidèles. Les fonctionnaires subalternes auraient pu seuls montrer de l’hésitation ; mais les fonctionnaires supérieurs étaient déjà gagnés. La police, qui fut, dans le coup d’Etat, l’auxiliaire de l’armée, avait déjà été soigneusement épurée par M. Carlier.

 

M. Maupas, qui lui succéda à la préfecture de police, savait qu’il pouvait compter sur tous ses agents. Les chefs de la police avaient d’ailleurs été mis dans le secret, et ne demandaient pas mieux que d’exercer leur vigueur contre les républicains, qui leur rendaient haine pour haine, et même contre les membres de la droite parlementaire, qui avait le tort, à leurs yeux, de pactiser avec les républicains.

 

M. de Maupas

La garde nationale inspirait beaucoup de méfiance, car on savait qu’elle soutiendrait la légalité, qui lui paraissait la seule garantie de l’ordre. Le général Perrot, qui en avait le commandement, était justement suspect. On résolut donc de l’évincer d’une manière indirecte, en lui adjoignant, pour chef d’état-major, M. Vieyra, sur qui l’on pouvait compter, et qui s’était engagé d’avance à prendre toutes les mesures pour que la garde nationale ne pût pas se réunir.

 

M. Perrot, à qui le nouveau chef d’état-major était profondément antipathique par des motifs qui n’avaient rien de personnel, mais sur lesquels nous ne pouvons insister, donna aussitôt sa démission pour éviter tout rapport avec cet officier. On s’en félicita à l’Elysée, et le 30 novembre, le général Lawoestine accepta le commandement en chef de la garde nationale, en remplacement de l’honorable général Perrot.

 

Il fut convenu que le coup d’Etat serait accompli dans l’ombre de la nuit ; que l’armée et la police entreraient en mouvement, le 1er décembre 1851, à cinq heures et demie du matin, à cette heure de l’hiver où la population encore endormie pouvait être facilement surprise. Le rétablissement du suffrage universel devait être mis en avant pour séduire le peuple, en lui montrant que le pouvoir issu du coup d’Etat se présentait avec des garanties libérales que ne lui offrait point la majorité parlementaire, souverainement discréditée et haïe. On espérait, grâce à cet appât, que les masses populaires applaudiraient à la chute d’une assemblée qui avait foulé aux pieds toutes les libertés, et qu’elles laisseraient faire sans protester par l’appel aux armes.

 

Les principales mesures arrêtées d’avance étaient les suivantes :

 

1° Impression à l’imprimerie nationale, avec le concours de M. de Saint-Georges, directeur de cet établissement, des décrets et proclamations du nouveau gouvernement ; publication et affiche de ces pièces à la première heure du jour ; saisie dans les bureaux et les imprimeries de tous les journaux hostiles ;

 

2° Arrestation, pendant la nuit, avec le concours simultané de l’armée et la police, des chefs de la majorité parlementaire, des généraux et des représentants de la Montagne dont on redoutait l’influence et l’autorité sur le peuple ;

 

3° Occupation du Palais de l’Assemblée nationale, et répartition des différents corps de troupes sur les points les plus menacés de la capitale.

 

Malgré toutes les précautions prises, on ne laissait pas d’être inquiet, à l’Elysée, sur les résultats possibles de l’entreprise. M. Belouino dit des personnages qui s’associèrent au Président de la République :

 

« Certes, ils jouaient leur tête aussi bien que le Président. Quelles que soient les prévisions du génie, le hasard, lui aussi, a ses chances ; l’imprévu a les siennes. En cas d’insuccès, les passions déchaînées de la démagogie et des partis auraient peut-être, ainsi que M. Leflô en menaçait ceux qui l’arrêtaient, fusillé à Vincennes le Président et ceux qu’alors on eût appelés ses complices[5]. »

 

Laissons la parole à M. Véron pour raconter ce qui se passa dans la nuit du 1er au 2 décembre.

 

« Le 2 décembre fut choisi comme anniversaire de la bataille d’Austerlitz.

 

Toutes les nuits, un bataillon d’infanterie montait la garde aux divers postes de l’Assemblée nationale. Le bataillon qui devait prendre le service à six heures du matin, le 2 décembre, appartenait à un régiment dont M. Espinasse, aujourd’hui général, était colonel. On savait ce régiment et ce colonel dévoués au prince Louis-Napoléon. Cette coïncidence concourut peut-être aussi à faire préférer cette date du 2 décembre.

