La crise viticole de 1907 dans le Var

article publié dans Provence Historique, tome XLVII – fascicule 188 – avril-mai 1997

 

Autour de la crise viticole de 1907 dans le Var

Conscience « méridionale » et langue d’Oc

 par René Merle

 

La Marianne de Camps la Source - photo Gilbert Suzan

deuxième partie

 

– Symbolique des manifestations et méridionalité.

10 à 12000 à Carnoules le 26 mai,  un peu moins le 9 juin à Brignoles (où les habitants et le maire clémenciste boudent), les manifestants sont soudés dans la protestation “apolitique”. Les organisateurs n’acceptant que les drapeaux français, toute autre symbolique emblématique est apparemment impossible : ainsi la présence de socialistes ou félibres n’est donc pas affirmée par leurs drapeaux rouges ou sang et or.

En fait, l’expression symbolique de l’exaspération est à chercher dans la présence des femmes, et dans celle du provençal.

 

La présence exceptionnelle des femmes, donneuses de vie, est à la mesure du désespoir. A Carnoules, Néoules marche en tête, derrière son maire, et quatre jeunes filles portant le drapeau national endeuillé de crêpe. A Brignoles, l’ordre du cortège est symboliquement modifié : derrière les quatre jeunes filles porte-drapeaux viennent “les grands-mères, mères et fillettes de cette commune”[i], puis les hommes.

Mais il faut remarquer que cette présence procède de ce que les Néoulais ont vu à Béziers. L’appel du Comité de Néoules aux Varois demande : “comme à Béziers… que personne n’ait honte d’amener sa femme et ses enfants”[ii]. La présence de femmes est attestée dans les autres délégations : dans les pancartes du meeting de Brignoles, Le Petit Var  signale : “Rocbaron – Portée par une femme : Femmes de cœur, suivons le pas de nos vaillants époux, défendons notre vie, celle de nos enfants”. Mais il semble bien que les Néoulais aient été seuls à mettre collectivement en œuvre cette symbolique extra/ordinaire.

 

La présence du provençal est tout aussi extra/ordinaire. Non que la langue soit morte : certes, la francisation est assurée par l’école, la commercialisation du vin, la lecture de la presse politique, mais le provençal reste langue ordinaire du travail et de la convivialité. Mais, malgré le souhait de Mistral, la solennité de l’événement semble n’appeler que le français.  

Aux entrées de Carnoules, les banderoles qui saluent les manifestants, sont en français. Le représentant d’Argelliers cite Mistral, mais s’exprime en français, comme les autres orateurs.

Certes, devant des auditoires ruraux, les hommes politiques ne dédaignent pas l’improvisation provençale pour appuyer affectivement une rhétorique initialement et nécessairement française. Ainsi les cercles villageois apprécient le provençal du socialiste Reymonenq (ouvrier à l’arsenal et conseiller municipal de Toulon) : il est originaire de La Roquebrussane, près de Néoules. Le conseiller d’arrondissement Jean-Baptiste Menut, viticulteur et félibre, de Tourves, soutient la république radicale de nombreuses poésies proovençales, lues dans les cérémonies officielles et publiées parfois dans la presse. Mais ce recours au provençal ne saurait dépasser le cadre de la connivence locale ou du petit pays. Les rassemblements de Carnoules et Brignoles s’adressent au pouvoir et à l’opinion française. Parmi les orateurs, des félibres comme Balp ou Blache, des boute-en-train provençaux comme Marin, maire de Camps, n’ont donc recours qu’au français. La parole « descendante » est française.

C’est de la foule que “monte” le provençal. Non, comme on pourrait le croire, dans le cri ou le chant prolongeant l’oralité provençale des ruraux. Quel village n’a pas alors son disaire, son declamaire qui commente plaisamment, le plus souvent en provençal, l’actualité locale et nationale… Leur registre, qui est plus celui de l’improvisation que de l’écriture félibréenne, apparaît lors de la dislocation des meetings, par des “refrains vigoureux dans lesquels des poètes vignerons ont fixé toutes leurs légitimes espérances”[iii]. Mais pendant la manifestation, c’est en français que chantent les orphéons des villages. A Brignoles la délégation de Néoules “fit impression surtout lorsqu’elle chanta devant la Mairie la Marseillaise des Viticulteurs”[iv]. Les Néoulais “entonnent la Marseillaise des viticulteurs, due à M.Arnaud Philémon, félibre et viticulteur aux Arcs. Des applaudissements frénétiques accueillent le refrain de cette chanson qui se termine ainsi : – Debout, viticulteurs ! Combattons les fraudeurs. Marchons ! crions : Nous avons faim et nous voulons du pain – ”[v]. Ce Philémon Arnaud, viticulteur et potier, dont nous avons pu repérer les publications dans la presse locale et en plaquettes à partir des années 1870 (il est né en 1851), est un modeste auteur bilingue, et félibre de longue date : c’est le français adéquat à la solennité de l’heure qu’il a choisi pour sa Marseillaise.

