Insurrection de 1851 et ethnotype provençal

Insurrection de 1851 et ethnotype provençal (au sens large)

 par René Merle

On sait combien, dès le lendemain, les thuriféraires de Louis Napoléon ont justifié le coup d’Etat en dénonçant, à travers les supposés crimes des insurgés, la jacquerie sanglante, libidineuse et partageuse, à laquelle la France venait d’échapper.

Quelques ouvrages et opuscules, publiés à chaud (1852) capitalisèrent alors les récits qui emplissaient dès décembre la presse aux ordres.

Parmi eux, l’Histoire d’un coup d’État [1], que commirent deux plumitifs conservateurs, Paul Belouino[2] et Amédée de Cesena[3], est particulièrement intéressant par son tour de France de l’insurrection, tour de France qui fournira son cadre à la riposte immédiate du démocrate Victor Schoelcher[4], et, quelques années plus tard, à celle du journaliste républicain Ténot[5].

Au regard de la présentation de l’insurrection dans les autres régions de France, les pages consacrées par nos deux conservateurs aux causes de l’insurrection dans le Sud Est se singularisent par l’irruption de l’ethnotypisme, ethnotypisme totalement absent dans leur survol des passions nivernaises, berrichonnes, jurassiennes, bourguignonnes ou aquitaines… Ainsi peut-on lire, à propos de l’insurrection bas-alpine, ces quelques lignes qui valent pour toute la Provence, et au-delà :

 

« Le caractère provençal, qui est celui des habitants des Basses-Alpes, surtout dans les parties inférieures du département, se prêtait merveilleusement à recevoir les doctrines du socialisme. Les habitants de ce pays sont prompts à agir et réfléchissent peu. Le jugement leur fait presque toujours défaut. Ils aiment la nouveauté, l’extraordinaire et vont tout d’un coup aux extrêmes. Ils sont fougueux en tout et détestent ce qui est sage, modéré, réfléchi. Leur littérature prouve ce que nous avançons. Est-il rien d’audacieux, de satirique comme Barthélémy et Méry[6] ? Peut-on trouver un écrivain plus âcre et plus emporté dans sa franchise, souvent irréfléchie, que Rabbe[7] ? Est-il un historien qui soit plus prompt à blâmer les opinions timides et plus rapide à exagérer les théories hasardées que Thiers[8] ?

Presque tous les habitants des campagnes avaient été affiliés aux sociétés secrètes. On leur avait montré comme application immédiate de la doctrine socialiste, le partage des biens, la suppression de la bourgeoisie, choses qu’ils comprenaient très bien et qui alléchaient leurs convoitises, leurs rancunes de fierté blessée ; puis la régénération sociale, grand mot vide de sens, qu’ils faisaient semblant de comprendre et qui flattait leur vanité naturelle. Ce département, comme tous ceux du midi, principalement ceux du Var, de Vaucluse, de  la Drôme, des Bouches-du-Rhône, de l’Hérault, etc., était prêt à se lever en masse au premier signal. Il est bien certain aujourd’hui, même pour les optimistes d’avant le 2 décembre, que, si ce coup providentiel et sauveur n’eut été frappé par Louis-Napoléon, tout le midi de la France s’insurgeait, se levait sous l’étendard du socialisme rouge ».

 

Ainsi, sous la plume du physiologue des passions que voulait être Belouino[9], réapparaît, dans le droit fil de la théorie expliquant l’homme par son climat, l’ethnotype qui court depuis les Lumières, celui du provençal farouche, excessif et emporté, mais sans profondeur et facile à entraîner. Exotisme intérieur, dont, dans une étude déjà ancienne, j’avais pointé la prégnance au cœur de l’imaginaire français[10].

On voit facilement comment cette vision ethnotypée convenue occulte les vraies raisons de la politisation et de la détermination des ruraux méridionaux, politisation que les travaux de Maurice Agulhon relient clairement aux caractéristiques de la sociologie méridionale[11]. Et combien elle dévalorise la valeur de l’engagement des insurgés.

Mais la lecture des textes contemporains émanant de l’autre bord montre que l’interrogation, toute sous-jacente qu’elle soit, interpelle aussi les commentateurs républicains.

Ainsi Ténot écrit à propos de l’insurrection dans les départements provençaux[12] :

 

« Comme à Béziers, à Montpellier, à Nîmes, nous trouvons ici une population ardente, mobile et prompte à tous les extrêmes. Singulièrement soumise à l’influence cléricale, la Provence avait été, jusqu’en 1830, l’une des terres classiques du royalisme et de l’orthodoxie catholique. C’est dans la période parlementaire de 1830 à 1848, que se fit, dans les villes et les bourgs de la Provence, ce travail intellectuel, sourd, inappréciable, inconscient, mais profond, qui allait déterminer un si prodigieux revirement d’opinion. 1848 arriva, et, presque subitement, les trois quarts du peuple et de la petite bourgeoisie se jetèrent dans le parti démocratique, avec toute la fougue et toute l’ardeur méridionales. »

Si le rôle du militantisme et de l’osmose entre « le peuple » et les jeunes démocrates d’origine bourgeoise est implicitement souligné dans ce basculement politique inattendu, le rôle du caractère provençal, pour ne pas dire là aussi de l’ethnotype, est clairement mis en avant.