 

Le 1er décembre au soir, il y eut dîner et réception à l’Elysée. A huit heures, M. Mocquart se rendit dans le cabinet du Président de la République. Le prince Louis-Napoléon, dès la veille, avait recommandé à M. Mocquart de rassembler toutes les pièces relatives au coup d’Etat en un seul dossier. Parmi ces pièces figurait un des décrets du coup d’Etat Carlier : c’était le décret qui dissolvait la Chambre, le conseil d’Etat, et rétablissait le suffrage universel. Sur la chemise de ce dossier, le prince écrivit au crayon : Rubicon.

 

La réunion dans les salons de l’Elysée était peu nombreuse. Vers neuf heures du soir, le prince rejoint M. Mocquart dans sons cabinet, et lui dit en souriant :

 

— Personne à l’Elysée ne se doute de rien.

 

Il jette un coup d’oeil sur toutes les pièces qui devaient être portées à l’imprimerie nationale, et fait écrire par M. Mocquart une circulaire pour tous les ministres d’alors, qui n’étaient point dans le secret. Cette lettre d’avis, très-brève, les prévenait seulement qu’on les instruirait le lendemain matin des mesures prises. Il fut d’ailleurs convenu qu’elle ne serait portée à domicile qu’à une heure très avancée de la nuit. Le prince revint bientôt dans les salons[6]. »

 

M. Vieyra, le nouveau chef d’état-major de la garde nationale était présent.

 

« Le Prince, étant adossé à une cheminée, fit signe à M. Vieyra, colonel d’état-major de la garde nationale, d’approcher, et lui dit, assez bas pour n’être entendu que de lui :

 

— Colonel, êtes-vous assez fort pour ne rien laisser voir d’une vive émotion sur votre visage ?

 

Prince, je le crois.

 

Eh bien ! c’est pour cette nuit !… Pouvez-vous m’affirmer que demain on ne battra pas le rappel ?

 

Oui, prince. Si j’ai assez de monde pour porter mes ordres.

 

— Voyez Saint-Arnaud.

 

— Il faut, ajouta Louis-Napoléon, que vous couchiez ce soir à l’état-major.

 

— Mais, si l’on me voyait passer la nuit sur un fauteuil à l’état-major, cela étonnerait.

 

— Vous avez raison. Soyez-y à six heures du matin. Vous serez averti : Qu’aucun garde national ne sorte en uniforme. Allez. — Non, pas encore, vous auriez l’air de vous retirer par mon ordre.

 

Le prince s’éloigne, et le colonel va saluer des personnes de sa connaissance, sans qu’on pût se douter qu’il venait de recevoir une si terrible confidence[7]. »

 

M. Vieyra exécuta fidèlement les ordres qui venaient de lui être donnés. On a même rapporté qu’il fit crever à l’état-major les caisses des tambours de la garde nationale dans la crainte qu’ils ne réveillassent les bourgeois de la capitale et qu’ils ne vinssent renverser tous les projets conçus.

 

Les initiés aux projets de la nuit et du lendemain ne devaient se réunir à l’Elysée que vers dix heures du soir ; en attendant l’heure fixée, M. de Morny se rendit à l’Opéra-Comique, où il parut dans une des loges d’avant-scène, où chacun put le voir, nous dit M. Véron, très-élégant et saluant d’un geste cordial tous ses amis. Pendant l’entracte, il alla visiter Madame Liadières dans sa loge.

 

Morny

— Monsieur de Morny, dit-elle, on disait tantôt, que le Président de la République va balayer la Chambre. Que ferez-vous ?

 

Madame, répondit M. de Morny, s’il y a un coup de balai, je tâcherai de me mettre du côté du manche.

 

« Avec un peu d’attention, ajoute le docteur Véron, mais ils étaient bien loin de songer au péril qui les menaçait, le général Cavaignac et le général Lamoricière, assis dans une loge à côté, auraient entendu la question de Madame Liadières et la réponse de M. de Morny[8]. »


[1] Cet article est signé de M. Granier de Cassagnac.

 

[2] Galix et Guy, Histoire complète et authentique de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852.

 

[3] Le général tenait tellement à avoir sa responsabilité à couvert, et, par contre, invoquer devant la haute cour, si le coup d’Etat venait à échouer, l’obéissance passive due par tout militaire à ses chefs, qu’il avait donné quelque temps avant sa démission de représentant du peuple.

 

[4] M. Granier de Cassagnac, Histoire de la chute de Louis-Philippe, etc., 2e vol., p. 400.

 

[5] M. Bélouino, Histoire d’un coup d’Etat, p. 62

 

[6] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, p. 171 et 172.

 

[7] Véron, Nouveaux Mémoires d’un Bourgeois de Paris, pages 343 et 344.

 

[8] Nouveaux Mémoires d’un Bourgeois de Paris, par Véron, pp. 344 et 345.