De même la grande majorité des pancartes brandies par les manifestants sont en français. Un français dans lequel les délégations rivalisent de verve et d’originalité, signe que la langue est pleinement intériorisée.

Mais la presse indique que certaines pancartes sont en provençal.

Ainsi à Carnoules  sont signalées pour Néoules : “A forço de serra, la taïolo petto”,  pour Tourves : “Creba dòu fan en boulegan la terro, jamaï ..”  et un quatrain :

            “Ouren de pan per la poouriou,

            De gran de bla per l’oouselio,

            Maï, per nourri de feniantas

            Laïssaren lou ben per campas”.

A Brignoles s’y ajoutent pour Montfort : “Senso ficello la booudufo poou plus vira, foou que nou dounou resoun ou la bounbardo petara”, pour Tourves : “La courejo a plus gés de traou, sian en trin de faire lei badaou”.

Le petit nombre des ces pancartes marque-t-il une “fin  de règne” pour le provençal, définitivement infériorisé dans la hiérarchisation des langues ? On peut au contraire, en rapport à cette suprématie du français, mesurer la nouveauté  : jamais la langue d’oc n’est ainsi intervenue publiquement en arme. En enfreignant le tabou tacite qui réserve l’expression écrite socio-politique au français, elle procède de la même rupture symbolique que l’apparition des femmes, et c’est aussi à Béziers que les Néoulais ont pu la découvrir.

La presse ne mentionne pas que les délégués de Camps, qui défilent derrière Marin et le drapeau de la coopérative, les compactes délégations de Besse, fer de lance socialiste, ou de Flassans, aient brandi de pancartes en provençal. Pas plus que celles des puissants comités du Sud, Cuers ou Le Beausset. Il n’est pas indifférent de remarquer que ces pancartes proviennent de localités de la région brignolaise, assez récemment acquises à la gauche, disputées au plan politique et syndical, et très actives dans le mouvement. Néoules a lancé l’action ; Tourves est un foyer mutualiste et syndical, son maire présidera en 1908, non sans réserves, le Comité départemental de la Gauche anti-clémenciste ;  Montfort, bastion syndicaliste, est le fief du député Vigne, mais aussi du dirigeant syndical conservateur Fret.

Dans ces localités ouvertes à la modernité, l’apparition du provençal ne relève pas bien sûr de l’arriération. Par le provençal, que veut-on donc dire que le français ne dise pas ? A qui s’adresse-t-on ?

Leur contenu des pancartes, leur indifférence à la graphie félibréenne, ne témoignent pas d’une revendication linguistique. La plupart des communes où nous repérons des félibres actifs n’ont pas de pancartes provençales.

Remarquons aussi que les langues ne sont pas opposées, mais associées. Ainsi, la plupart des journaux citent le texte de la pancarte néoulaise à Carnoules : “A forço de serra, la taiolo petto”, Le Petit Var en donne le texte complet : “A forço de serra, la taiolo petto  –  17 juin, dernier délai”. Au provençal la sagesse des nations, au français l’urgence dans l’action et les objectifs.

Expression de la misère, menaces, ces pancartes, plus encore que celles rédigées en français,  donnent la mesure de l’exaspération, tout en la rendant, si on peut dire, acceptable, par la bonhomie immémoriale du proverbe ou du bout rimé. Elles n’abordent pas un registre plus idéologique, réservé au français. Ce n’est qu’avec la radicalisaton du conflit que les Néoulais diront à Brignoles, et plus brutalement qu’en français :  “Per nouestreis enfans, vouren dé pen ou la révolution après démen”.

