LE COUP D’ETAT DE 1851

LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 

[Joseph Décembre et Edmond Allonier]

3e ÉDITION PARIS 1868

DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

 

II

Prorogation de l’Assemblée nationale. Voyage du Président dans les départements. — Revue de Satory. — Le général Changarnier.

 

L’Assemblée nationale s’étant prorogée au commencement d’août jusqu’au 11 novembre, les chefs des différents partis mirent le temps à profit pour préparer la restauration du prétendant de leur choix. Les uns prirent la route de Wiesbaden et les autres celle de Claremont.

Chacun des souverains expectants en disponibilité se composa une cour. Dans cette comédie intime, la multitude était représentée par quelques paysans et ouvriers bien pensants, grassement payés pour aller porter au pied de l’un ou de l’autre trône les voeux de la nation. Ceux qui déploraient une scission fatale au grand principe de l’ordre imaginèrent la fusion des deux branches rivales, et pendant longtemps il ne fut question que de cet étrange mariage :

« Fusion des confusions, confusion des fusions ! » disait un homme du temps.

Le Président de la République, de son côté, ne négligea pas de se mettre plus directement en rapport avec les populations. Il s’agissait de sonder le terrain pour demander une prorogation des pouvoirs de la présidence, acheminement au rétablissement de l’Empire. Lyon, Cherbourg, Besançon, Reims, Caen reçurent la visite du prince Louis-Napoléon. Les nombreuses allocutions qu’il prononça dans le cours de ce voyage laissaient déjà percer, sous une forme voilée, des desseins dont la transparence n’échappait pas aux gens clairvoyants :

« Je serai tout entier au pays , disait-il au maire de Lyon, quelque chose qu’il exige de moi, abnégation ou persévérance. »

On pouvait déjà voir là l’intention d’arriver à une révision de la Constitution, qui permît une prorogation de pouvoirs. Enfin, il terminait en disant :

« Si des prétentions coupables se ranimaient et menaçaient de compromettre le repos de la France, je saurais les réduire à l’impuissance en invoquant encore la souveraineté du peuple, car je ne reconnais à personne le droit de se dire son représentant plus que moi. »

On pouvait voir dans ces paroles une menace à l’adresse de l’Assemblée nationale.

« Ce qu’on acclame en moi, disait-il encore au banquet de Cherbourg, c’est le représentant de l’ordre et d’un meilleur avenir… Et si des jours orageux devaient reparaître, et que peuple voulût imposer un nouveau fardeau au chef du gouvernement, ce chef, à son tour, serait bien coupable de déserter cette haute mission ; mais n’anticipons pas tant sur l’avenir, tâchons maintenant de régler les affaires du pays, accomplissons chacun notre devoir, Dieu fera le reste. »

De la République et de la Constitution, pas un mot ne fut prononcé dans ces discours.

Les républicains le constatèrent avec inquiétude ; mais ils se reposaient sur la foi du serment qui liait le Président de la République, et répétaient, pour se rassurer, ce passage du dernier message :

« Je veux être digne de la confiance de la nation, en maintenant la Constitution que j’ai jurée. »

La revue de Satory, qui eut lieu le 10 octobre 1850, au retour du Président, vint fournir un nouvel aliment aux préoccupations générales[1].

L’infanterie avait défilé en silence devant le Président et son état-major ; ces troupes, composant la première division militaire, étaient sous le commandement du général Neumayer.

L’attitude des quarante-huit escadrons de cavalerie fut bien différente : à un signal donné par les officiers, les soldats poussèrent d’immenses cris de Vive Napoléon ! et même de Vive l’Empereur !

Si ces dernières acclamations étaient flatteuses pour celui qui en était l’objet, le silence de l’infanterie ne l’étonnait que davantage. Il résulta des explications qui furent fournies, que le général Neumayer avait prescrit le silence sous les armes.

N’avait-il pas obéi à un devoir sous un gouvernement qui devait voir un cri séditieux dans celui de Vive l’Empereur ! c’est ce qui est incontestable.

Aussi fut-on surpris d’apprendre que la destitution du général Neumayer avait été proposée. Néanmoins, le Président ne crut pas devoir déployer une rigueur qui eût ému, à juste titre, l’opinion publique, et le général Neumayer fut appelé au commandement des 14eet 15e divisions militaires.

Le général Changarnier, commandant en chef de l’armée de Paris, se trouvait indirectement atteint par la disgrâce du général Neumayer.

Ce général avait, au sein de l’Assemblée nationale, une position exceptionnelle. Les divers partis monarchiques devenus hostiles au Président de la République, avaient mis leur confiance en lui et comptaient sur son appui, au cas où le chef du pouvoir exécutif eût dirigé quelque entreprise contre l’Assemblée nationale.