On comprend mieux, après ces citations que l’on pourrait multiplier (articles de presse, rapports de préfets, etc.), la méfiance des Provençaux devant le portrait qui est fait d’eux. Méfiance des conservateurs qui jouissent aussi d’un soutien politique populaire et qui n’entendent pas le voir ainsi dévalorisé : que l’on pense par exemple au fondateur du Félibrige Roumanille, ardent pourfendeur des Rouges dans ses pamphlets en parler populaire provençal. Méfiance encore plus forte des démocrates qui ne pouvaient consentir à voir ainsi dévalorisée la conscientisation populaire, la rencontre du peuple et de la République, l’espérance inextinguible de « la Bòna », la République de la Justice et de l’Égalité.

On comprend mieux aussi quel rôle ont pu jouer, dans les années 1860, les premières publications « provençales » d’Alphonse Daudet, alors secrétaire du Duc de Morny, le demi-frère de l’Empereur… La vision du provençal farouche s’efface derrière celle du rassurant provençal débonnaire, puis, avec Tartarin, celle du provençal bouffon. Le film récent (2006) de Christian Philibert m’a permis de préciser mon point de vue sur ce basculement d’image, qui est tout sauf innocent[13].

 

René Merle, décembre 2009



[1] Histoire d’un coup d’État (décembre 1851) d’après les documents authentiques, les pièces officielles et les renseignements intimes, par M.Paul Belouino, Précédée d’une introduction et suivie d’une Conclusion sur les causes et les conséquences de cette révolution par M.Amédée de Cesena, Paris, Ludovic Brunet et Cie, 1852.

On peut consulter l’intégralité de l’ouvrage sur le site de l’Association 1851, dont on ne dira jamais assez la richesse : http://www.1851.fr/auteurs/sommaire.htm  > bibliographie (histoire et témoignages immédiats – bonapartistes ou conservateurs).

[2] Venu des terres « blanches » du Maine et Loire et fixé à Paris, le médecin Paul Belouino, qui se pique de littérature, de philosophie et de physiologie, se fait remarquer sous la Seconde République par son engagement catholique. Cf. par exemple les dix volumes de son Dictionnaire général et complet des persécutions souffertes par l’Église catholique, initié en 1848, (dont un tome est publié en 1851, par l’évêché de Dol).

[3] Depuis longtemps déjà biographe polygraphe, le mondain Amédée de Cesena sera depuis Paris, au lendemain du coup d’État un ferme soutien de Louis Napoléon dans ce qui subsiste de presse.

[4] Victor Schoelcher, Histoire des crimes du 2 décembre, Bruxelles, 1852. On peut consulter l’intégralité de l’ouvrage sur le site de l’Association 1851.

[5] Eugène Ténot, La province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’État, Paris, chez les principaux libraires, 1865. On peut consulter l’intégralité de l’ouvrage sur le site de l’Association 1851.

[6] Les satires des versificateurs Auguste Barthélémy et Joseph Méry, tous deux d’origine marseillaise, en firent des figures de l’opposition libérale sous la Restauration, et de l’opposition démocratique au début de la Monarchie de Juillet.

[7] Alphonse Rabbe, d’origine marseillaise, avait suscité par son violent engagement libéral la haine des partisans de la Restauration.

[8] l’opportuniste Adolphe Thiers était également d’origine marseillaise.

[9] Paul Belouino, Des Passions dans leurs rapports avec la religion, la philosophie et la médecine légale, Paris, Waille, 1844.

[10] René Merle, « Aux origines de l’ethnotype méridional (Provence – Languedoc) », Amiras. L’invention du Midi, Aix, Edisud, 1987. http://www.rene-merle.com/article.php3?id_article=172

[11] Cf. par exemple son ouvrage pionnier, Maurice Agulhon, La République au village, Paris, Plon, 1970. réédition avec une préface, Seuil, 1979.

[12] Eugène Ténot, La province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’État, Paris, chez les principaux libraires, 1865. On peut consulter l’intégralité de l’ouvrage sur le site de l’Association 1851.

[13] René Merle, « Les avatars de l’image du Provençal – 2006 – À propos du « Complexe du santon » », Linha Imaginòt, n°66, 2006. http://www.rene-merle.com/article.php3?id_article=171