Les pancartes provençales, certes minoritaires, sont sans doute un signal extrême parti de la base, que des paysans s’adressent à eux-mêmes, dans l’affirmation en dignité de leur identité sociologique et communale. Dans ces localités politiquement et syndicalement très divisées, scellent-elles provisoirement, au plus bas niveau idéologique mais au plus fort niveau affectif, une fragile unité villageoise ?

Le signal est-il reçu ? Il est significatif qu’après Carnoules ni les organisateurs, ni la presse ne font pas vraiment écho à cette apparition du provençal, qui étonne et amuse aussi quelque peu. Brignoles n’en sera que le prolongement. L’apparition du provençal n’a pas incité les dirigeants du mouvement à le brandir en arme.

A gauche, Le Petit Var donne sans commentaire le texte des pancartes : insister sur ces pancartes serait peut-être heurter de front les normes diglossiques dominantes, peut-être conforter le pouvoir qui dénonce le séparatisme.

A droite La République  précise, après avoir présenté les pancartes en français : “Enfin, d’autres sont écrites en notre belle langue provençale”. Traditionnelle sensibilité conservatrice pro-félibréenne ? Mais Le Var, très à droite, et très ouvert aux publications en provençal, ne parle que des pancartes françaises, auxquelles il ajoute, en la francisant à demi : “A force de serrer, la taïolo petto”[vi].

Après le meeting de Brignoles Le Petit Var et La République ne mentionnent pas de pancartes provençales, que seul évoque l’hebdomadaire local de droite Le Progrès Républicain.

La crise n’amène pas, dans les quotidiens les plus lus, ces articles en provençal ironique ou agressif qui pimentent à l’occasion une campagne électorale ou une polémique locale.

Abandonnée au peuple, et à quelques littérateurs qui veulent en faire langue d’un Peuple, la langue d’oc ne pourrait devenir arme du peuple sans ébranler le consensus sur la le rapport « peuple »-pouvoir, et ses différentes instances de médiation, administratives, professionnelles, politiques. On comprend que les organisateurs et les journaux ne s’y risquent pas. Encore moins d’en faire la langue d’un Peuple.

 

 – Reflux du mouvement et recours à l’ethnotype.

Le 9 juin à Brignoles, le Comité de Néoules est investi des pleins pouvoirs pour former un Comité départemental qui prend les mots d’ordre d’Argelliers. Cependant que le Languedoc connaît des événements dramatiques, la plupart des maires varois refusent de démissionner comme le leur demande le comité, et dorénavant la mobilisation de la droite inquiète la gauche.

Dans cette phase d’incertitudes, puis de reflux, le recours à la « méridionalité » accompagne et parfois suture les divergences d’appréciation sur le sens de l’événement.

Ainsi, les socialistes sont partagés. Certains prennent aussi leurs distances avec le mouvement, qu’ils estiment trop peu révolutionnaire … A Toulon, les partisans du maire Escartefigue et du conseiller municipal Reymonenq, militant à l’arsenal,  refusent qu’une action corporatiste amène la rupture avec Clémenceau. La “provençalité” du mouvement n’a rien qui les effarouche : Escartefigue doit une partie de sa popularité à sa verve provençale. Il accueille à l’Hôtel de Ville les félibres de L’Escolo de La Targo, dont le responsable, Esclangon, est secrétaire de mairie. En septembre 1907, il y saluera en provençal  le congrès de La Freirié prouvençalo. Reymonenq est coutumier de l’intervention en provençal dans les cercles démocratiques de la région, et il est de ceux que les compte rendus ironiques du conseil municipal, dans la presse toulonnaise hostile à la municipalité, font s’exprimer dans un français mêlé de provençal. Mais ces politiques mettront au service de Clémenceau leur habileté tactique, leur connaissance du monde politique varois … et leur parole provençale.

Aussi l’hebdomadaire de la fédération socialiste Le Cri du Var est-il bien peu mobilisateur dans la préparation du meeting de Carnoules. Son compte rendu (2 juin 1907) estime que ce rassemblement festif relevait plus de la solidarité avec le Languedoc que d’une vraie protestation. Les manifestants emplissaient les cafés de leur bonne humeur méridionale…“En général, ils n’avaient pas l’allure et la physionomie de gens qui souffrent” ! Le Midi ethnotypal n’est pas loin. Un article du député Allard, “Socialisme et viticulture”, remet les pendules à l’heure le 9 juin : “Le mouvement des vignerons du Midi, affamés par le jeu national du régime capitaliste, mérite, à tous les points de vue, d’attirer l’attention des socialistes”. Révolutionnaire dans ses formes, il sera socialiste dans ses perspectives quand il ne sera plus que celui des petits propriétaires et des ouvriers agricoles. Le Tourangeau Allard semble inaccessible aux spécificités identitaires du Midi, d’autant qu’il vient du Parti Socialiste de France, bien indifférent à ces questions.