Les journaux de la coalition parlementaire, l’Ordre, l’Assemblée nationale, l’Opinion publique, allaient jusqu’à dire que le général était une place de sûreté, l’arbitre de la situation, et que sa destitution serait le signal d’une lutte entre les deux pouvoirs[2].

La commission permanente de l’Assemblée nationale, comprenant que l’hostilité bien connue du général Changarnier au pouvoir exécutif l’exposait à être brisé aussi aisément que venait de l’être le général Neumayer, délibéra sur une proposition de déférer à ce général le commandement d’un corps de troupes, destiné à protéger le pouvoir législatif en cas de besoin.

La proposition s’appuyait sur le motif suivant :

« Considérant la phase importante et nouvelle du système d’agression dirigé, depuis un an, contre le pouvoir législatif… » Malheureusement la commission législative n’avait pas compris que le général Changarnier était soumis au pouvoir exécutif lui-même par la nature de ses fonctions ; elle crut néanmoins que son prestige au sein de l’Assemblée lui créait une position que le chef de l’Etat ne pouvait briser sans danger ; de l’autre côté, investir le général d’une autorité militaire, indépendante de celle du pouvoir exécutif, c’était créer deux pouvoirs rivaux et établir une situation inconstitutionnelle, par suite révolutionnaire.

Le Président de la République, au contraire, ne faisait qu’user de ses pouvoirs légitimes, en renversant une autorité subordonnée à la sienne. Le général Changarnier vit, avec raison, une sorte de défi dans le remplacement du général Neumayer, et répondit par l’ordre du jour suivant, en date du 2 novembre :

« Aux termes de la loi, l’armée ne délibère point ; aux termes des règlements militaires, elle doit s’abstenir de toute démonstration et ne proférer aucun cri sous les armes.

Le général en chef rappelle ces dispositions aux troupes placées sous son commandement. »

A cet ordre du jour furent jointes des instructions aux deux corps d’armée de Paris, on y lisait :

« Ne pas écouter les représentants ;

Tout ordre qui ne provient pas du général en chef est nul ;

Toute réquisition, sommation ou demande d’un fonctionnaire civil, judiciaire ou politique, doit être rigoureusement écartée. »

Ces instructions, qui avaient été publiées en 1849, à une époque où l’on avait à craindre les menées de certains partis, trouvaient difficilement leur application dans les circonstances où l’on se trouvait.

En apparence, elles contenaient la négation du droit que la Constitution reconnaissait à l’Assemblée nationale de pourvoir à sa sûreté et de requérir les forces nécessaires. C’est à ce point de vue que se plaça le prince Louis-Napoléon, lorsqu’il proposa, dans la séance du 3 janvier, d’infliger un vote de blâme au général Changarnier, qui avait rappelé ces instructions.

Mais l’Assemblée, qui ne doutait point du dévouement du général et qui était persuadée d’ailleurs qu’il n’avait eu pour objet que de maintenir l’unité de commandement, pendant le combat, accueillit les explications qui lui furent présentées, et passa à l’ordre du jour[3].

Huit jours après, le général Changarnier était révoqué de ses fonctions de général en chef de l’armée de Paris.

Cette mesure foudroya les résistances que le prince Président pouvait rencontrer de la part de l’Assemblée nationale, et M. Thiers put s’écrier :

« L’Empire est fait ! »

Pendant ces événements, il n’était bruit, dans Paris, que de la formation d’une société politique dévouée aux intérêts du Président et destinée à favoriser ses projets. La Société du Dix-Décembre, dont le titre expliquait suffisamment l’esprit, se recrutait parmi les ouvriers, les marchands à la Halle, les petits propriétaires et généralement tous ceux que la préfecture de police pourvoyait de médailles ou de permissions. Ces messieurs faisaient foule sur le passage du Président, assourdissant le voisinage de leurs clameurs pour le futur Elu du peuple, invitant les passants à s’associer à leurs manifestations, et assommant, à coups de gourdin, ceux qui paraissaient insensibles aux bienfaits que promettait la restauration du futur Empire. Le cri de Vive la République ! ne manquait pas d’attirer sur son auteur la lourde main d’un sociétaire zélé. On se souvient encore des traits plaisants que reproduisirent les journaux de l’époque sur les décembriseurs et les décembrisés. Les plaisanteries de ces messieurs sur les 25 francs par jour alloués à chaque représentant, étaient intarissables. C’est par de tels procédés que l’Empire s’affirmait déjà.

Le langage des journaux bonapartistes affectait une violence dont les journaux républicains les plus ardents n’approchaient pas : les excitations qu’ils consignaient chaque jour n’étaient pas peu propres à entretenir la main des sociétaires du Dix-Décembre.