Mais dans le numéro suivant (16 juin), alors que Reuter attend de la misère des paysans varois une “poussée vers l’idée collectiviste”, Le Cri du Var  ironise à nouveau : malgré les fanfares et les symboles héroïques, on a défilé à Brignoles en ordre débonnaire, plaisanté les belles spectatrices. “Il est vrai que, même en face de la « crise de misère” et du bruit des « appels de révolte par la faim », l’esprit provençal se traduit toujours par quelque côté”. Ethnotype encore, dans ce regard au ras du sol.

De leur côté, les Cégétistes de Toulon n’ont accordé à la crise qu’une attention distraite. 4000 ouvriers du port, réunis pour leurs revendications à l’appel de leur syndicat,“adressent au prolétariat viticole en révolte leurs sentiments d’admiration … et sont heureux de constater que le prolétaire d’hier, soldat d’aujourd’hui, sait se souvenir qu’il est fils de travailleur”[vii]. Belle façon d’évacuer dans l’affrontement de classe la lutte des petits propriétaires, et la spécificité méridionale.

Ces mêmes travailleurs peuvent lire au même moment dans Le Petit Var  des analyses bien différentes. Dans son éditorial“Le Nord contre le Midi” (25 juin), Ferrero y prolonge sa critique du gouvernement par une mise en cause du racisme “français” anti-méridional : alors que  que les députés socialistes dénoncent la répression sanglante, “les radicaux affolés n’ont rien voulu entendre, ils ricanaient encore : ah ! le Midi bouge ! la farandole !… Haine d’intérêts, peur stupide du prolétariat, incompréhension du véritable état d’esprit d’une grande partie de la population méridionale”.“L’esprit parisien consiste à ricaner de toute chose extérieure aux fortifications … plus on s’enfonce dans la province sauvage, plus les choses et les individus paraissent ridicules aux yeux des habitants de la ville-lumière …Le Midi est la partie de la province la plus éloignée de la capitale, il est naturellement peuplé d’êtres terriblement comiques ! D’abord il y a l’assent, ça c’est irrésistible ! Il y a aussi la cuisine à l’huile et à l’ail, de quoi mourir de rire ! Puis la Cannebière, les Martigues, Six-Fours et Gonfaron, un tas d’endroits rigolos vaguement déterminés, entre Bordeaux, Toulouse et Nice, là-bas dans le Midi, qui sont merveilleusement risibles ! …Sont-ils amusants, ces sacrés Méridionaux ! Le soleil, les cigales, le tu-tu-pan-pan, et Tartarin, et Numa Roumestan ! Leurs révolutions sont des révolutions d’opéra-comique ! Puisque je ne vends pas mon vin, je vais mettre le feu à la préfecture, c’est toujours ça, Té ! Les Méridionaux demandent quelque chose, on s’esclaffe, on ne les écoute pas …”

Fils d’une Bretonne et d’un Italien, ce méridional sait ce qu’est l’imbécile xénophobie. Au nom de la provençalité et de la francitude, depuis 25 ans à droite comme à gauche[viii] on l’a traité d’étranger dans les campagnes électorales. Au delà des exubérances « cigalières” des Méridionaux de Paris[ix], ses séjours parisiens de député lui ont fait mesurer la péjoration du Midi. Ferrero, qui vient du Parti Socialiste Français, y a apprécié d’autant plus les positions de Jaurès sur la question méridionale, que le problème est évacué dans le Var,  dans l’affirmation syndicale « prolétarienne »,  la vision de classe du guesdiste Allard, le pragmatisme indifférent de Vigne. Sentiment ethnique de dignité, la “méridionalité” de Ferrero lui permet d’effacer ses déceptions varoises, et ses indignations parisiennes. Quel écho pouvait-elle avoir parmi ses lecteurs ?

 

– Le rassemblement du Luc et le provençal.

La crise se calme dans l’été 1907, mais le Bloc de Gauche varois a éclaté. Les Clémencistes rallient des hommes de droite et des socialistes, comme Reymonenq. Devant des publics difficiles, Reymonenq parle provençal[x]. Menu salue plaisamment Clémenceau en vers provençaux.  Parole “descendante” affective et efficace.

En riposte, est convoqué au Luc un rassemblement de la gauche anti-clémenciste, dans un faisceau de symboles. Le Luc est le lieu habituel des congrès électoraux de la démocratie avancée, il a été surtout le cœur de l’insurrection de 1851. La date, dimanche 23 février 1908, est à un jour près anniversaire de 1848, que les Cercles célèbrent avec ferveur. On fait lancer l’appel par trois “organisations politiques d’avant-garde du Var, fidèles à ses traditions véritablement démocratiques”, le Cercle des Travailleurs du Luc, le Cercle du 24 Février du Beausset, l’Union Républicaine et Socialiste de Besse, trois cercles qui ne sont pas affiliés à un parti,  mais sont “bien connus de la démocratie varoise pour la part qu’ils ont prise dans les luttes et la victoire du parti avancé contre la réaction”[xi].

Maître d’œuvre de la préparation, Le Petit Var publie alors une série d’articles : “Quatre paysans du cercle du 24 février du Beausset nous adressent leurs réflexions sur les événements du jour exprimés dans cette savoureuse et expressive langue qu’est la langue provençale. Nous nous faisons un plaisir de les insérer”[xii].  Placé sous l’égide de la Seconde République, le cercle est qualifié alors de haut-lieu du radicalisme avancé, il s’oppose à une forte droite locale.

 L’initiative est peut-être spontanée. Mais le journal de Ferrero la met en valeur en première page, où ces articles frappent par leur longueur, et par leur ton. Leur registre n’est pas celui du coup de patte humoristique, en supposée parole paysanne, dont on en trouve au même moment quelques exemples venus de Brignoles dans Le Petit Var. Le style est simple, imagé, mais sans populisme, l’argumentation posée. Affirmation du rôle des paysans dans la consolidation de la République, dénonciation de Clémenceau, “a trahi leis peysans doou Miéjou qué l’avien fa nouma sénatour” (le Var coïncide donc avec le Midi, le Miéjou), nécessité de l’organisation syndicale paysanne, union avec “leis ouvriers, leis coumerçants et tout aquéli qué gagnoun sa vido en travaillan”, défense (un peu embarrassée) des ouvriers de l’arsenal, “es pas l’ooumentatien qué réclamoun qué noun fa ooumenta leis impositiens, es lou gaspillagi qué si produit dins touti lis arsenas qué noun fa tout lou maou”, et surtout nécessaire contrôle des élus : “Ce que tenen surtout à avé, ès que lou poplé siegué lou mestré et non aquéli qué noumo per lou représenta”. En écho direct au rôle des femmes dans le mouvement de 1907, on exige leur droit au vote.

 

Coopérative vinicole de Correns - photo Gilbert Suzan

Quel sens donner à ce recours à la langue du peuple ? Ces articles indifférents aux normes mistraliennes ne contiennent aucune revendication de langue, aucun discours sur la langue. La langue est un outil. “Espliquaraï en quaouqueïs articles dins nouastro lenguo”[xiii] …Notre langue, la langue des paysans, que les pancartes du printemps ont mise en évidence.

Ils utilisent le registre argumentatif, normalement réservé au français. Certes, à l’occasion d’une campagne électorale ou d’une polémique, il peut arriver que des billets en provençal accèdent à ce registre, mais seulement sous le couvert de l’anonymat ou du pseudonyme, en fausse délégation de parole populaire. Or ici la série est signée.“Giraou” est bien Giraud, viticulteur, dont la plume française suit dans le journal la préparation de la manifestation (le cercle du Beausset est chargé de l’enregistrement des adhésions à l’appel).

Le choix de langue est ainsi dégagé de l’habituel : “je dis cela en provençal parce que je pratique mal le français”. Il ne s’agit plus d’un journaliste qui veut “faire peuple” pour mieux toucher. Pour la première fois dans l’expression provençale une parole “ascendante” (le “peuple” parle) est substituée à une parole “descendante” (on parle au “peuple”). Parole vraie qui “horizontalement” va par le journal toucher l’ensemble des organisations de base. Ce recours au provençal renforce l’exigence démocratique qui est au cœur de la manifestation projetée.