Le journal le Pouvoir allait jusqu’à dire, en faisant parler un paysan des environs de Saint-Quentin, sur le passage du Président :

« Ah ! il n’est pas aussi hardi que son oncle. »

Quelle était l’attitude de la gauche républicaine dans le conflit entre la majorité et le pouvoir exécutif ? Pascal Duprat a nettement exprimé la pensée de ses collègues de la minorité, par ce qu’il disait, dans le 10e bureau de l’Assemblée :

« Nous n’avons pas une grande confiance dans le dévouement du prince Louis-Napoléon à la République ; mais nous avons encore moins de confiance dans le vôtre et dans celui du général Changarnier. Nous n’avons pas vu sans ombrage la revue de Satory ; mais, pendant ce temps-là, était-ce pour défendre la République que vous alliez, les uns à Claremont, les autres à Wiesbaden ? »

Comme on le voit, la minorité républicaine agissait déjà sous l’empire du sentiment qui l’amena dans les derniers moments de la République, à séparer sa cause de celle de la majorité, croyant toujours que l’ombre du général Changarnier était plus redoutable pour les libertés publiques que le pouvoir exécutif armé pour la lutte.

L’incident Changarnier fut bientôt suivi d’un vote de défiance contre le ministère. Vainement M. Baroche prit-il la parole pour protester contre les projets attribués au Président de la République et rappeler le serment qui le liait à la Constitution, la plus grande partie des membres de la droite se joignit à la gauche pour infliger un échec à la présidence.

« Si l’on vient dire, s’écriait M. Baroche, qu’on ne peut se dissimuler que, depuis quelque temps, il y a près du pouvoir une tendance à montrer peu de foi dans nos institutions, à considérer comme transitoire et éphémère la forme du gouvernement sous lequel nous vivons, à semer dans tous les rangs de la société le doute de l’avenir, à préconiser les bienfaits du gouvernement absolu, et aspirer, dans un avenir indéterminé, à une restauration impériale… je réponds que les paroles du Président, qui a prêté serment à la Constitution à cette tribune, et qui a renouvelé ce serment par son Message du 12 novembre 1850, repoussent bien loin de son esprit et de son coeur toute pensée d’un retour au gouvernement de l’Empire. N’avez-vous pas encore présentes à la mémoire les dernières phrases du Message du 12 novembre, où, dans le langage le plus énergique, dans un langage qui est, comme l’a dit lui-même M. le Président de la République, celui d’un homme qui n’a d’autre pensée que de faire son devoir, d’un homme qui a seul prêté serment à la Constitution, vous reconnaissant à vous le droit de la réviser dans les formes légales, il déclare, en même temps, que, quant à lui, il n’a pas autre chose à faire que de remplir son devoir d’honnête homme en l’exécutant, en la maintenant contre les adversaires de toute nature qui pourraient vouloir la modifier… M. le Président est le seul auquel on ne puisse attribuer des pensées de restauration… Il a pris l’engagement d’honneur de maintenir la République ; il le tiendra, et l’Assemblée peut être assurée qu’elle n’a pas besoin d’autre garantie que cette affirmation. »

                                           


[1] Il faut avoir habité Paris à cette époque pour se rendre compte de l’effet que cette revue produisit sur la population parisienne. Dès le matin, les gares de chemins de fer avaient été envahies, et tous les véhicules disponibles mis en réquisition. Nous nous rappelons que le train d’une heure de la rive gauche était tellement garni de monde, que des voyageurs étaient descendus sur la voie pour aider à pousser le train. La voie était encombrée par les voyageurs ; ce jour-là la population parisienne s’attendait à voir Louis-Napoléon proclamé empereur, revenir à la tête de l’armée. Le soir quand on apprit que l’armée n’avait fait que crier Vive l’empereur ! on se déclara presque satisfait. Pour nous, qui nous souvenons de cette époque, nous nous rappelons de l’inquiétude qui agitait la population, du malaise que cet état d’incertitude faisait peser sur les esprits, de la difficulté des transactions commerciales : « Il faut que cela finisse d’une façon ou d’une autre », disait-on de toutes parts.

[2] Le général était tellement certain de son influence dans l’Assemblée, qu’un jour, en descendant de la tribune, il s’oublia au point de faire un geste vers la gauche comme s’il eût voulu lui envoyer un coup de cravache ; le général ne fuit point rappelé à l’ordre, mais cet oubli des convenances était peu fait pour rapprocher, lors d’un coup d’État par le Président, la gauche républicaine de la majorité.

[3] Cet ordre du jour du général Changarnier devait servir à un moment donné au général Saint-Arnaud pour détruire le prestige de la Chambre aux yeux de l’armée ; on peut dire que les chefs de la majorité, avec leurs hésitations, leur langage ambiguë, facilitèrent singulièrement la tâche du Président.