Le provençal des pancartes était un indicateur apolitique de l’exaspération populaire. Après la “trahison de Clémenceau”, le provençal des articles affirme une autonomie d’analyse et de décision de la “base”, un autre rapport aux dirigeants. Le Cri du Var se félicite que l’appel soit lancé “par de bons militants” et non par des élus[xiv]. Les militants sont allés jusqu’au bout en le lançant aussi en provençal. Choix d’autant plus intéressant qu’il ne vient pas de la zone où le mouvement de 1907 s’est déclenché, et dont les délégations brandissaient des pancartes provençales, mais d’une localité dont les délégations à Carnoules et à Brignoles ne portaient pas de pancartes en provençal.

L’initiative n’avait-elle pour but, en communication efficace, de marquer symboliquement l’adhésion de la démocratie villageoise au rassemblement ?

Comme elle ne précède que de quelques jours le rassemblement, il est difficile d’en apprécier les échos.  Dans la foulée des articles du Beausset, une lettre en provençal, en provenance de Cuers, est publiée, d’autres sont mentionnées. 

La lettre de Cuers est signée Bertrand père, qui dit ne pas être agriculteur. Dans son compte rendu de la manifestation du Luc, Le Petit Var évoque le père Bertrand, ancien adjoint au maire de Cuers, qui arbore son insigne des Lanterniers anti-religieux et se sent rajeuni de vingt ans. Cet ouvrier cordonnier fut de ceux qui, au Cercle de l’Avenir, avaient suscité les premières candidatures socialistes varoises, accueilli Blanqui en 1880 … 

Les lettres évoquées viennent de la zone de Saint-Tropez, qui fournit dans la célèbre campagne électorale de 1893, où Clémenceau fut battu, quelques belles plumes provençales, et qui nourrira bientôt les chroniques du Cri du Var.

On le voit, si l’initiative hors-normes du Beausset a quelque écho auprès de personnalités emblématiques, mais atypiques, elle n’amène pas les Cercles et associations, dont les appels à la manifestation emplissent Le Petit Var, à utiliser le provençal.

Le journal ne poursuivra pas une publication provençale après le meeting du Luc. Etait-elle trop dérangeante au regard des normes diglossiques ?

Le meeting (3 à 6000 personnes : chiffre important pour ce Var où Clémenceau a tant d’obligés) prolonge la symbolique de 1907, mais en la modifiant profondément : les orateurs parlent devant une mer de drapeaux rouges, dont un porté par deux jeunes filles de Besse ; les femmes sont présentes, mais pas dans la séparation des sexes. La référence à 1851 est cette fois importante, Le Cri du Var  a d’ailleurs commencé dans la préparation du meeting à publier l’ouvrage de Blache, L’Insurrection de 1851, paru en 1869. Mais l’usage du provençal n’est pas signalé dans la manifestation. L’initiative du Beausset semble comme en suspens …

Il est cependant possible d’en repérer des suites, parfois inattendues.

 

– L’inscription de Camps et autres suites …

 

Dans la campagne électorale de 1908, Le Cri du Var publie de nombreux textes en provençal, mais dans un registre local souvent humoristique, qui tranche avec le contenu et le ton des articles du Beausset. Retour à la case départ. Il en va de même dans la presse clémenciste, qui ne se prive pas du billet humoristique anti-socialiste.

Autre retour au provençal, Blache le romancier français prépare dorénavant une publication provençale ; dans sa Bataio de Pamparigousto, qui paraîtra en 1914, il y salue Mistral et l’autonomie communale, mais pour l’essentiel conforte par ses joyeusetés ethnotypées les visions consacrées du Midi cigalier .

La vraie nouveauté vient de Camps.

Le local de la coopérative porte en 1907 la devise “Union-Solidarité ”. Avec son agrandissement, initié en 1908, la façade s’orne d’un cadran solaire, accompagné selon l’usage, d’une inscription. Mais cette inscription est provençale  :

 

            Passant, aquèou cadran

            Marco l’aoubo nouvèlo

            Reveille ti paysan,

            E douarbe la parpèlo[xv]

 

Là encore, cette inscription en langue d’oc sur un édifice “public” est une nouveauté absolue : tournées vers le passé, les plaques uniquement provençales apposées par Félibres et Cigaliers en hommage aux Provençaux célèbres ont un tout autre caractère : elles défendent la Provence et sa langue. Indifférente aux normes félibréennes, et sans revendication de langue, l’inscription de Camps est tournée vers l’avenir, elle accompagne une initiative inscrite dans la modernité technique et idéologique. Elle n’est pas opposée au français, mais complémentaire, dans un partage des langues où le provençal est sur le versant de l’affectif et le français sur celui de l’idéologique.

La tradition locale l’attribue au maire Marin, président de la coopérative. L’inscription qui parachève l’œuvre est donc à recevoir, à travers la personnalité complexe de Marin, dans le registre du symbolique.

La coopérative jouxte le cercle “rouge” de l’Avenir, mais elle doit être à tous. 54 membres en 1906, 65 en 1907, 106 en 1908[xvi], soit la grande majorité des petits propriétaires (qui dans ce village de chapeliers ne sont pas tous paysans). En 1908 Marin la dit formée de toutes les nuances de l’opinion, mais surtout de républicains[xvii]. Le provençal scelle l’unanimité villageoise, fruit d’une “œuvre de socialisme pratique qui par sa parfaite organisation est unique en France”[xviii]. Il est associé à une rupture importante, et positive, dans les mentalités.

Ces clivages que l’inscription suture traversent aussi Marin. syndicaliste de gauche de Vernet, il fait aussi adhérer sa coopérative au syndicat conservateur, il appelle au rassemblement anti-clémenciste de 1908, mais est attaqué par les socialistes ses faiblesses clémencistes. 

 Au delà des Campiens, c’est à tout le monde paysan que l’inscription s’adresse dans sa langue. Archaïque au regard de l’idéologie diglossique dominante, le recours à la langue d’oc est pour Marin ancrage dans la modernité : l’abandon du provençal, la dépossession culturelle, sont ressentis comme des handicaps dans la prise de responsabilité sociale concrète.

Mais en soudant le monde rural le provençal en marque aussi la différence, voire l’isolement.  Sans doute est-ce pour cela que dans les localités de la région de Brignoles les coopératives qui naissent nombreuses à partir de 1908 (Besse, Montfort, Néoules, etc) n’y recourent pas. C’est par le français seul que passe ici l’intégration à la modernité.

 

Ainsi, de façon complexe et diversifiée, la crise de 1907 aura, en modifiant fugitivement le partage hiérarchisé des langues, mis en évidence les possibilités d’un rôle social et politique de “la langue abandonnée au peuple”, dans la mesure où elle permettait, mieux que le français ou différemment, l’expression d’une conscience rurale qui ne coïncide pas exactement avec l’expression qu’en donnent ses organisations professionnelles et politiques. 

René MERLE

 


[i] Le Petit Var, 10 juin 1907.

[ii] Le Petit Var, 24 mai 1907.

[iii] Le Progrès républicain de Brignoles, 16juin 1907.

[iv] Le Progrès républicain de Brignoles, 16 juin 1907.

[v] Le Petit Var, 10 juin 1907.

[vi] Le Var, 30 mai 1907.

[vii] Le Petit Var, 19 juin 1907.

[viii] Le Petit Var ne s’ouvre aux socialistes qu’à partir de 1902-1906. Dans sa période radicale antérieure, il est violemment anti-italien, et n’est pas tendre pour les socialistes.

[ix] Toulon n’avait pas été épargné par les descentes estivales et ostentatoires des félibres et cigaliers de Paris, venus inaugurer les plaques et bustes à la mémoire de personnalités locales.

[x] Grâce à l’obligeance de Mme et M.Serpillon, descendants de Reymonenq, nous avons pu publier son témoignage manuscrit sur ces interventions (R.Merle, op.cit. note 3).

[xi] Le Petit Var, 5 janvier 1908.

[xii] Le Petit Var, 21 janvier 1908.

[xiii] Le Petit Var, 28 janvier 1907.

[xiv] Le Cri du Var, 5 janvier 1908.

[xv] L’inscription perdure aujourd’hui, mais elle a été modifiée lors de travaux de peinture : “Passant / Aqueu cadran / Marquo l’aoubo nouvello / Reveille ti paysan / Et douarbi la parpello”

[xvi] Coopérative de Camps, Registre des délibérations.

[xvii] Demande de prêt au Ministre de l’Agriculture, 7 janvier 1908, A.D.Var, 14.M.7

[xviii] Lettre au Conseil Général, 7 janvier 1908, A.D.Var, 14.M.7